Société

Le Covid-19 : travail, vie personnelle et réinvention du contrôle organisationnel

Professeure en sciences de gestion

Vécu comme une contrainte aux prémices de la crise sanitaire, le télétravail est devenu la norme pour bon nombre de salariés, jusqu’à donner l’illusion d’une liberté augmentée, celle de travailler de n’importe où. Une liberté qui impose dans les faits une connectivité constante et aliénante, et qui favorise une culture de la surveillance dans les organisations – certes préexistante à la pandémie, mais accentuée par celle-ci.

Que révèle la pandémie de Covid-19 à propos du travail, des frontières travail/vie personnelle et du contrôle organisationnel, c’est-à-dire le contrôle qu’opèrent les organisations sur leurs salariés ? Pour tenter de répondre à cette question, il convient d’abord de remarquer que le Covid-19 a eu, selon les travailleurs et les lieux de travail, un impact différent. Je me concentre ici avant tout sur les personnes qui travaillent depuis chez elles, mais tiens aussi à prendre en compte d’autres catégories importantes de travailleurs : les travailleurs essentiels qui se sont retrouvés en première ligne, les travailleurs qui ont perdu leur emploi pendant la pandémie, les indépendants ainsi que les travailleurs non-rémunérés qui effectuent des tâches domestiques et de soins invisibles (en l’occurrence, principalement des femmes).

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Ce dernier type de travail a beaucoup augmenté du fait de la fermeture des écoles pour cause de pandémie. Il faut aussi préciser que, même dans la seule catégorie des télétravailleurs, les expériences ont été différentes : certains ont reçu leur salaire habituel, d’autres ont vu le leur réduit ; certaines personnes ont été surchargées de travail, d’autres se sont ennuyées.

Les réalités vécues varient également en fonction du genre et de nombreux autres facteurs. C’est ainsi qu’une étude récente de l’INED[1] a montré que 41 % des hommes et seulement 25 % des femmes disposaient chez eux d’une pièce isolée pour travailler (par opposition au fait de travailler dans une pièce occupée par les autres membres de la famille).

De la même manière, les parents célibataires avec de jeunes enfants, les personnes souffrant d’un problème de santé qui les met en danger, les personnes à faible revenu ne disposant d’aucune épargne, auront probablement vévu une expérience plus pénible du Covid-19 que les autres individus.

Depuis mars 2020, j’ai reçu de nombreuses demandes d’interview de la part des médias, qui m’ont posé des questions sur l’érosion des frontières entre le travail et la maison, incarnée par exemple par ces fameux appels en Zoom qui permettent à tout le monde de pénétrer dans la vie familiale des gens. Les journalistes m’ont également demandé comment mobiliser les salariés dans un contexte généralisé de télétravail, et ce que je pensais des logiciels de surveillance des salariés.

À travers ces questions posées par la presse, j’ai identifié une connexion entre deux objets de recherche scientifique qui ont jusqu’ici plutôt évolué séparément. D’une part, les recherches sur les frontières entre le travail et la vie personnelle qui se sont beaucoup développées au cours des trente dernières années en psychologie industrielle et en comportement organisationnel. D’autre part, les recherches sur le contrôle organisationnel qui sont également bien établies, principalement en sociologie et dans le champ des études critiques en management.

Or, si ces deux objets sont pour moi profondément et intimement liés, il semblerait que ce lien ait été oublié depuis les travaux précurseurs de Rosabeth Moss Kanter – notamment son livre de 1977, Work and Family in the United States[2].

L’érosion des frontières entre travail et vie personnelle à laquelle nous assistons au XXIe siècle (et encore davantage sous l’effet de la pandémie de Covid-19) peut se comprendre comme un retournement historique qui sert les intérêts des organisations en permettant une réinvention du contrôle des salariés par ces dernières.

Les frontières entre le travail et la vie personnelle

Les frontières sont des schémas mentaux et des stratégies qui scindent les domaines de la vie, par exemple le travail et la vie personnelle. Les préférences de chaque individu varient sur un continuum allant de la segmentation à l’intégration : certaines personnes préfèrent établir des barrières mentales pour séparer les domaines de la vie et mettre en œuvre des rituels de transition, tandis que d’autres préfèrent mélanger travail et vie personnelle. On appelle les premiers les séparateurs et les seconds, les intégrateurs.

Le sujet est toutefois un peu plus complexe car il existe plusieurs types de frontières. Par exemple, certaines personnes ne travaillent que pendant les heures normales de bureau. On parle alors de segmentation temporelle. Mais ces individus peuvent parfois travailler depuis chez eux. C’est l’intégration spatiale. Ou encore, il leur arrive de parler de leur vie personnelle avec des collègues amis. C’est l’intégration relationnelle. Par conséquent, une même personne peut segmenter le travail et la vie dans le temps, tout en intégrant ces deux sphères spatialement et d’un point de vue relationnel – il existe donc de nombreuses combinaisons différentes de frontières.

En outre, les comportements d’une personne peuvent ne pas correspondre à ses préférences, en fonction de son degré de contrôle sur les frontières. Par exemple, une personne peut vouloir segmenter alors que son patron lui envoie des messages le soir et le week-end, auxquels elle se sent obligée de répondre. Cet individu est, dans l’absolu, un séparateur mais il se trouve contraint d’intégrer travail et vie personnelle.

Notons également que les frontières sont plus ou moins marquées, c’est-à-dire plus ou moins imperméables, selon les individus. Les frontières peuvent être asymétriques. Par exemple, une personne peut protéger sa vie personnelle par rapport au travail, mais s’occuper néanmoins d’affaires personnelles pendant la journée de travail. Enfin, les frontières fluctuent dans le temps : ne serait-ce qu’au cours d’une même journée, les comportements peuvent passer de l’intégration à la segmentation et vice-versa.

La séparation progressive du travail et de la vie personnelle

Il est important de noter que la séparation, telle que nous la concevons actuellement, entre le travail et la vie personnelle, est une construction sociale située et relativement récente.

Les frontières entre travail et vie personnelle remontent à la première révolution industrielle, à la fin du XVIIIe siècle. Premièrement, l’unité de lieu du travail et de la famille a été perturbée par le déploiement de grandes manufactures spécialisées. Ces manufactures exigeaient que les gens travaillent dans un lieu distinct de celui où ils vivaient, phénomène qui mettait fin au mélange d’activités quotidiennes qu’ils avaient connu jusqu’alors, lorsque les champs, l’atelier d’artisanat ou le commerce étaient situés à proximité du foyer. Cette distance a modifié les interactions entre mari et femme, et entre parents et enfants, lesquels ne travaillaient plus ensemble en tant que famille. Ce fut le premier pas vers la création de frontières et de sphères séparées telles que nous les connaissons.

Deuxièmement, dans les manufactures, la notion même de temps est devenue réglementée, la cloche de l’usine sonnant les heures et appelant à la ponctualité et à la discipline. Les gens ne travaillaient plus en fonction du lever et du coucher du soleil, des cycles agricoles ou des rythmes de la vie familiale. Ils devaient se conformer aux horaires de la manufacture, mesurés par les horloges.

Troisièmement, travailler pour un salaire a signifié qu’il fallait se conformer aux règles de l’employeur et travailler sous la supervision de contremaîtres dans une forme de subordination contractuelle très différente des modalités de travail dans les champs ou les ateliers de fabrication artisanale. Ces trois transformations ont conduit à une nouvelle forme de famille qui n’était plus l’unité de production principale et qui devait composer avec le monde exogène de la manufacture.

Attardons-nous un instant sur la matérialité des frontières et le contrôle par l’organisation. Les frontières et le contrôle sont des constructions abstraites, qui se matérialisent aussi très concrètement sous la forme d’artefacts tangibles. D’un point de vue spatial, les frontières ont été établies lors de l’urbanisation et de la construction des manufactures. D’un point de vue temporel, elles ont été établies par les horloges. Et sur le plan relationnel, par le biais de l’instauration de procédures et au moyen de logiciels.

Le contrôle par l’organisation a été rendu possible dès lors que l’on a fait venir les travailleurs dans des usines où des contremaîtres les surveillaient visuellement : d’où leur nom de « superviseurs ». Puis, au XXe siècle, les superviseurs ont commencé à opérer dans de vastes espaces ouverts où ils pouvaient contrôler un nombre accru de personnes.

La famille envisagée comme une loyauté concurrente : la naissance du contrôle par l’organisation

Dans ce nouvel ordre des choses, où les sphères de vie sont devenues distinctes et où les travailleurs vont à l’usine, la famille est apparue comme une loyauté concurrente. C’est là que le travail de Kanter s’avère novateur. Sur la base de ses observations d’institutions, telles que l’Église catholique ou l’armée, et des communautés utopiques, elle a été la première à souligner clairement que les institutions qui exigent de leurs membres du temps, de l’énergie et de la loyauté sont en concurrence avec d’autres sources de loyauté.

Pour de nombreuses raisons, la famille est une source de loyauté particulièrement forte qui peut détourner les membres de la poursuite des objectifs d’une institution ou d’une organisation. C’est pourquoi l’Église catholique, l’armée et les communautés utopiques se sont efforcées de neutraliser cette influence, comme en témoignent par exemple le célibat des prêtres ou l’enfermement de la famille au sein de bases militaires.

Lorsque les industriels, au début de la révolution industrielle, ont été confrontés à l’absentéisme et à des problèmes de discipline – quand les ouvriers s’occupaient de leurs champs au lieu de pointer à l’usine, par exemple –, ils ont appréhendé la question de la vie familiale de différentes manières.

Tout d’abord, ils ont intégré la famille : les enfants étaient employés aux côtés de leurs parents et les parents aidaient à les former, à les socialiser et à les discipliner en accord avec les règles de l’usine. Ensuite, les organisations ont tenté d’exclure la famille, ce qui a marqué la naissance du « mythe des sphères séparées » : on a commencé à considérer le travail comme régi par des principes différents de ceux qui s’appliquaient à la famille. La gestion du personnel est devenue de plus en plus professionnelle.

Vers la fin du XIXe siècle, Taylor a implanté des méthodes de production scientifiques, qui ont abouti aux chaînes de montage de Ford. Le népotisme a été proscrit, et les employés ont appris qu’ils devaient agir de manière professionnelle, c’est-à-dire laisser leur vie personnelle à la porte de l’usine. Les enfants ont alors été employés dans des unités différentes de celles de leurs parents, sous la supervision de tiers. Puis lorsque des lois ont restreint le travail des enfants, l’enfance est devenue le temps de l’éducation plutôt que du travail.

Certaines organisations, cependant, ont choisi une autre voie, notamment en se substituant aux familles, en engloutissant la famille dans des villes corporatives paternalistes et des programmes d’aide sociale. Elles mettaient à disposition des garderies sur place. Elles effectuaient des inspections sanitaires au domicile des travailleurs, et prenaient en charge de nombreuses fonctions de la famille. La gestion paternaliste est aujourd’hui plus rare. Mais elle est vivace dans certaines entreprises du XXIe siècle.

Fait important, le mythe des sphères distinctes s’est montré utile pour contrôler les travailleurs. Weber a théorisé la bureaucratie comme une forme moderne d’organisation du travail caractérisée par des rôles formels, impersonnels et objectifs, fondée sur la hiérarchie et la spécialisation des tâches. Il soutenait que les décisions professionnelles devaient être dissociées des décisions familiales, qu’il considérait comme potentiellement arbitraires.

La segmentation était également considérée comme fonctionnelle pour la famille : Parsons et les théories fonctionnalistes soutenaient que le travail et la famille étaient radicalement différents. Le travail était considéré comme étant rationnel et impersonnel et la famille, elle, comme étant affective et expressive. Parsons affirmait qu’il était préférable que maris et femmes s’engagent dans des domaines de vie différents (c’est-à-dire les hommes au travail et les femmes au foyer) et qu’ils soient mutuellement dépendants, plutôt qu’en concurrence.

La famille est alors dépeinte comme un havre secret de paix et de spiritualité, une sorte de refuge contre la dureté de la vie économique moderne. Beaucoup de gens conservent cette vision des choses, malgré les travaux de la sociologue Arlie Hochschild[3] qui montrent que la famille n’est pas toujours un havre de paix et que le travail, pour certains, représente un refuge.

La segmentation sociale du travail et de la famille comportait, et comporte toujours, une composante genrée. Les femmes de la classe moyenne ont progressivement cessé d’exercer une activité rémunérée tandis que les femmes de la classe ouvrière travaillaient généralement jusqu’à leur mariage, puis travaillaient à domicile pour compléter le revenu de leur mari.

Les hommes mariés, qui devaient subvenir aux besoins de leur femme et de leurs enfants, ont commencé à recevoir des « salaires familiaux » plus élevés. Ces changements ont donné naissance à la famille nucléaire patriarcale, avec un homme pourvoyeur et une femme au foyer. Ils ont également donné naissance à des attentes de dévouement au travail pour les hommes et de dévouement à la famille pour les femmes.

Le grand classique de William H. Whyte, L’Homme de l’organisation (1956)[4], dépeint ces attentes de manière magistrale : l’Homme de l’organisation est un employé loyal, en permanence disponible pour travailler ; il est assisté d’une femme au foyer et, pour les managers et les cadres, d’une « épouse de travail », leur secrétaire.

Évolution du contexte socio-matériel et érosion des frontières à la fin du XXe siècle

À partir des années 1970, plusieurs changements interviennent, qui favorisent à nouveau l’intégration entre le travail et la vie personnelle plutôt que leur séparation.

Des changements socio-économiques tout d’abord : l’industrie des services se développe et le travail du savoir rend plus difficile le contrôle de la productivité des travailleurs, le rendement du travail intellectuel étant souvent intangible.

De plus, l’avènement des ordinateurs personnels a entraîné une dissociation entre le temps passé au travail et le temps de travail : on peut faire beaucoup de choses sur un ordinateur, qui n’impliquent pas toutes le travail. Ensuite, une variété de structures familiales s’est développée, au-delà de la famille industrielle nucléaire : notamment les couples à double carrière (au sein desquels les femmes poursuivent elles aussi une carrière ascendante à temps plein), les familles monoparentales, les familles recomposées, les familles homoparentales et les familles composées d’amis qui ont choisi de vivre ensemble.

Ensuite, les frontières entre le travail et la vie personnelle se sont à nouveau estompées sous l’effet de changements technologiques. Les frontières temporelles se sont érodées du fait que les outils numériques ont entraîné de la part des employeurs et des superviseurs des attentes accrues de réactivité 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Les frontières spatiales se sont également estompées, ces mêmes outils permettant de nombreuses formes de télétravail, dont le travail depuis chez soi. Et les frontières relationnelles, aussi, se sont érodées, comme l’indiquent, par exemple, les négociations avec les membres de la famille pour les empêcher d’envahir l’espace bureau à domicile, ou les tentatives pour que le conjoint ou les enfants ne soient pas sur leur téléphone pendant les repas.

L’effacement des frontières relationnelles est également manifeste sur les médias sociaux, un sujet sur lequel j’ai beaucoup travaillé. Ainsi, lorsqu’une personne est « amie » sur Facebook avec son chef et ses collègues, et qu’elle partage également sa vie personnelle avec ses amis et sa famille dans ce même espace virtuel, ses univers sociaux personnels et professionnels entrent en collision.

En somme, les changements socio-économiques et technologiques ont accru les attentes sociales privilégiant l’intégration entre le travail et la vie personnelle.

Du contrôle organisationnel direct au contrôle indirect

Entre-temps, le contrôle organisationnel a lui aussi évolué. L’on définit habituellement le contrôle organisationnel ainsi : « Toute tentative de contrôler les comportements et les efforts liés au travail des salariés afin d’atteindre les objectifs de l’organisation ». La prémisse d’un tel contrôle est qu’un engagement accru des salariés favorisera une plus grande efficacité de l’organisation.

Au début, le contrôle organisationnel était assuré par des mécanismes coercitifs et utilitaires directs visant à encourager l’obéissance des salariés : la surveillance étroite par les contremaîtres, la menace du chômage, la hiérarchie organisationnelle.

Or, le contrôle direct suscitait un antagonisme de classe et entraînait des grèves coûteuses. Par conséquent, le patronat s’est tourné vers d’autres moyens de mettre en œuvre le contrôle.

L’on assiste alors à un glissement progressif vers le contrôle indirect, c’est-à-dire la promotion d’un sentiment de communauté et de dépendance envers l’organisation par le biais d’incitations et de mécanismes associés, tels que la participation à la prise de décision et aux marchés du travail internes. Les salariés loyaux envers l’organisation sont alors récompensés par des promotions, des augmentations de salaire, des primes et des formations.

Le contrôle indirect était considéré comme plus efficace pour l’atteinte des objectifs de l’organisation parce que plus subtil et souvent intériorisé par les travailleurs. Un autre effet du contrôle indirect est qu’il dissout les loyautés de classe, de syndicat et de profession. Pour reprendre les termes de Kanter, le contrôle indirect contribue à dissoudre les loyautés alternatives.

Des frontières floues qui servent les intérêts des organisations

Venons-en maintenant à mon argument central, à savoir qu’au XXIe siècle, l’érosion des frontières sert les intérêts des organisations. Nous assistons à un renversement de tendance dans la mesure où ce n’est plus la séparation du travail et de la vie personnelle qui garantit l’engagement maximal des travailleurs envers l’organisation, mais au contraire l’intégration et les frontières floues, qui enferment les travailleurs dans un travail toujours accessible.

Commençons par examiner le travail et la vie personnelle au XXIe siècle pour les « travailleurs du savoir »[5]. Dans les pays occidentaux, nombreux sont ceux qui, désormais, ont peu de contrôle sur le moment et le lieu où ils travaillent, car les organisations attendent d’eux qu’ils emportent du travail à la maison et répondent aux courriels professionnels en dehors des heures de travail. Ce phénomène est appelé la « connectivité constante ».

La connectivité constante crée un paradoxe d’autonomie pour les travailleurs du savoir dans la mesure où ils utilisent leurs appareils de messagerie mobile pour travailler n’importe quand, n’importe où, et interprètent souvent ces actions comme apportant la preuve de leur autonomie personnelle. Ils pensent être libres parce qu’ils peuvent choisir où et quand travailler, mais ils finissent par travailler partout et tout le temps.

Par conséquent, les travailleurs du savoir passent plus de temps et d’énergie au travail que les générations précédentes, et sont moins capables de se détacher du travail. En ce sens, les objectifs du contrôle organisationnel sont bel et bien servis par la connectivité constante. Pour prendre un exemple extrême, certains cadres et dirigeants vont maintenant jusqu’à choisir de passer leurs vacances dans des endroits reculés, comme au fin fond d’une jungle de forêt tropicale sans Wi-Fi, juste pour passer des vacances protégées du travail.

La situation est quelque peu différente pour les travailleurs en bas de l’échelle. Pour eux, l’érosion des frontières se manifeste sous la forme d’une plus grande imprévisibilité des horaires en raison des logiciels de planification en juste-à-temps dans le commerce de détail, la restauration rapide et d’autres secteurs du tertiaire.

Ces logiciels de planification permettent aux superviseurs de faire appel à du personnel supplémentaire uniquement en cas d’affluence de la clientèle, de sorte qu’au lieu d’un poste régulier de huit heures, par exemple, les salariés travaillent un peu le matin, un peu à l’heure du déjeuner, lorsqu’il y a plus de clients, et un peu le soir.

La technologie crée également des attentes plus élevées en matière de connectivité pour les travailleurs de plateformes Internet. Par exemple, les chauffeurs de taxi Uber, les prestataires de soins aux personnes et toutes sortes de travailleurs indépendants doivent constamment vérifier auprès de leur plateforme si une nouvelle mission ou tâche (« gig ») est proposée. Ainsi, même lorsqu’ils ne travaillent pas, ces personnes doivent rester disponibles pour travailler.

L’utilisation de la technologie pour planifier le travail de manière flexible signifie également que la vie familiale et sociale est constamment interrompue par des SMS, des messages de discussion de groupe et autres notifications. L’érosion des frontières pour les travailleurs peu qualifiés sert donc aussi les intérêts des organisations, car ces travailleurs se rendent disponibles pendant beaucoup plus d’heures que celles pour lesquelles ils travaillent et sont payés. Ils effectuent également un travail invisible lorsqu’ils échangent leur horaire ou une mission avec un autre travailleur pour tenter de constituer des horaires de travail plus stables ou quand ils assument gratuitement la formation de leurs pairs à de nouvelles tâches via WhatsApp et autres applications de messagerie.

Le Covid-19 comme révélateur de la manière dont l’érosion des frontières renforce le contrôle organisationnel

Je soutiens également que le Covid-19 est en train de mettre en évidence cette dynamique, qui existait certes déjà mais qui est désormais plus visible et a connu une accélération. Le Covid-19 a provoqué un mouvement de masse vers le travail depuis chez soi, y compris dans des professions et des emplois où cela avait été déclaré impossible par les employeurs.

Pendant le confinement, on estime qu’en France, 20 % des employés travaillaient depuis leur domicile[6], au Canada, 40 %, et aux États-Unis, 63 %[7]. Si ces chiffres ont baissé à la levée des confinements, ils restent cependant beaucoup plus élevés qu’avant la pandémie.

Ce phénomène a accéléré le brouillage des frontières à une vitesse spectaculaire. Auparavant, le télétravail n’était accordé que comme une faveur aux personnes les plus performantes. Il s’agissait d’une incitation dans le cadre d’un contrôle indirect qui avait pour but de favoriser l’engagement et la productivité. Là n’est plus la raison d’être du télétravail dès lors qu’il est déclaré obligatoire.

Le télétravail a provoqué une crise du contrôle organisationnel

Le Covid-19 a représenté une crise majeure pour les managers car beaucoup d’entre eux n’avaient aucune expérience de management à distance. Or c’est quelque chose qu’il faut apprendre, c’est une compétence spécifique à acquérir et il existe même, pour ce faire, des cours en ligne.

De plus, de nombreux salariés étaient mal équipés pour travailler de chez eux, le télétravail ayant été improvisé à la hâte, ni planifié ni organisé. Ce contexte va entièrement à l’encontre des préconisations de trente années de recherche sur le télétravail, à savoir la mise en œuvre de projets pilotes de télétravail, qui permettent de l’organiser, de le configurer et de le tester.

Pour aggraver la crise, le travail à distance a été chaotique pour de nombreux salariés, en particulier ceux qui sont tombés malades ou dont des proches ont été hospitalisés, et ceux dont les enfants ont dû suivre un enseignement à distance. Cela a créé de l’anxiété et de l’isolement pour les salariés comme pour leurs managers, une situation bien loin de réunir les conditions optimales pour gérer une équipe.

Un autre facteur ajoutant à la perte de contrôle a été que les managers ont dû repenser les processus « papier » pour les transférer au plan électronique. Ils ont donc dû à la fois improviser de nouveaux modes de fonctionnement et relever les défis de la cohésion d’équipe. Face à cette perte de contrôle tous azimuts des managers, nous observons aujourd’hui un retour au contrôle direct de la part des organisations, ainsi qu’un renforcement du contrôle indirect.

La réinvention du contrôle organisationnel direct et indirect

Comme nous l’avons vu, au cours du XXe siècle, le contrôle direct s’est progressivement mué en mécanismes indirects ; je considère que la pandémie de Covid-19, et la perte de contrôle des managers qui l’a accompagnée, est en train de provoquer un retour au contrôle direct. Cela se manifeste par les « points de coordination » quotidiens que les managers mettent en place sur Zoom ou autres plateformes de visioconférence, lorsque les managers obligent les employés à allumer leur webcam, ou encore lorsqu’ils demandent des rapports de suivi plus fréquents.

Cela se traduit également par une forte augmentation de l’utilisation de logiciels de surveillance des salariés. Parmi ces logiciels, citons par exemple Hubstaff, ActivTrak, StaffCop et Teramind. Ces « bossware » propose de localiser les salariés, de savoir à quelle vitesse ils tapent sur leur clavier, quels sites Web ils visitent, à combien de courriels ils répondent par heure ; en outre, ces logiciels peuvent prendre des photos des salariés à intervalle régulier via la webcam de l’ordinateur, et bien plus encore. Et la beauté de la chose, c’est que tout cela est présenté sous la forme d’un jeu en ligne grâce à des indicateurs déguisés en récompenses. Par exemple, sur Hubstaff, vous pouvez être un « time hero » ou un « efficiency pro ».

La quantification de la gestion des ressources humaines à l’aide d’analyses fondées sur des données de masse (Big Data) était déjà bien amorcée avant la pandémie. Le postulat de cette quantification est que l’intelligence artificielle et les algorithmes rendent la gestion plus efficace que les relations interpersonnelles, jugées subjectives et biaisées. Comme si les algorithmes n’étaient pas biaisés. Comme si les humains n’étaient que des points de données.

L’IoB (Internet des comportements), qui consiste à utiliser les données pour orienter les comportements dans la direction souhaitée, est une autre utilisation de la technologie qui vise à contrôler directement les salariés. Par exemple, il arrive que les travailleurs d’un entrepôt portent des capteurs ; sur la base des données ainsi collectées, les employeurs savent qui ne se lave pas les mains ou ne porte pas son masque, et peuvent avertir ces travailleurs des violations des consignes via des haut-parleurs.

« Work from home » ou l’intégration forcée du travail et de la vie personnelle

Nous sommes donc passés d’une situation, avant les révolutions industrielles, où la vie n’était pas distinctement séparée en différents domaines, à une séparation progressive du travail et de la vie personnelle au XIXe siècle, puis à une certaine érosion de ces frontières à la fin du XXe siècle en raison des changements socio-économiques et technologiques.

Ce que nous avons observé avec la pandémie, c’est une configuration tout à fait nouvelle de travail forcé à domicile. Le travail à distance qui a émergé avec les confinements n’est pas à proprement parler du télétravail, mais plutôt du travail forcé à domicile. Dans le même ordre d’idées, nous assistons également à une intégration forcée du travail et de la vie personnelle à la maison, avec une intrusion croissante du travail dans le domaine domestique et une violation de plus en plus fréquente des frontières pour les travailleurs.

La réinvention du contrôle comme composante d’une culture plus large de la surveillance

La réinvention du contrôle ne se limite pas au monde du travail. Elle fait partie d’un ensemble plus vaste de surveillance. Pour l’expliquer très brièvement : le paradigme de la transparence, selon lequel nous n’avons rien à cacher et donc mieux vaut être authentique, a donné naissance à une culture de la surveillance latérale dans laquelle les gens s’empressent de partager des informations sur eux-mêmes et d’aller voir ce que les autres révèlent d’eux-mêmes sur les médias sociaux et les plateformes d’entreprises, comme le montrent le livre et le film The Circle[8].

En outre, la nature numérique des transactions et des interactions quotidiennes fait que nous laissons des empreintes numériques durables. Si je mentionne ces questions, c’est parce que la surveillance crée une ambivalence par rapport aux frontières entre public et privé : nous développons des imaginaires de surveillance, en intériorisant le fait que nous sommes surveillés, et ces imaginaires de surveillance modifient nos cognitions et nos comportements par rapport aux frontières.

Ceci étant dit, je tiens à nuancer quelque peu mon analyse. Le contrôle organisationnel n’affecte pas tous les travailleurs de la même manière ; il existe des poches où l’on peut agir. Par exemple, certains travailleurs disposant d’un capital humain très élevé peuvent échapper au contrôle organisationnel en négociant des contrats idiosyncratiques – des arrangements spécifiques à leur propre relation avec l’employeur.

Nous avons tous entendu ces histoires merveilleuses de personnes capables de créer leur propre emploi et de travailler, pendant la pandémie, depuis quelque île tropicale. Il ne s’agit bien évidemment pas de la majorité. En outre, d’autres individus échappent, malheureusement pour eux, au contrôle de l’organisation parce qu’ils ont été mis à la porte de celle-ci, soit qu’ils ont été licenciés, soit qu’ils sont employés sans contrat et sans avantages sociaux.

La gestion de la technologie comme moyen de restaurer le pouvoir d’action

Que pouvons-nous faire face à cette situation en tant que travailleurs et citoyens ? Il est possible que la gestion de la technologie soit un moyen de retrouver une certaine autonomie. Dans un article de l’Annual Review of Sociology que j’ai co-écrit, la gestion de la technologie est définie comme étant le travail que les individus effectuent pour maîtriser la technologie et l’aligner sur leurs valeurs et leurs objectifs de vie.

L’idée est que les individus peuvent chercher à faire en sorte que la technologie soit à leur service au lieu d’accepter passivement le contrôle organisationnel imposé par la technologie. La gestion de la technologie, au regard des frontières entre travail et vie personnelle, se compose de trois dimensions. La première est la gestion de la connectivité – quand et où les individus sont en ligne/hors ligne. La deuxième est la présentation de soi en ligne – notamment les informations partagées sur les médias sociaux et autres espaces en ligne. La troisième est la protection des données personnelles – ce que les individus peuvent faire pour limiter leur empreinte digitale.

Malgré les pressions en faveur de la transparence et de l’intégration du travail et de la vie personnelle, je préconise de construire des frontières temporelles avec les superviseurs, les collègues et les clients, et de résister à l’invasion visuelle de nos foyers.

Par exemple, lorsqu’un collègue de travail ou une autre connaissance professionnelle propose de planifier une réunion Zoom, pourquoi ne pas suggérer un bon vieux coup de téléphone ? Je préconise également de rejeter les logiciels de surveillance comme étant intrusifs et contrôlants. Ces logiciels peuvent être contre-productifs de toute façon, car il est tout à fait distrayant de recevoir, tout au long de la journée, des notifications sur sa soi-disant « performance ». Ils sont certainement contre-productifs en termes d’engagement des salariés, car la motivation est fondée sur la confiance et l’autonomie, comme l’ont établi cent ans de recherches en sciences sociales.

Le Covid-19 est-il vraiment en train de transformer le travail ? Dans une perspective socio-matérielle, j’analyse que le Covid-19 s’imbrique avec la technologie et des dynamiques sociales sous-jacentes. Même avant le Covid-19, les frontières entre le travail et la vie personnelle s’estompaient déjà d’une manière qui servait les objectifs organisationnels ; même avant le Covid-19, le contrôle organisationnel devenait déjà quantifié, piloté par l’intelligence artificielle, avec un retour au contrôle direct coexistant avec l’indirect ; mais le Covid-19 est en train d’accélérer ces dynamiques. La pandémie précipite l’intégration forcée de la vie professionnelle et de la vie personnelle. Elle précipite le contrôle algorithmique des travailleurs. Il y a de quoi être préoccupé par ces accélérations.

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz.


[1] Anne Lambert, et al., « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français », Population et Sociétés, n°579, juillet 2020 (version anglophone disponible ici)

[2] Rosabeth Moss Kanter, Work and Family in the United States: A Critical Review and Agenda for Research and Policy, New York, Russell Sage Foundation, 1977

[3] Arlie Russell Hochschild, The Second Shift: Working Families and the Revolution at Home, Penguin Random House, 2012 (1989)

[4] William H. Whyte, The Organization Man, University of Pennsylvania Press, 2002

[5] Expression québécoise désignant une personne « spécialisée dans la recherche, la gestion et la diffusion de l’information pertinente à la prise de décision ou à la gestion des connaissances, qui utilise des systèmes informatiques développés à ces fins » (Office québécois de la langue française)

[6] Voir Solveig Godeluck, « Le télétravail a beaucoup reculé malgré la persistance du coronavirus », Les Echos, 26 août 2020

[7] Voir Adam Hickman et Lydia Saad, « Reviewing Remote Work in the U.S. Under COVID-19 », Gallup, 22 mai 2020 et U.S Bureau of Labor Statistics, « Supplemental data measuring the effects of the coronavirus (COVID-19) pandemic on the labor market »

[8] Dave Eggers, Le Cercle, Gallimard, 2016, traduit de l’anglais par Emmanuelle Aronson et Philippe Aronson et The Circle, adaptation réalisée par James Ponsoldt, 2017

Ariane Ollier-Malaterre

Professeure en sciences de gestion, Université du Québec à Montréal (UQAM)

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Anne Lambert, et al., « Le travail et ses aménagements : ce que la pandémie de covid-19 a changé pour les Français », Population et Sociétés, n°579, juillet 2020 (version anglophone disponible ici)

[2] Rosabeth Moss Kanter, Work and Family in the United States: A Critical Review and Agenda for Research and Policy, New York, Russell Sage Foundation, 1977

[3] Arlie Russell Hochschild, The Second Shift: Working Families and the Revolution at Home, Penguin Random House, 2012 (1989)

[4] William H. Whyte, The Organization Man, University of Pennsylvania Press, 2002

[5] Expression québécoise désignant une personne « spécialisée dans la recherche, la gestion et la diffusion de l’information pertinente à la prise de décision ou à la gestion des connaissances, qui utilise des systèmes informatiques développés à ces fins » (Office québécois de la langue française)

[6] Voir Solveig Godeluck, « Le télétravail a beaucoup reculé malgré la persistance du coronavirus », Les Echos, 26 août 2020

[7] Voir Adam Hickman et Lydia Saad, « Reviewing Remote Work in the U.S. Under COVID-19 », Gallup, 22 mai 2020 et U.S Bureau of Labor Statistics, « Supplemental data measuring the effects of the coronavirus (COVID-19) pandemic on the labor market »

[8] Dave Eggers, Le Cercle, Gallimard, 2016, traduit de l’anglais par Emmanuelle Aronson et Philippe Aronson et The Circle, adaptation réalisée par James Ponsoldt, 2017