Une étrange inquiétude – in memoriam Peter Rehberg
L’impression était forte, face à cet homme, d’avoir là ce que l’on appelle une force de la nature : il rigolait tout aussi fort qu’il pouvait être pénible, il allait au fin fond des bruits de ses machines tout autant qu’il naviguait sur les vagues des rencontres sociales. Peter Rehberg était à peu près le contraire d’un nerd – il était plutôt un nerf à vif : sa musique, souvent sombre et ornée de bruits bruts, en témoigne encore et pour longtemps.
Pour autant, Peter Rehberg, citoyen britannique né en 1968 et établi à Vienne, un peu à la façon des exilés européens début de siècle, avait construit autour de lui un royaume virtuel dans lequel la plupart des amateurs de la musique expérimentale, dans tous les sens du terme et surtout les plus nobles, pouvaient se retrouver. Et cela depuis le début des années 1990, lorsqu’il apparut sur la scène électronique sous le nom de Pita, via le label qu’il dirigeait déjà mais avec quelques autres, Mego.
D’où venait-il ? Sans doute d’une combinaison liée à son époque : amateur de musiques industrielles, de post-rock, il avait cette curiosité très anglaise pour la nouveauté en musique. Ses sources, au début des années 1990, semblaient ainsi tenir tout autant de ce qu’il avait entendu et assimilé que de ce qu’il découvrait : la house, la techno, le shoegazing. Cet esprit de synthèse permanente aurait pu faire de lui un musicien un peu moins que mineur, réfugié dans les méandres et les inventions des autres. Il était tout le contraire : ses premiers disques marquaient un sens aigu de l’innovation mais aussi de l’humour sec.
Parmi ses premières réalisations, il y a deux disques assez fabuleux et détonants pour l’époque, commis en groupe sous le nom de General Magic & Pita : Fridge Trax (1995) et Live & Final Fridge (1995). Ces deux albums de fausse musique ambient étaient conçus à partir de bruits de réfrigérateurs, comme un pied de nez aux acceptions classiques qui considéraient que ce genre de musique était forcément le produit d’un appareil électroménager dont les circuits électriques produiraient un bruit de fond continu. Brian Eno l’avait quasiment théorisé, mais sans pousser la recherche jusqu’à cet extrême. Pita et ses acolytes l’ont fait. C’était drôle, mais c’était surtout un geste fort d’une beauté assez inaliénable, tendant toujours vers la gravité du bruit blanc plutôt que l’évanescence de textures atmosphériques planes.
Surtout, ces bruits de frigos annonçaient deux albums qui ont bâti immédiatement la réputation de Pita. D’abord Seven Tons For Free (1996). Ensuite Get Out (1999). L’un et l’autre sont liés : le succès critique du premier a été la source de nombreuses tournées durant lesquelles Pita a composé le second, dans des lieux épars. Mais avec la certitude que tout cela se retrouverait unifié par la grâce de son instrument de prédilection : l’ordinateur portable qui commençait alors à devenir un instrument de choix pour les musiciens les plus itinérants. En ce sens, les disques de Pita, réalisés sur un laptop, ont fait partie des premiers artefacts d’une musique électronique en pleine réinvention, capable de produire davantage grâce à des outils nouveaux. Pita était un pionnier en la matière, un défricheur, des instruments et du son les accompagnant. Un son proche de l’abrasif, du bruit, parfois de l’abstraction mais toujours, en ce qui le concernait, ancré dans une matière presque terrestre – physique en tout cas : sa musique affectait vos oreilles mais aussi votre corps qui lui servait souvent de caisse de résonance.
Dans ces mêmes années, Pita se produisait en trio, sous le nom de Fenn’O’Berg, avec Jim O’Rourke et Christian Fennesz. Armés chacun d’un laptop et d’une minuscule table de mixage, ils n’aimaient rien plus que d’arriver dans les salles où ils devaient jouer et voir la tête ahurie des promoteurs qui les pensaient débarquant avec une tonne d’instruments électroniques. Les voir jouer, à ce moment-là, dans les années 1990, notamment lors d’un concert demeuré mythique dans une salle disparue depuis, le Garage, du côté du métro Philippe Auguste et non loin du cimetière du Père-Lachaise, avait des effets bouleversants : que faisaient-ils exactement, affairés sur leurs écrans ? Quelle musique inventaient-ils séparément et ensemble, dans ce moment-là ?
Ce fut alors l’introduction d’un mystère si épais qu’il engendra nombre de critiques hâtives formulées sur un mode ironique – et si tout cela n’était que du playback et que ces types ne faisaient rien d’autre que répondre à leurs emails, tandis que la musique était diffusée face à un public un brin éberlué ? Ce qui est certain, c’est que cette musique et la façon de la présenter introduisaient des interrogations et du suspense même dans des scènes, expérimentales et électroniques, peu réputées pour leur second degré. D’un coup, il se passait quelque chose de différent. Les interrogations, presque 25 ans plus tard, demeurent et c’est bien là, aussi, que réside la beauté de cette musique.
Cette étrange inquiétude, qui va et vient entre la tension et le relâchement, est bien au cœur de ce qu’il a produit au fil des années.
Pita a tenu cela tout au long de sa carrière, ou plutôt de son parcours, jouant constamment sur l’effet de renouveau et de surprise. Déjà dans Get Out, ses morceaux très bruitistes invoquaient à la fois les strates furieuses de la scène noise japonaise et la délicatesse d’autres formes ; l’un des morceaux du disque, 3, reprend un passage de la bande son du film Come Maddalena composée par Ennio Morricone et en fait, à force de traitements, l’équivalent d’un morceau spectral du groupe anglais de shoegaze, My Bloody Valentine. Une synthèse, encore, entre les mondes. Et ce d’autant plus que la citation de Morricone renvoyait sans doute aussi aux goûts de Jim O’Rourke, ce grand complice de Pita qui racontait volontiers son admiration pour cette bande son. Dans ces années-là, tout se mêlait, tout commençait à s’imbriquer, et notamment les cultures musicales, en passe de se décloisonner.
Plus tard, dans les années 2010, le label Mego cessa ses activités. Pita le reprit et le transforma en « Éditions Mego », maison plus accueillante dans laquelle il introduisit des parties entièrement dédiées à d’autres structures, notamment le label Recollection GRM, qui réédite les œuvres des musiciens de la musique concrète française, ou encore Ideologic Organ, structure menée par les goûts de Stephen O’Malley, musicien américain, moitié du duo de drone metal Sunn O))). C’est sans doute avec ce dernier que Pita eut la collaboration la plus intense et fructueuse de son parcours : ensemble, ils ont composé les musiques des spectacles de la chorégraphe Gisèle Vienne, se produisant en live durant les performances et éditant leurs compositions en disques, qui étaient autant de missives parties du spectacle pour devenir des œuvres à part entière. Récemment encore, The Pyre, publié par le label français Shelter Press, montrait la capacité des deux musiciens à transcender les contextes (le leur, celui de la chorégraphe) pour proposer un disque électronique aux atmosphères oscillant dans cet étrange équilibre entre le tendu et l’apaisé.
Est-ce cela que l’on retiendra de l’œuvre de Peter Rehberg ? Cette étrange inquiétude, qui va et vient entre la tension et le relâchement, est bien au cœur de ce qu’il a produit au fil des années. C’est surtout, avec la distance, ce qui prévaut le plus pour quelqu’un de sa génération : né en 1968, il avait pu apprécier tout à la fois les sursauts du post-punk dans son adolescence au début des années 1980 que les tressaillements de la musique techno dix ans plus tard, tout en s’immergeant dans l’ascension de la musique gratuite et en ayant accès à une pluralité d’autres musiques, des plus étranges aux plus savantes. Façonné par son époque, il lui a aussi rendu la politesse en mettant sans cesse en œuvre des façons de faire émerger des artistes. Les hommages rendus par tous ceux qu’il a aidés en témoignent, venus d’à peu près tous les endroits de la planète, d’Afrique du Sud à la Californie en passant par le Japon.
Un ami commun, interrogé sur les causes du décès de Peter Rehberg, répondait laconiquement « son cœur a lâché ». Dans la foulée, le cœur d’une grande partie de l’époque a lâché aussi.