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Zemmour, réactionnaire et plus…

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À quelques mois des présidentielles, l’attention médiatique se concentre encore largement sur Éric Zemmour. Avec le soutien d’une nouvelle génération d’éditorialistes proches de l’extrême droite identitaire, il est parvenu à imposer dans l’actualité son obstination à lutter contre la « défrancisation », son antiféminisme et sa transphobie assumés, et sa version – négationniste – de l’histoire du régime de Vichy. Une montée en visibilité portée par une vague réactionnaire, mais bien singulière par la dureté des propositions qu’il avance dans le débat public.

Ces dernières semaines, ce que Zemmour distillait de manière éparse dans ses livres à succès ou dans ses interventions, a fait l’objet d’une intensification calculée de manière à se placer au centre du débat politique et médiatique, comme Jean-Marie Le Pen en son temps, lorsqu’il recourait à ce qui était qualifié improprement de « dérapages ».

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La percée de Zemmour a deux faces. Pile, il est le porte-parole le plus visible d’une vague réactionnaire dont il s’agit de comprendre les raisons. Face, son ascension reste singulière : par le tirage de ses livres, par son omniprésence médiatique, mais aussi en raison des thématiques qui sont les siennes. S’il partage l’obsession de l’extrême droite pour l’immigration et l’islam sur laquelle le Front national, notamment, a construit sa position électorale, deux caractéristiques le distinguent : la dureté de ses propositions et la manière dont elles entendent régenter l’intimité des personnes ; la réhabilitation de Vichy et de Pétain qui plus est dans un domaine qui ne pouvait quasiment pas être abordé sans détour et publiquement, celui du sort des juifs.

Tout en haut de la vague réactionnaire

Aujourd’hui, pour comprendre la centralité de Zemmour, une partie de la presse semble s’accorder sur le rôle qu’a joué son omniprésence depuis près de vingt ans dans les médias, sautant de l’un à l’autre au fur et à mesure de ses évictions en raison des controverses voire des procédures judiciaires qu’il a régulièrement suscitées. Le documentaire « Veni, Vidi, Vichy » de l’émission « Complément d’enquête » du 4 novembre a ainsi mesuré la place exorbitante que lui conférait son émission quotidienne sur CNews.

Ses livres brassent crescendo tous les thèmes de la réaction contemporaine : antiféminisme, nationalisme, nostalgie d’une grandeur imaginaire de la France, peur des étrangers et de l’islam. Et, en effet, il est loin d’être un cas isolé, puisqu’au fil du temps, de nouveaux piliers des plateaux télévisés se sont imposés. Natacha Polony, Élisabeth Lévy, Pascal Praud, Mathieu Bock-Côté, Sonia Mabrouk, Geoffroy Lejeune, Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié, Barbara Lefebvre, et Alexandre Devecchio épaulent dorénavant les vieux éditorialistes les plus droitiers comme Éric Brunet, Ivan Rioufol ou François d’Orcival…

Invités partout et pourtant répétant que l’on ne peut plus rien dire, souverainistes, venus de Valeurs actuelles, de Causeur et du Figaro-Vox, et/ou proches de l’extrême droite identitaire, ils s’offusquent du « politiquement correct », feignent de s’effaroucher de la « cancel culture » et mènent en réalité avec détermination une véritable « guerre culturelle », à la manière des néo-conservateurs américains hier et de Fox News aujourd’hui. D’abord essentiellement cantonnés aux chaînes d’infos en continu qui fonctionnent aux buzz repris sur les réseaux sociaux, ils s’imposent peu à peu dans les médias davantage mainstream.

La prise de contrôle d’Europe 1 par Vincent Bolloré (dans la quasi-indifférence médiatique) est le coup de boutoir récent le plus violent. Grâce aux départs volontaires ou contraints, l’information est désormais aux mains du directeur du service politique Louis de Raguenel (Valeurs actuelles), du présentateur de la matinale Dimitri Pavlenko (sparring partner de Zemmour sur CNews) et de l’intervieweuse Sonia Mabrouk (autrice d’Insoumission française, dont le sous-titre « Décoloniaux, écologistes radicaux, islamo-compatibles : les véritables menaces » résume parfaitement les positions politiques).

Cette omniprésence médiatique qui dicte en partie l’agenda politique s’explique par un enchevêtrement de facteurs que l’on ne peut qu’énumérer ici. Tout d’abord, le statut d’intellectuel a changé. Aux figures anciennes de l’intellectuel total intervenant sur tous les sujets (Sartre), de l’intellectuel spécifique n’abordant que les enjeux relevant de sa compétence (Foucault), est venu se substituer l’intellectuel médiatique, essayiste rapide, et peu susceptible de proposer un savoir fondé sur des recherches approfondies.

Les métiers d’universitaire et de chercheur se sont profondément transformés. La multiplication des financements sur des sujets ponctuels, l’augmentation des charges administratives, la préférence contrainte pour l’écriture d’articles aux dépens des livres en raison des pratiques d’évaluation laissent de moins en moins de temps pour rédiger des ouvrages qui viendraient efficacement concurrencer les essais des bateleurs de plateaux télé.

Les liens entre professionnels de la politique et intellectuels se sont distendus : les premiers préfèrent les expertises ponctuelles produites par les think tanks quand ils ne suspectent pas les sciences humaines et sociales qu’ils connaissent mal, voire qu’ils ignorent, de promouvoir une culture de l’excuse.

Ensuite, les médias eux-mêmes se sont profondément modifiés : la libéralisation puis la privatisation des radios et des télévisions ont permis leur acquisition par des groupes industriels, parfois initialement très éloignés de l’audiovisuel comme Bouygues. Ce mouvement s’est accompagné d’une dynamique de concentration – une poignée d’industriels (une dizaine) contrôle quasiment entièrement les médias privés – et de promotion de dirigeants issus des filières économiques et non du monde de la presse, comme l’a montré Julie Seidel. La recherche première de rentabilité favorise la production d’infos low cost ou la naissance de formes hybrides comme les émissions d’infotainment – « On n’est pas couché » animé par Laurent Ruquier, émission basée sur le clash, a offert une tribune (mais aussi l’apprentissage de savoir-faire redoutables en débat) pendant cinq ans à Éric Zemmour, puis pendant trois ans à Natacha Polony.

Régenter l’intime

Reste qu’au-delà de la manière dont Zemmour dicte en ce moment l’agenda politique (il suffit d’avoir regardé les débats pour la primaire des Républicains), ce qui le singularise est la violence suffocante de ses propositions. Suffocante tout d’abord parce qu’elle entend régenter notre intimité. Si Zemmour se pose en chantre de l’assimilation qui, en théorie, limite le contrôle de l’État sur la sphère privée, ses obsessions mais aussi l’ensemble des sujets qu’il aborde empiètent en réalité sur elle.

Depuis longtemps, Zemmour est ainsi obsédé par les prénoms. Tout nouveau-né devrait avoir un prénom français (c’est-à-dire inscrit au calendrier romain). Il vise bien sûr en premier lieu les prénoms « musulmans » (ceux que, comme le rappelle Étienne Girard dans Le Radicalisé[1], son enquête consacrée à Zemmour, le Garde des Sceaux Jean Foyer avait suggéré en 1966 d’admettre en raison de « la force de la coutume »), mais de manière plus récente, il cible également les prénoms corses ou bretons, ainsi qu’« israéliens » (bien que l’on ne sache pas très bien ce qu’il désigne ainsi) et les prénoms américains comme Jordan ou Kevin. Dans ces deux derniers cas, ces choix seraient un « symptôme de défrancisation ».

Zemmour n’est ni le premier ni le seul à s’en prendre aux prénoms étrangers (ce fut le cas de Marine Le Pen lors de la présidentielle de 2012), il est le seul en revanche pour le moment, et publiquement, à étendre cette obsession de la « francisation » aussi loin (même si Finkielkraut semble lui emboîter le pas en parlant à ce même propos de « désassimilation générale »).

Est-ce la fascination de Zemmour pour Napoléon qui l’inspire puisque c’est l’Empire qui a entendu obliger les Juifs (sans réussir à modifier pour autant les pratiques) à prendre des noms et des prénoms fixes ? Plus généralement, si l’emprise de l’État est longtemps passée par la fixation d’un prénom et d’un nom à l’État civil, ce sont bien souvent les États ou les partis autoritaires qui ont entendu régenter plus précisément les choix (y compris celui dans les années trente d’imposer des prénoms étrangers pour mieux repérer les « métèques »). Depuis l’après seconde guerre mondiale, ce sont dorénavant les parents qui ont « la maîtrise du choix »[2], le prénom est désormais avant tout perçu comme un marqueur de l’identité personnelle, une construction de la personne tandis que les stratégies parentales visent à individualiser chacun-e.

Ce cas de contrôle de l’intime n’est pas isolé chez Zemmour. Dans son dernier livre, s’abritant derrière des anthropologues (jamais cités, et pour cause), et le répétant sur France 2, c’est le pays d’inhumation qui l’occupe : que la famille de Mohamed Merah ait souhaité l’enterrer en Algérie et que ses victimes le soient en Israël montrerait (parallèle qui évidemment prend à la gorge) qu’ils étaient les uns et les autres « étrangers avant tout et voulant le rester par-delà la mort ». Si l’on regarde du côté de son « programme », il entend également régenter la taille des fratries par la modulation des allocations, concentrées sur le deuxième et troisième enfants, pour éviter de favoriser les familles immigrées. Ne plus laisser les familles choisir les prénoms de leurs enfants ou leur nombre, ni les lieux d’inhumation de leurs proches : c’est bien l’intime que Zemmour entend gouverner.

Cette dimension est au cœur de son rapport aux femmes : bien sûr Zemmour est opposé, comme l’extrême droite et la droite catholique qui le soutiennent, à l’avortement (choix privé par excellence des femmes), bien sûr il entend supprimer l’enseignement des études de genre, bien sûr, il estime que les femmes ne savent pas gouverner, mais c’est sa représentation masculiniste et prédatrice des rapports entre les hommes et les femmes présente dès Le Premier sexe, paru en 2006, qui signale le mieux sa volonté d’emprise sur l’intime. Défense de Dominique Strauss-Kahn menotté (« une castration de tous les hommes français ») et même de… Tariq Ramadan qui serait « tombé dans un piège » : devant l’ennemi principal qu’est le corps des femmes, l’islam n’est plus pour lui qu’un ennemi secondaire.

C’est enfin à propos des personnes transgenres que cet irrespect de l’intimité l’anime. Alors que le ministère de l’Éducation nationale a publié une circulaire pour mieux accueillir les élèves dans cette situation, Zemmour, invité par Laurence Ferrari sur Europe 1, dénonce ce souci comme « criminel ». Au-delà de son invocation, volontairement choquante, du « médecin » nazi Josef Mengele pour évoquer de manière totalement erronée les pratiques de réassignations de sexe, c’est son refus absolu d’admettre l’existence de personnes transgenres qui signe sa volonté d’emprise : « il faut se faire à son corps, à sa sexualité, à son sexe, on naît fille, on voudrait être garçon. […] Il ne faut pas les guérir, il faut leur dire, “ça passera” ».

Vichy, Pétain, Papon et Dreyfus

L’allusion répétée à Mengele amène bien sûr à ce qui constitue l’une des singularités principales d’Éric Zemmour : la réhabilitation de Pétain, et tout particulièrement l’invention d’un Pétain sauveur des Juifs français. La défense de Vichy ou le révisionnisme historique étaient jusque-là cantonnés à l’entre-soi de l’extrême-droite mais ne pouvaient être énoncés publiquement. C’est sous la forme du jeu de mot douteux que Jean-Marie Le Pen à la fois exprimait ses obsessions et adressait des clins d’œil à son électorat le plus dur, la vieille extrême droite antisémite.

Même Patrick Buisson, longtemps conseiller de Sarkozy, et lié comme le fondateur du Front national à Zemmour, se laissant volontiers présenter en intellectuel maurrassien, ne pouvait aller si loin. Dans son ouvrage 1940-1945. Années érotiques, la réhabilitation de Vichy s’opérait sur un registre mi pseudo-freudien, mi vraiment grotesque. Alors que la France à la virilité chancelante aurait été vaincue par la virilité triomphante des nazis, Vichy aurait autour de Pétain, qualifié de « phallus national », entreprit un « redressement national » – le projet, las, a échoué et ce sont les résistants qui l’ont accompli en tondant les femmes qui avaient couché avec l’occupant.

Avec Zemmour, foin de précautions : Vichy aurait protégé les Juifs français. Sur le fond, l’historien Robert Paxton qui, parce qu’il a révolutionné l’historiographie, est l’une de ses cibles récurrentes lui a depuis longtemps répondu[3]. À nouveau, la violence des propos est suffocante. En raison de leur fausseté bien sûr, offense à toute personne qui croit à la valeur du savoir, et ne veut pas voir l’histoire se transformer en « arme politique », objectif de Zemmour, récemment rappelé par Nicolas Offenstadt. Parce que, ensuite, ce mensonge vient dénier la réalité de leur histoire à des descendants de familles dont plusieurs membres furent déportés et exterminés – mais comme le montrent ses propos sur les Sandler, le respect des morts n’est pas son point fort. En raison ensuite de ce qu’il sous-entend à mots à peine couverts, les juifs étrangers pouvaient bien, eux, être envoyés en camp. D’ailleurs, comme l’a raconté Claude Askolovitch, n’est-il pas allé asséner le 1er juin 2016 à la grande synagogue de la Victoire que les juifs ashkénazes « causaient » bien quelques « problèmes » avant-guerre ?

L’ubris de Zemmour, mêlée à son sens tactique qui consiste à se placer par le scandale au cœur du débat politique, semble sans limites : saura-t-on vraiment si Dreyfus était innocent ? Papon n’a-t-il pas été victime d’un procès politique ? Si l’on peut se demander jusqu’où il s’abaissera, on doit surtout constater avec effroi que, petit à petit, à la manière des thèses complotistes les plus absurdes qui finissent pourtant toujours par trouver un public, ses falsifications se répandent. Dans son dernier numéro, Causeur publie un dossier « l’ombre du Z », d’une bonne trentaine de pages. Outre une interview de Zemmour qui se révèle sans surprise, complaisante, on y lit aussi celle d’Alain Michel, auteur de Vichy et la Shoah. Enquête sur un paradoxe français. L’édito d’Élisabeth Lévy qui ouvre le dossier précise que « ses propos […] vont à l’encontre des certitudes inculquées depuis l’adolescence » – drôle de manière de parler d’enquêtes historiques empiriquement fondées sur des sources, ramenées ici à des croyances « inculquées », mais passons. Or, il s’agit, bien sûr, du livre qui a inspiré les thèses de Zemmour – dont on trouvera un démontage par exemple sous la plume de l’historien Laurent Joly.

Ici, la boucle est bouclée. Zemmour est à la fois le porte-parole le plus représentatif de l’hégémonie réactionnaire, mais il est aussi celui qui par la place qu’il occupe dans l’espace public et par celle que l’on continue à lui conférer, peut imposer dans l’espace médiatique qui le soutient ses propres obsessions mortifères. Jusqu’où ?

NDLR : Frédérique Matonti vient de publier Comment sommes-nous devenus réacs ? aux éditions Fayard (coll. « Raison de plus »).


[1] Étienne Girard, Le radicalisé. Enquête sur Éric Zemmour, Seuil, 2021.

[2] Voir Baptiste Coulmont, Sociologie des prénoms, La Découverte (coll. « Repères »), 2014.

[3] Voir Robert O. Paxton, « Tribune. Polémique Zemmour : “Vichy, une collaboration active et lamentable” », Le Monde, 17 octobre 2014.

Frédérique Matonti

Politiste, Professeure de sciences politiques à l'Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

Mots-clés

Droite

Notes

[1] Étienne Girard, Le radicalisé. Enquête sur Éric Zemmour, Seuil, 2021.

[2] Voir Baptiste Coulmont, Sociologie des prénoms, La Découverte (coll. « Repères »), 2014.

[3] Voir Robert O. Paxton, « Tribune. Polémique Zemmour : “Vichy, une collaboration active et lamentable” », Le Monde, 17 octobre 2014.