Société

Rien n’est plus sérieux que l’émotion

Sociologue

De la colère au ressentiment, de l’indignation à la peur, les émotions collectives déterminent largement la nature du débat public et les formes des mobilisations sociales. Jusqu’à pousser des « entrepreneurs d’émotions » à manipuler les affects de citoyens amers. Mais, comme l’ont défendu Dewey et Bourdieu, les émotions restent des processus biologiques façonnés par des conditions culturelles. Il s’agit donc de faire des émotions, et de l’éducation qui les accompagne, un enjeu démocratique décisif.

« Rien n’est plus sérieux que l’émotion, qui touche jusqu’au tréfonds des dispositifs organiques. » (Pierre Bourdieu)

 

Nous sommes témoins tous les jours de grandes manifestations d’émotions collectives : dans les stades, les rassemblements festifs, les rituels religieux, les réunions publiques, les meetings politiques, les commémorations, les manifestations de rue, les guerres et les conflits interethniques, les situations de crise, etc. Les émotions qui y sont partagées sont de toutes sortes : joie, fierté, douleur, compassion, rancœur, dégoût, peur, colère, indignation, envie, haine, vengeance, ressentiment, etc. Le partage d’émotions y prend aussi des formes différentes, plus ou moins expansives, plus ou moins débridées, parfois violentes. Il peut relever d’une participation directe à un événement ou à une action collective. Il peut aussi se faire par médias interposés, par exemple dans le cadre d’une focalisation collective sur un événement public (attentat, catastrophe naturelle, etc.).

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On lit souvent dans les essais sociologiques et politiques récents que, sur le plan politique, ce qui compte désormais de plus en plus c’est d’émouvoir les gens, et que ce qui occupe la scène c’est la mobilisation des émotions. C’est d’ailleurs la définition même de la post-vérité, si l’on en juge d’après la définition récemment proposée par le dictionnaire de l’Université d’Oxford : dans un régime de post-vérité, « les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ».

Il ne faut pas oublier que les mouvements sociaux, les mobilisations politiques et la défense de causes ont toujours eu une forte composante émotionnelle.

Il y a peu, Pierre Rosanvallon a défendu l’idée que l’expression collective des émotions est devenue une fin en soi, et qu’elle n’est plus orientée vers l’action. Il a aussi défini les leaders populistes comme des « entrepreneurs d’émotions » ou des manipulateurs d’affects. Il ne faut cependant pas oublier que les mouvements sociaux, les mobilisations politiques et la défense de causes ont toujours eu une forte composante émotionnelle. On imagine mal qu’ils aient pu être sans passion aucune, mais cette passion a souvent été canalisée par des organisations (syndicats, partis, églises, etc.) et investie dans des formes d’action motivées par un projet collectif (faire advenir le socialisme, changer la société, améliorer la condition des travailleurs, etc.).

Il semblerait d’ailleurs que le terme « émotion » ait été utilisé initialement pour désigner des troubles populaires provoquant un désordre social. La « psychologie des foules » a été inventée au 19e siècle pour expliquer différents soulèvements populaires, dans lesquels Hyppolite Taine voyait « une irruption sauvage de foules impossibles à maîtriser ». Elle considérait les émotions collectives comme des phénomènes hystériques et les expliquait en termes d’imitation, de contagion et de suggestion. Les sciences sociales contemporaines ont proposé des explications beaucoup plus fines et plus différenciées, mettant l’accent sur la signification du partage des émotions, et sur les modalités pratiques (rituelles notamment) de sa réalisation[1].

Le constat de Rosanvallon rejoint les avertissements de nombreux philosophes politiques : les explosions et débordements émotionnels peuvent être « démoniaques pour la démocratie » (Michael Walzer), parce qu’ils sont contraires à son ethos et à ses méthodes, et qu’ils peuvent représenter une menace pour la paix civile. La solution habituellement envisagée pour les contenir est un appel à la retenue et à la modération, bref à la raison. On retrouve là un des principaux dualismes de la culture moderne occidentale : celui de l’émotion et de la raison. Étant corporelles, les émotions sont considérées comme correspondant à notre part animale, et donc comme irrationnelles et nous tirant vers le bas.

La pensée moderne, articulée sur la dualité corps/esprit et obnubilée par la rationalité, nous a incités à vivre surtout dans notre tête et à dévaluer la forme d’intelligence, essentiellement corporelle, que constituent les affects et les émotions. Elle a promu une forme d’« excarnation » (Charles Taylor), y compris dans la vie spirituelle, notamment dans le cadre de la Chrétienté latine. 

D’une certaine manière, ce genre de désincarnation a été largement remis en question non seulement par certains courants philosophiques (je pense notamment au pragmatisme américain et à la phénoménologie existentielle), mais aussi par la révolution culturelle qui a eu lieu au 20e siècle, qui a vu naître ce que Taylor appelle « l’âge de l’authenticité ». Dans une culture de l’authenticité, la prééminence accordée à la raison cède le pas à la réalisation de soi, à la recherche d’une vie épanouie, pleine de sens et gratifiante, à l’aspiration à l’unité du moi. L’accent y est mis sur la subjectivité, sur la place des émotions, sur la réhabilitation du corps et du désir, sur la confiance en ses propres intuitions, etc. Sont de moins en moins acceptés les disciplines imposées à l’individu de l’âge classique, le moralisme des religions institutionnelles et leur prétention à dicter autoritairement un certain type de conduite.

Cet « âge de l’authenticité » se caractérise aussi par un « individualisme expressif » qui peut déraper vers la promotion exacerbée d’une liberté individuelle « autodéterminée », dont le revers est le rejet des contraintes et des conventions sociales, la perte du sens du commun, la dévalorisation de la valeur de vérité au profit de celle de sincérité, la défiance à l’égard des institutions qui s’appliquent à différencier les faits qui sont vrais de ceux qui ne le sont pas. Force est de constater que nombre de protestations sociales contemporaines sont animées par cet « individualisme expressif ».

Les émotions accomplissent quelque chose dans le continuum des activités humaines. Il en va de même pour le partage des émotions dans des rassemblements, des rituels, etc.

Cependant, ce retour du balancier en faveur du sensible et de l’affectif, et plus largement du corporel, ne remet pas nécessairement en cause les dualismes traditionnels. Par exemple, de nos jours, la dualité corps/esprit est reproduite sous le forme d’une dualité corps/cerveau dans les neurosciences affectives. Pour sortir définitivement de tels dualismes, il nous faut une nouvelle compréhension de l’imbrication de l’intellect et de l’affectivité, ou encore de la forme d’intelligence et de téléologie propre aux émotions, ainsi que de ce qu’elles accomplissent dans l’expérience humaine : « Nos jugements concernant la valeur, grande ou petite, des choses dépend des feelings que les choses suscitent en nous. […] Si nous étions radicalement feelingless, et si les idées étaient la seule chose que notre esprit pourrait avoir, nous perdrions d’un coup tout ce qui nous plaît ou déplaît, et serions incapables de considérer une situation ou une expérience de vie comme ayant plus de valeur ou ayant plus de signification que toute autre » (William James).

En 1872, Charles Darwin a publié un livre magnifique sur l’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Il y présentait la problématique de l’utilité des émotions pour la survie des uns et des autres, et rapportait les modes d’expression des émotions à des habitudes formées au cours de l’évolution. Chez Darwin, les habitudes émotionnelles sont à la fois des habitudes de réaction comportementale à des stimuli déterminés et des habitudes d’expression physionomique, les unes et les autres correspondant à des montages sensori-moteurs ancrés dans le système nerveux et transmis héréditairement. 

Darwin explique comment l’expression physionomique d’une émotion est produite par une force procédant d’une excitation du système nerveux : elle est la décharge par réflexe, dans des mouvements, des gestes, des émissions vocales, des mimiques, des postures, de tons de la voix, de cette force nerveuse accumulée. Darwin a décrit avec beaucoup de finesse et de précision l’anatomie de ces postures, mouvements et gestes, notamment leurs supports musculaires, aussi bien chez l’homme que chez les animaux.

Cette problématique présente l’intérêt de réorienter en partie l’enquête sur les émotions : on ne s’intéresse plus seulement à ce qui les suscite, ou aux processus et mécanismes causaux intra-organiques qui génèrent les différentes composantes d’une émotion, mais aussi à leur fonction, à leurs conséquences, voir à leur « travail ». Les émotions accomplissent en effet quelque chose dans le continuum des activités humaines. Il en va de même pour le partage des émotions dans des rassemblements, des rituels, etc.

La redécouverte d’une intelligence proprement émotionnelle ne doit pas conduire à dévaluer l’importance de la raison. Elle incite plutôt à dépasser le dualisme émotion/raison.

Toutes nos transactions avec l’environnement mettent en jeu nos affects. Une « intelligence émotionnelle » y est à l’œuvre. Cette expression est aujourd’hui utilisée pour désigner la capacité de comprendre et de gérer ses émotions personnelles. Mais on peut lui donner une autre signification et en faire une partie de l’intelligence corporelle : nous apprenons et comprenons « par corps », écrit Pierre Bourdieu. Il s’agit d’une compréhension pratique du monde, dans laquelle tout le corps (et pas seulement le cerveau) est impliqué. 

À travers ses émotions, l’individu reconnaît qu’une certaine situation a une certaine importance pour lui, et y répond par une émotion qui comporte une réaction organique et un mode de comportement visant à traiter cette situation de façon à pouvoir mener à terme l’activité en cours, avec les orientations qui la constituent (éviter ce dont on a peur, par exemple). Cette reconnaissance n’est ni une représentation ni une interprétation explicite, mais ce que John Dewey appelle une « valuation affective-motrice ».

Cette intelligence pratique repose pour l’essentiel sur des habitudes émotionnelles formées dans un milieu socio-culturel. Les composantes organiques des émotions sont elles-mêmes pour partie façonnées par un processus de socialisation qui pénètre jusqu’aux habiletés motrices. C’est ce qui fait que selon les contextes sociaux culturels, la manière dont les émotions sont éprouvées, « valuées », régulées et « performées », varie. 

Les habitudes émotionnelles concernent donc non seulement les modes d’expression, de régulation ou de « valuation » des émotions, mais aussi la manière dont elles sont organiquement produites. Certains vont jusqu’à dire qu’il y a un savoir-faire dans les émotions, qu’elles sont « skillful » : « Elles impliquent des structures/schèmes (patterns) complexes de traitement sensorimoteur, qui configurent des postures corporelles, des tons de voix, des expressions faciales, des modes de respiration, et des tensions et relâchements de muscles qui nous permettent d’atteindre certains buts d’une façon largement automatisée » (Rebekka Hufendiek).

Aujourd’hui les neurosciences affectives revendiquent l’héritage de Darwin. Mais elles se contentent souvent de répéter son argument général : les émotions sont utiles pour la survie car elles assurent l’adaptation immédiate aux conditions environnantes. Les chercheurs en neurosciences s’intéressent peu finalement au « travail » qu’elles réalisent, peut-être parce qu’ils sont accros au paradigme mécaniciste qui pousse à se focaliser sur les processus et les mécanismes causaux intra-organiques. Ils négligent aussi le fait que les émotions peuvent désadapter aussi bien qu’adapter.

Les recherches en neurosciences produisent néanmoins des connaissances précieuses sur la fabrique des émotions. Celles-ci sont en effet des phénomènes biologiques qu’il faut expliquer. Mais, en leur état actuel, ces recherches tiennent peu compte du fait que les émotions sont aussi des phénomènes socio-culturels, voire des institutions. Elles sont plus précisément des processus biologiques façonnés par des conditions sociales et culturelles, qui déterminent non seulement les modes d’expression des émotions, mais aussi leur base sensori-motrice.

La redécouverte d’une intelligence proprement émotionnelle ne doit pas conduire à dévaluer l’importance de la raison. Elle incite plutôt à dépasser le dualisme émotion/raison. On sait que Baruch Spinoza ne croyait pas possible un contrôle total des émotions par la raison, et que la solution était plutôt de contrarier un affect par un affect plus fort. Il proposait donc une sorte de gymnastique intellectuelle pour remplacer les stimuli qui déclenchent les émotions négatives (peur, colère, jalousie, haine, etc.) par des stimuli capables de provoquer des émotions positives. Antonio Damasio voit en Spinoza un « immunologiste de l’esprit, développant un vaccin capable de créer des anticorps contre les passions [tristes] ».

Les pragmatistes américains ont proposé un point de vue similaire : pour contrer une impulsion ou une habitude émotionnelle, il faut la force d’une autre, plutôt que la raison, qui n’a pas de force motivante suffisante. La raison procède d’actes et d’opérations de coordination d’une multitude de dispositions ; la réalisation de ces actes et de ces opérations repose elle-même sur des impulsions, aussi faibles et peu assurées soient-elles : « La nature du combat de la raison et de la passion a été bien formulée par William James. La marque de la passion est de fixer l’imagination sur les objets qui lui sont agréables, qui la nourrissent, et qui, en la nourrissant, intensifient sa force, jusqu’à ce qu’elle étouffe toute pensée d’autres objets. Une impulsion ou une habitude qui est fortement émotionnelle amplifie tous les objets qui s’accordent avec elle, de même qu’elle étouffe tous ceux qui s’opposent à elle quand ils se présentent. On ressent le pressentiment que si l’on fait place dans l’imagination à la pensée d’objets contraires, ces objets contribueront à refroidir et à geler la passion ardente du moment.

La conclusion à en tirer n’est pas que la phase émotionnelle, passionnée, de l’action peut ou doit être éliminée au nom d’une raison sans vigueur. C’est plus de “passions”, et pas moins, qu’il faut. Pour enrayer l’influence de la haine il doit y avoir de la sympathie, tandis que pour rationaliser la sympathie il faut des émotions de curiosité, d’attention, de respect pour la liberté des autres – toutes dispositions qui suscitent des objets qui équilibrent ceux que la sympathie fait venir à l’esprit, et empêche qu’elle dégénère en sentiment larmoyant ou en interférence qui se mêle de tout. La rationalité, je le répète, n’est pas une force à susciter pour contrer l’impulsion et l’habitude. Elle est l’atteinte d’une harmonie suffisante entre des désirs divers et variés. En tant que nom, “raison” signifie la coopération heureuse d’une multitude de dispositions, telles que la sympathie, la curiosité, l’exploration, l’expérimentation, la franchise, la persévérance […], la circonspection, l’attention au contexte, etc., etc. […] La raison, l’attitude rationnelle […], n’est pas un antécédent tout prêt qui peut être mobilisé à volonté et mis en mouvement. L’homme qui veut cultiver intelligemment son intelligence élargira, plutôt qu’il ne rétrécira, sa vie d’impulsions fortes en cherchant à bien les faire coïncider en opération. » (Dewey, Human Nature and Conduct, p. 195-196)

D’où l’importance de l’éducation, seule capable de façonner l’affectivité instinctive et de former des habitudes émotionnelles appropriées à la démocratie.

NDLR : Louis Quéré a publié en septembre 2021 La fabrique des émotions aux PUF.


[1] Je renvoie ici à l’ouvrage que j’ai édité l’an dernier avec Laurence Kaufmann : Les émotions collectives, Paris, éditions de l’EHESS.

Louis Quéré

Sociologue, Directeur de recherche honoraire au CNRS

Notes

[1] Je renvoie ici à l’ouvrage que j’ai édité l’an dernier avec Laurence Kaufmann : Les émotions collectives, Paris, éditions de l’EHESS.