Littérature

Un réseau d’amitié et de souvenirs – sur Nous étions l’avenir et Elle était une fois de Yaël Neeman

Écrivaine

Dans Nous étions l’avenir, son premier récit traduit en français, Yaël Neeman racontait l’histoire d’un « je » qui était aussi un « nous », pris dans l’aventure collective du kibboutz qui a marqué son enfance. Elle était une fois, paru au mois de septembre dans une traduction de Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowicz, est consacré à la figure de Pazith, une femme brillante à l’intelligence unique que Yaël Neeman n’a fait que croiser, mais dont elle recompose la vie à partir de la mosaïque des témoignages de ceux qui l’ont connue, comme si le moi se découvrait mieux dans un réseau de souvenir collectif que par l’accès à une conscience individuelle.

En 2015, par la traduction de Nous étions l’avenir chez Actes Sud, on a pu découvrir une nouvelle autrice israélienne, Yaël Neeman. On peut se réjouir que progressivement l’intérêt pour la littérature de ce pays soit moins focalisé sur le discours politiquement rassurant de quelques auteurs phares comme Amoz Oz ou David Grossman et qu’il s’ouvre sur l’entièreté de sa création littéraire. En 2008, le salon du livre invitait Israël et la polémique qui s’ensuivit n’a pas contribué à faciliter les choses. Cette ouverture est plutôt le résultat d’un travail de fond de traduction, porté par différents éditeurs mais en particulier par les éditions Actes Sud et l’opiniâtreté de la traductrice et éditrice Rosie Pinhas-Delpuech.

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Pour parler de Yaël Neeman, j’ai voulu inclure dans ce texte, qui dépasse le cadre d’une recension, son précédent ouvrage traduit en 2015. Ce que je voudrais faire apparaître ici, c’est la forme à mon avis originale d’une quête identitaire qui prend en compte l’Histoire comme un magister vitae, et qui se tient au bord de l’auto-fiction comme sur le pas d’une porte, attentive à ce que la substance du moi a d’inconsistant, c’est-à-dire en quoi elle est une question plus qu’une réponse, et de quelle façon elle ne signifie quelque chose qu’en fonction d’un échange avec autrui, d’une variation infime d’un élément (comme une lettre change le sens d’un mot).

La variation autour du rire de Pazith, héroïne de Elle était une fois, en est le paradigme : tous ceux qui l’ont connue se souviennent de son rire mais le racontent un peu différemment. Cette variation de l’un à l’autre, même infime, et justement parce qu’elle est infime, illustre une conception du moi qui ne démentit pas la théorie saussurienne : nous différons, très peu, parfois beaucoup, les uns des autres, et Yaël Neeman travaille à passer de l’identité narrative centrée sur un moi ombilical (auquel elle reconnaît une valeur essentielle, attentive qu’elle est au confort ou à l’inconfort d’être soi-même) à une altérité narrative qui fait apparaître, dans un éloge de la variante (pour reprendre le titre de Bernard Cerquiglini), l’unique d’un moi, jamais identique à un autre.

Le premier récit de Yaël Neeman, traduit de l’hébreu par Rosette Azoulay et Rosie Pinhas-Delpuech et intitulé Nous étions l’avenir, raconte son enfance dans le kibboutz Yehi’am situé au nord d’Israël, en Galilée du nord, à vingt-cinq kilomètres à l’est de Saint-Jean d’Acre et à deux kilomètres du village druze de Yanouah.

Implanté au pied d’une forteresse datant des croisades, la forteresse de Judin, à une altitude de 380 mètres, sur les contreforts du mont Méron, le plus haut sommet de la Galilée, ce kibboutz est un défi à bien des égards : le sol n’est pas une terre arable mais un rocher calcaire, travaillé en ses profondeurs par les failles perpendiculaires au grand Rift qui nous vient d’Afrique de l’Est et qui secouent la région deux ou trois fois tous les cent ans.

Le kibboutz est créé par le mouvement Hachomer Hatzaïr, mouvement sioniste né en Galicie en 1913, mouvement lié à l’engouement pour le scoutisme, la formation d’une jeunesse active et émancipée, et que l’on retrouvera dans l’histoire de l’insurrection du ghetto de Varsovie puisque Mordechaï Anielewicz qui dirigea l’insurrection, mais aussi Joseph Kaplan, Tosia Altman faisaient tous partie de l’Hachomer Hatzaïr, ce qui a facilité le rassemblement d’informations sur le sort des Juifs des autres ghettos de Silésie ou de Vilnius, informations qui ont joué un rôle si essentiel dans leur engagement.

« Ce temps viendra sûrement, mais mieux vaut que nous ne soyons plus de ce monde. »

Si l’origine du kibboutz est inscrite dans un socialisme rejetant la contamination d’un Dieu écarté au profit d’une idéologie révolutionnaire, il faut chercher aussi le point d’origine de l’histoire de ce kibboutz, et donc de l’histoire de Yaël Neeman, son histoire étant d’emblée incluse dans d’autres histoires, comme autant de poupées russes se contenant et se révélant les unes les autres, dans le nom donné à ce lieu : Yehi’am, qui signifie littéralement « vive le peuple ».

Yehi’am était le prénom d’un jeune homme, Yehi’am Weitz, qui est mort lors d’une bataille célèbre dans l’histoire d’Israël, nommée la « nuit des ponts », entre le 16 et 17 juin 1946. Cette bataille contre les Britanniques qui, après avoir lutté contre la révolte arabe en 1936, avaient décidé pendant la Seconde Guerre mondiale de soutenir les Arabes en empêchant les rescapés des nazis de trouver refuge en Palestine, a été particulièrement décisive. La mort de ce jeune homme de vingt-huit ans, né en Israël, parti à Londres avant la guerre en disant à ses parents: « Je suis amoureux et je pars » et finalement revenu pour s’engager dans l’armée israélienne, secoue tout le pays. Toute la population, c’est-à-dire en 1946 un ensemble de familles où tout le monde connaît tout le monde, se rend à ses obsèques.

Le père de Yehi’am Weitz, Yosef Weitz, était un ouvrier agricole arrivé de Russie en 1917. Devenu le plus grand planteur d’arbres du pays, il était un des pères bâtisseurs de la nation israélienne. Il se rend trois mois après la mort de son fils à Azib, un village arabe au nord de Saint-Jean d’Acre et cherche des yeux l’endroit au loin où son fils a trouvé la mort. Il regarde la forteresse de Judin, sur sa droite : le soleil se couchait, la tour « étincelait et irradiait alentour, jusqu’à Haïfa » (propos de Yosef Weitz).

Il décide d’apposer une stèle sur cette citadelle, de la restaurer, de fonder un village qui serait pionnier en matière de boisement (sa spécialité) et d’agriculture (en réalité, il ne sera pas possible de cultiver sur place, mais seulement à quelques kilomètres, près de la rivière Ga’aton et dans la vallée de Kabri). C’est l’acte de naissance du kibboutz Yehi’am.

Les talents d’observatrice de Yaël Neeman lui permettent de saisir les protagonistes de son enfance (qui travaillent tous à l’élaboration et au développement du kibboutz) à la fois en mouvement physique et en mouvement de pensée. Par exemple, « Yaacov R. et Yehuda Hariri pensaient tout le temps au travail, même après les heures de travail. Ils y réfléchissaient en marchant, mains dans le dos, le corps penché en point d’interrogation, allant et venant, et creusant leurs idées. » Arrivés au bout du couloir, ils font demi-tour, se remettent en marche, pensent et marchent de concert.

Ce Yaacov R. est un orateur très écouté : « Et comme c’était aussi un travailleur, il était parfois saisi de haine pour sa propre force de persuasion et refusait de parler. » Tout le kibboutz est suspendu à cette éloquence dont le principal intéressé refuse de brader le talent : « À la fin de la réunion, il réfutait toujours ce qu’il venait de dire, ou bien l’atténuait, comme s’il mettait son idée en veilleuse pour que d’autres puissent présenter les leurs. »

Il analyse l’idéologie du système socialiste en des termes saisissants, critique la dichotomie selon lui envisagée superficiellement entre l’individu et le collectif. À l’issue d’une réunion (Yaël Neeman a compulsé chacune des minutes des réunions du kibboutz pour repérer ce genre de pépite), il déclare : « Je ne peux rien dire à l’occasion de cette fête [on lui demande de faire un discours pour célébrer l’achèvement d’une route menant à Yehi’am], car je n’ai rien à dire. Le discours est un art. De même qu’il est impossible d’écrire un poème sur commande, je ne peux pas prononcer de discours pour cette célébration. » Résultat du vote : obliger Yaacov à parler, 20 pour, 5 contre.

Un autre personnage de Nous étions l’avenir participe à cette théorie de portraits en mouvement : Elie Sagui, le professeur d’histoire, un Hongrois du noyau Premier mai. « Les camarades de Premier Mai avaient enfermé le hongrois dans leur cœur. Ils ne lisaient que des livres en hébreu. Cette discipline était si bien intériorisée que même entre eux, ils ne parlaient qu’hébreu. » Les seuls mots en hongrois que les enfants entendent, ce sont Hoy dyod : « Laisse tomber, quelle importance. Ne va pas te disputer avec l’enfant, il n’est là que pour une heure et cinquante minutes. »

Mais Elie Sagui est différent (chaque personnage, dès lors qu’il est observé par Yaël Neeman, est différent des autres, parce que c’est la marque de son talent d’arriver à distinguer les individus les uns des autres) : « Il disait que les injures en hongrois étaient particulièrement grossières et que c’était tout à l’honneur de la langue, parce que les injures doivent être bien senties. Il lançait nos livres scolaires contre le mur en proférant une litanie d’injures. Il jurait comme on égrène des lamentations, comme si son chapelet d’injures (chacune jaillissait de la précédente et faisait naître la suivante), vouait à l’anathème le vieux monde bourgeois, ou le pleurait, ce monde de toute façon dévasté pour tous les Hongrois venus de là-bas. »

Cette coexistence de sentiments contradictoires et a priori inconciliables, le rejet du passé et la nostalgie, la vie et la mort en quelque sorte, est un indice récurrent pour tracer non pas tant le rapport au monde dévasté (ce qui constitue en soi une problématique énorme) qu’une existence entièrement située dans l’espace même de la perplexité. Un jeune camarade de Yaël Neeman, Tom, à priori sans lien, en tout cas direct, avec le monde dévasté d’avant, « avait écrit en grosses lettres sur le mur au-dessus de son lit “Le contraire”. […] Il disait qu’il devait bien exister autre chose, le contraire, ou une chose un peu différente, qu’il était impossible qu’il n’y ait que cela. […] Et quand il disait qu’il devait bien exister autre chose, il se couchait brusquement en plein chemin, en pleine phrase. Il s’effondrait comme si les mots et les idées étaient des balles qui l’atteignaient. Elie Sagui admirait “Le contraire” de Tom. »

Sur ce kibboutz qui se retrouve après la guerre contre les Britanniques du côté de l’État arabe souffle le temps historique, le temps messianique, le temps biblique, mais aussi le temps de l’homme nouveau. Yaël Neeman met au jour les contradictions et les paradoxes qui fissurent l’apparente perfection de ce kibboutz en réalité contaminé de l’intérieur par le traumatisme de la Shoah, la difficulté des enfants à vivre ainsi séparés de leurs parents et l’impossibilité de cultiver le fanatisme collectiviste sans quelques dommages collatéraux.

Parmi les contradictions auxquelles Yaël Neeman prête attention, il y a, par exemple, les différenciations entre les groupes qu’on appelle les noyaux Premier Mai, Staline, Nir, ou encore Ouvriers. Le noyau Premier Mai est constitué de Hongrois qui avaient fait partie du mouvement HaChomer Hatzaïr bien avant la guerre, le noyau Ouvriers quant à lui est constitué de réfugiés qui n’ont rejoint le mouvement qu’après la guerre, toujours en Hongrie, et ne sont arrivés au kibboutz que deux ans après sa fondation.

Yaël Neeman fait ressortir le paradoxal sentiment aristocratique de la prééminence, d’autant plus incongru qu’il apparaît dans ce système par ailleurs élaboré sur un reniement du passé pour mieux faire advenir ce temps égalitaire, ce présent absolu, dont Marx, cité par Yaël Neeman, disait : « Ce temps viendra sûrement, mais mieux vaut que nous ne soyons plus de ce monde. »

En réalité, ce temps révolutionnaire messianique, dans les années soixante (Yaël Neeman est née en 1960) a déjà été démoli par le procès des blouses blanches en 1952 et par la désillusion qui avait suivi la mort de Staline : « Nous ne savions pas qu’il y avait eu une désillusion, car nous n’avions pas su qu’il y avait eu une illusion. »

Par ailleurs, le mouvement des kibboutzim avait atteint son firmament dans les années trente et avait déjà commencé son déclin dès 1948. Si bien que l’enfance de Yaël Neeman est toute entière soumise à un système dont elle met au jour les absurdités (« Il était impossible de vivre conformément à notre système », dit-elle d’entrée de jeu) et se déroule comme un songe dont elle ne sort que progressivement à l’issue d’une adolescence vécue comme un long désengourdissement.

La plupart des enfants reçoivent un prénom qui évoque la nature, les arbres, les plantes, les animaux. Yaël signifie chamois en hébreu (j’aurais plutôt dit gazelle ou antilope). « Apparemment, nos parents n’avaient pas prêté attention à la série de cervidés dans notre famille biologique : mon père s’appelait Zvi (cerf), mon frère aîné Ofer (chevreuil), et moi Yaël (chamois). » D’autres enfants reçoivent des noms de plantes : Hadas (myrte), Vered (rose): « La nature, évidemment », écrit Yaël Neeman.

La nature est en effet l’objet d’efforts pharaoniques : le kibboutz est construit sur un sol de pierre qui nécessite d’innombrables dynamitages et ensuite l’évacuation des débris. Lorsque les citernes ne sont pas suffisamment remplies, il faut acheminer l’eau depuis Nahariya (la plus proche ville côtière à quatorze kilomètres de Yehi’am). Il faut transporter par camions de la terre pour semer de l’herbe, planter des arbres et des fleurs.

Le succès de cette entreprise dépend des efforts de chacun mais aussi du génie de tel ou tel homme, par exemple d’Israël Kaspi, dont Yaël Neeman fait le portrait. Devant sa volonté, ses idées, chacun tend à s’incliner comme devant un miracle, mais le terme est soigneusement écarté au profit du terme vision : « un miracle est indépendant de la volonté humaine et crée à partir de rien, alors qu’au kibboutz nous croyions en la relation de cause à effet, et nous avions foi en l’homme et en ses œuvres ».

Le socialisme travaille à rebours du messianisme biblique et traque les résurgences du grand Texte dans la langue dans une tentative jusqu’au-boutiste d’évacuer Dieu de la langue hébraïque. Gershom Scholem écrit dans une lettre à Franz Rosenzweig en 1927 à propos de la sécularisation de la langue sacrée que si « le volapück fantasmagorique que l’on parle dans nos rues » crée un espace linguistique qui ôte à la langue « sa pointe apocalyptique », permet d’en émousser la charge expressive afin de la rendre usuelle, il n’en reste pas moins un risque, pour lui plus grave encore que les problèmes géopolitiques, « de voir un jour la puissance religieuse de ce langage se retourner violemment contre ceux qui le parlent ».

Le travail d’écrivain de Yaël Neeman s’achemine déjà vers un retour, sinon à la langue dans ce qu’elle a de sacré au sens orthodoxe du terme, en tout cas dans ce qu’elle recèle de puissance, comme si un bouleversement inchoatif y était préservé (d’autant plus qu’il est par ailleurs enfoui dans l’inconscient). Elle ne dit pas ou feint d’ignorer que ces prénoms de cervidés distribués généreusement par ses parents hongrois, rescapés de la Shoah, proviennent de la bénédiction de Jacob dans la bible : « Nephtali est une biche qui s’élance; il apporte d’heureux messages. »

Sans gloser sur la bénédiction prophétique de Jacob, on voit bien que la résurgence de cet animal dans les prénoms considérés à l’époque comme modernes travaille une langue hébraïque qui en 1960 s’affirme comme jeune et met en place une sorte de « dégagisme » dirigé aussi bien contre la Shoah (qui n’était pas encore à cette époque l’objet d’un travail mémoriel qui s’est construit plus tard) que contre le passé religieux (déjà en proie à un refoulement sous la pression des Lumières et de l’assimilation avant la guerre).

« Le monde imaginaire est une maladie auto-immune qui s’aggrave à mesure que l’on écrit. »

Si chaque personnage évoqué par Yaël Neeman est restitué dans son mouvement de pensée, ce qui est tout à fait frappant dans son premier récit, le deuxième récit publié aux éditions Actes Sud, Elle était une fois, traduit par Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowicz, va lui permettre d’aborder une description plus fouillée des relations entre les êtres.

Il s’agit moins de décrire le traficotage amoureux et d’éventuelles affinités électives (ou au contraire les antagonismes qui l’intéressent beaucoup plus) que de s’approcher au plus près de l’activité mentale qui consiste à penser à quelqu’un, à découvrir l’influence qu’un être rencontré ne serait-ce qu’une fois dans sa vie a eu sur soi, élaboration mentale qui est un mixte compliqué entre le travail de la mémoire et l’élaboration d’un état présent.

Au début des années 90, rue Wiesel à Tel-Aviv, Yaël Neeman rend visite à une amie. Quelqu’un sonne à la porte : c’est une voisine qui vient discuter de problèmes de syndic. Cette femme s’appuie au montant de la porte, fume une cigarette, parle quelques minutes et éclate d’un grand rire : « un rire en cascade qui est parti d’elle et nous a contaminées. Son intérieur s’est illuminé vers son extérieur particulièrement négligé ».

Les années passent et sans que Yaël Neeman ne comprenne pourquoi (et elle écarte intelligemment toute éventuelle mainmise causale sur cette entreprise), elle prend l’habitude d’interroger les gens qu’elle rencontre pour savoir « s’ils avaient fréquenté Pazith [c’est le nom de cette femme: Sylvia (Pazith) Fein], par hasard. Un réseau s’est créé, de ceux qui l’avaient fréquentée (ou bien est-ce moi qui l’ai créé), dont une partie n’avait jamais rencontré l’autre ».

Durant ces interviews, menées donc pendant des années, la question se pose de savoir pourquoi elle mène ce travail : « Certains m’ont demandé qui finançait ce travail, pourquoi je le faisais, je leur expliquais que je l’avais découverte seule, je donnais à mon propos une forme explicative qui me semblait toujours se désagréger et je priais pour qu’ils comprennent (miraculeusement, ils comprenaient presque toujours). »

Un réseau de personnes ayant connu Pazith racontent leurs souvenirs à Yaël Neeman qui enregistre, prend des notes, retranscrit, un peu à l’instar du travail de Svetlana Alexievitch, et nous donne à lire ce patchwork de paroles, de souvenirs, de récits en s’en extirpant délicatement, peut-être pour ne pas contaminer l’apparition (miraculeuse ?) d’une femme intellectuelle, brillante, impossible à vivre, très drôle, exaspérante et dramatiquement attachante.

Yaël Neeman, tout en refusant d’abîmer cette quête essentielle par une construction causale, revient tout de même à ce qui constitue sa part obscure dans cette affaire en citant un propos de Primo Levi : « J’aime raconter ce qui m’est arrivé, c’est pourquoi je le fais. En général, ce sont des choses qui me sont vraiment arrivées, mais il y a aussi des choses rapportées par d’autres. Quand je les raconte de nouveau, j’ai l’impression d’appartenir à une lignée de milliers d’années qui arrive jusqu’aux conteurs populaires toujours actifs en Afrique et en Asie. Si vous me demandez pourquoi, je vous proposerai de consulter un psychanalyste parce que je ne connais pas la racine humaine de ce besoin. »

Qu’est-ce qui génère chez les hommes et les femmes que rencontre Yaël Neeman le besoin de parler de Pazith ? D’abord, ils ont tous en commun le souvenir d’avoir parlé avec elle et c’était à chaque fois une expérience unique : « Impossible de faire un saut d’une heure chez Pazith. Une heure, c’était rien, le temps de l’échauffement […] Elle était changeante, même pendant la durée de la rencontre. » Ses amis racontent que pendant son adolescence « chacun raccompagnait l’autre jusqu’à la maison et retour, et on hurlait dans le feu de la discussion ». On ne peut pas distinguer le plaisir d’être ensemble de la joie de penser.

Pazith tout d’abord est une intellectuelle, une femme « brillante, époustouflante ». Dans un sens, elle l’est directement, intellectuelle, comme dans un surgissement, même si ses amis décrivent son parcours, son apprentissage de l’anglais, son talent de traductrice, ses lectures favorites et reviennent, surtout ses amis d’enfance bien sûr, sur une histoire, c’est-à-dire sur les rouages de l’invention de la personnalité de Pazith, l’étrange combinaison entre déterminations, hasards de l’existence et caractère (en l’occurrence, le caractère impossible de Pazith), bref, l’énigmatique chimie entre acquis et inné.

Pazith est née dans un camp de transit en Allemagne, à Sankt Ottilien en Haute-Bavière en 1947. Ses parents Juifs polonais ont survécu à la Shoah et, comme tous les parents polonais immigrés en Israël à cette époque, n’en parlent jamais. C’est une enfant unique, battue, mal aimée par sa mère, puis à la mort de sa mère, mal aimée par son père. C’est une enfant qui rit, déjà, au moment où il ne faudrait pas rire, comme si le rire était chez elle une façon de pleurer.

Sarah raconte : « Tous les enfants étaient battus. Ça faisait partie de l’éducation polonaise et ce n’était pas une raison d’avoir l’air aussi effrayé. Peut-être qu’elle était battue plus que nous. Je ne sais pas. Mais c’était une scène bizarre, une enfant grosse, vêtue de rose, agitée, qui se rhabillait dans un état de culpabilité apeurée, avec ses parents massifs et durs au-dessus d’elle. Je ne sais plus si c’est à ce moment-là que je l’ai entendue rire ».

Lors d’un voyage en Angleterre, elle apprend l’anglais et devient traductrice. Miriam raconte : « Je pense souvent à elle, j’ai gardé sa traduction de Virginia Woolf en hébreu, avec le texte anglais qu’elle a recopié (à propos, elle m’a toujours dit : “J’ai une réputation de bonne traductrice, je ne travaille plus pour ne pas la détruire”). »

Son talent, son intelligence surprennent tous ceux qui la côtoient. Mais comme si elle poussait sur un mur un rocher de Sisyphe, elle ne parvient pas à tirer profit de ses capacités hors du commun. Ce mur infranchissable, Yaël Neeman le ressent tellement fortement qu’elle l’allégorise dans sa propre écriture : « Mille fois, j’ai cessé d’écrire sur Pazith […]. J’avais à la fois l’impression de courir vers un mur, de m’y cogner et d’être ce mur. Il était mou mais haut et infranchissable, tout entier fait de culpabilité. Il entourait aussi la question de savoir comment écrire sur la maladie mentale dont souffrait Pazith. »

Cette maladie mentale a des affinités avec l’activité d’écrire : « [Pazith] a donné forme et goût à ce que j’avais toujours ressenti à l’égard de l’écriture. À savoir que, non seulement elle n’est ni une thérapie ni une consolation, mais ce monde imaginaire est lui-même une maladie auto-immune qui s’aggrave à mesure que l’on écrit. »

L’empreinte de Pazith est perceptible, non pas comme une galerie de souvenirs, d’images, mais plutôt comme une intensité.

L’histoire de Pazith, dont il ne s’agit pas ici de dévoiler tous les épisodes, est tout autant l’histoire d’une femme qui pense que l’histoire des gens qui ont pensé et continuent de penser à elle. Penser à quelqu’un est une activité mentale qui, à l’instar du rêve, conjugue imagination et réalité, c’est un état de conscience altéré (mais l’état de conscience n’est-il jamais autre qu’altéré ?). De ce que dit Pierre Pachet sur le rêve, on peut tirer une forme générique de l’activité qui consiste à penser à quelqu’un (quelqu’un qui a eu une influence déterminante dans sa vie) : « Le rêve a de singulier, de spécifique, l’espèce de dessaisissement qu’il provoque chez l’individu tout en le mettant dans un monde où il n’est pas complètement impuissant[1] ».

Décrire un dessaisissement de soi, mais aussi la possibilité de s’orienter dans cet espace de la pensée dessaisi de soi mais consacré à l’autre, l’autre que l’on aime, que l’on déteste ou les deux à la fois : le récit de Yaël Neeman approche sans aucun doute ce lieu de la pensée où le jugement n’est pas absent tout en ne dominant pas tout à fait l’affaire en cours.

On peut trouver chez Stendhal, dans le journal d’Henri Brulard, une description de cette activité mentale qui consiste à penser à quelqu’un. C’est dans les toutes premières pages. Stendhal n’est pas seulement, comme le décrit si justement Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain, l’écrivain de l’instant, il est aussi, avec la précision de l’ancien élève de l’école Polytechnique, féru de mathématiques qu’il était, l’écrivain qui mesure le temps que l’on passe à penser à l’autre : « j’ai aimé éperdument Mlle Kably, Mlle de Grisheim, Mme de Diphortz, Métilde, et je ne l’ai point eue, et plusieurs de ces amours ont duré trois ou quatre ans. Métilde a occupé absolument ma vie de 1818 à 1824. Et je ne suis pas encore guéri, ai-je ajouté, après avoir rêvé à elle seule pendant un gros quart d’heure peut-être. M’aimait-elle ? […] Et ce qu’il y a de singulier et de bien malheureux, me disais-je ce matin, c’est que mes victoires (comme je les appelais alors, la tête remplie de choses militaires) ne m’ont pas fait un plaisir qui fût la moitié seulement du profond malheur que me causaient mes défaites. »

Pourquoi l’on pense plus à quelqu’un qu’on a perdu qu’à quelqu’un qu’on a conquis ? Pourquoi la disparition d’un être le fait apparaître dans nos pensées de cette façon si dramatique, si sensible et au fond si essentielle, comme si l’on ne pouvait être conscient de sa propre existence qu’en contemplant l’éloignement des êtres aimés ? Pazith n’a pas fait que mourir, que disparaître, elle a consciencieusement effacé de toutes les photographies son visage en le grattant avec un couteau, elle a recouvert de tipex les notes qu’elle prenait dans les marges des livres auxquels elle tenait le plus.

On pense à une volonté de disparaître chez Pazith, mais en réalité le mot pivot de cette activité paradoxale (car elle a laissé une trace indélébile dans l’esprit de ceux qui l’ont rencontrée), c’est le mot effacement. Le terme revient et revient encore, comme s’il se soulignait lui-même dans le temps du récit. La racine hébraïque du substantif effacement, ce sont trois lettres (comme toujours en hébreu): מחק (MḤQ).

Si l’on observe la récurrence de cette racine dans la Bible, apparaît en premier lieu le désir de Dieu d’exterminer toute vie humaine (et toute vie animale aussi bien). C’est dans la Genèse/Berechit, 6, verset 7. L’Éternel regrette d’avoir créé l’homme sur la terre et il dit : « J’effacerai l’homme – que j’ai créé – de dessus la face de la terre ; depuis l’homme jusqu’à la brute, jusqu’à l’insecte, jusqu’à l’oiseau du ciel, car je regrette de les avoir faits. » Bien sûr, il va épargner Noé et c’est ainsi que l’histoire humaine va se prolonger : marquée tout autant par l’attention et l’amour de Dieu que par son désir d’extermination.

Lorsque Yaël Neeman rencontre enfin Yona, l’amant de Pazith, l’homme dont elle attend des révélations, il lui avoue, dans une scène à la drôlerie nabokovienne, qu’il n’a aucune idée de qui est cette Pazith dont elle lui parle depuis vingt minutes. Même là, dans l’oubli (dans un oubli qui en réalité ne dure pas : « J’ai continué à parler d’elle, sans m’attarder sur ce que je venais de mentionner [sans mentionner qu’il avait été “son grand amour”], comme si c’était banal – et ça l’était en fait, tout le monde aime quelqu’un. Je lui ai parlé de l’intelligence unique de Pazith, de sa corpulence, de son style vestimentaire étrange, très personnel. Et soudain, ça lui est revenu d’un coup – quel a été le déclencheur, impossible de savoir. »

L’empreinte de Pazith est perceptible, non pas comme une galerie de souvenirs, d’images, mais plutôt comme une intensité, au sens deleuzien du terme, la source d’une joie à penser à l’intérieur d’un tonneau de douleur. Ce qui fait que le souvenir de Pazith dans les consciences de ceux qui l’ont connue se manifeste moins comme une image, comme un instantané que comme un processus. Processus empêtré dans la contradiction, comme « Le contraire » du personnage de Tom dans Nous étions l’avenir : « Et chez elle, il y avait deux processus parallèles et antagonistes : elle planifiait simultanément sa fin proche et sa vieillesse lointaine », nous dit une de ses amies.

Cet antagonisme est en réalité permanent : attirante et repoussante, Pazith est un « aimant bizarre » qui a eu l’étrange don, comme accentué par le processus de sa disparition, de révéler chacun à lui-même, de donner à chacun de ses interlocuteurs la joie de penser, de converser, d’approfondir son rapport au langage, à la vie, à la littérature, de l’histoire intime à la grande Histoire, sans déterminer aucune hiérarchie. Pazith est un maître à penser la contradiction.

On peut dire la même chose du merveilleux personnage du roman de Nabokov, La vraie vie de Sebastian Knight. Le narrateur tente de reconstituer la vie de son demi-frère, Sebastian, qu’il a à peine connu. À la fin du roman, il assiste à l’enterrement de Sebastian et s’aperçoit à l’issue de la cérémonie que c’était l’enterrement de quelqu’un d’autre. Le livre de Yaël Neeman est la face réelle du roman de Nabokov.

Les personnages de Yaël Neeman ont réellement existé, leurs noms sont bien les leurs, là où Nabokov refusait qu’on trouve dans sa biographie des traces de ce roman (on a élaboré la théorie qu’il parlait dans son roman de son demi-frère, mais cette hypothèse est pour le moins inepte). Pour reprendre les mots de Gershom Scholem dans cette même lettre déjà citée ici : « C’est dans le nom qu’est enfouie la puissance du langage, c’est en lui qu’est scellé l’abîme qu’il renferme. »

Yaël Neeman écrit au bord de cet abîme que le découragement de Pazith révèle. « Il y avait des périodes où elle ne pouvait pas lire. Ça l’épuisait tellement qu’elle y renonçait. Mais dans le même temps, la lecture lui était vitale. Un jour, elle a essayé de m’expliquer l’effet que Kafka lui faisait, et elle m’a dit avec des larmes dans les yeux que le seul fait qu’il ait existé, qu’il ait ainsi compris la vie et le monde, l’avait sauvée », témoigne une amie.

Une autre précise : « Les mots l’attiraient et la faisaient souffrir, elle éprouvait à leur égard une responsabilité qui l’empêchait de lâcher le texte ». Lorsque Pazith travaille comme éditrice, « elle nous a demandé de la licencier pour la sauver, pour l’extraire de cette chose », raconte une autre de ses amies.

Au creux de ce réseau d’amitié, dans ce tissu de paroles échangées, un abîme se dessine, une ombre se noircit, une femme s’éloigne à petits pas walsériens. Yaël Neeman photographie les traces dans la neige avant qu’elles ne s’effacent.

Yaël Neeman, Nous étions l’avenir, traduit de l’hébreu par Rosette Azoulay avec la collaboration de Rosie Minhas-Delpuech, Actes Sud, 2015, 268 pages et Elle était une fois, traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech et Laurence Sendrowicz, Actes Sud, septembre 2021, 302 pages.

Yaël Pachet

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