Politique

Le politicien, les croyants et la vérité

Philosophe

Ce vendredi, Emmanuel Macron sera reçu en audience privée par le pape. L’occasion de revenir sur le geste du président de la République lorsque cet été, il s’est laissé prendre en photo alors qu’il semblait en prière dans le sanctuaire de Lourdes. Ce geste a posé question et il convient aussi de le lire en ce qu’il nous montre l’importance de la vérité en matière de religion et de politique.

Les mensonges et les fausses promesses sont des constituants fondamentaux de la vie politique et les problèmes qu’ils posent ont été bien étudiés depuis les débuts de la pensée politique. L’indifférence et le mépris de la vérité comme valeur fondamentale de l’esprit et de toute vie collective sont probablement plus récents[1]. J’aimerais ici insister sur un autre point généralement sous-estimé : sans prendre en compte la vérité et la prétention à la vérité, de nombreuses pratiques et attitudes religieuses resteront incompréhensibles, comme par exemple la différence entre « croire » et « faire semblant de croire », ce qui n’est pas sans conséquences politiques.

La référence à la vérité est rarement mentionnée dans l’analyse des pratiques religieuses pour des raisons diplomatiques, afin de ne pas avoir à critiquer la fausseté ou l’illusion des croyances religieuses, ce qui doit favoriser une compréhension plus fine des différentes manières de croire[2]. Or, la volonté d’éviter la critique dogmatique a pour conséquence de nous interdire la nécessaire prise en compte de l’importance de la vérité dans l’engagement religieux de certains croyants, et pas seulement des plus fanatiques.

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Imaginez un politicien dans un lieu de pèlerinage, à genoux, les yeux et les mains tournés vers le ciel, comme pris d’une extase religieuse ; il sourit, satisfait de lui-même. Cette mise en scène de la croyance religieuse en acte et de soi-même est très probablement une imitation sans foi authentique.

Notre politicien ne croit pas et cherche seulement à faire semblant de croire pour que des personnes plus authentiquement croyantes puissent s’identifier à lui et ainsi lui accorder leur confiance comme elles le font pour les membres de leur communauté. Il s’agit donc d’un hommage du vice à la vertu.

Si l’on veut se donner les moyens de comprendre la différence entre une prière et une imitation de prière, il faut pouvoir distinguer entre, comme l’on dit couramment, celui ou celle qui y croit et celui ou celle qui n’y croit pas. Or, pour que cette distinction ait un sens, il paraît difficile de se passer du concept classique de vérité. Classique, c’est-à-dire tel qu’il était compris dans la tradition philosophique, à savoir : est vrai ce qui, d’une manière ou d’une autre, représente ou dit ce qui est tel qu’il est et ce qui n’est pas tel qu’il n’est pas. Il y aurait beaucoup à dire sur les nuances et précautions nécessaires pour pouvoir continuer à utiliser un tel concept de vérité. Sa mise en cause dans certaines traditions philosophiques ou de sciences sociales et historiques laisse néanmoins démuni face à nombre de phénomènes contemporains religieux et politiques, comme la différence entre y croire ou pas.

Les croyances religieuses prétendant à la vérité ne peuvent être endossées par des hommes et des femmes de pouvoir.

Quand un politicien imite de manière ostentatoire une personne croyante, il contrevient à deux valeurs fondamentales d’un État laïc, valeurs qui ne paraissent pas liées, de prime abord, à la vérité. D’une part, la publicité de l’adhésion religieuse est politiquement contestée car elle est vécue et comprise comme une forme de pression où l’autorité de la parole et de l’action politiques valident et en même temps se nourrissent de la force symbolique du religieux. D’autre part, si notre politicien exerce une charge publique, on attend, selon la tradition laïque française et d’ailleurs, qu’il soit plus réservé et plus neutre quant à ses préférences religieuses, car on craint, à juste titre, que son adhésion à une tradition religieuse l’aveugle et le sépare du reste de la population qui ne partagerait pas cette préférence.

Le pluralisme des valeurs et des conceptions de la vie bonne ne peut être défendu que si celles et ceux qui ont en charge de parler et d’agir au nom de toutes et tous se gardent de s’engager et de s’afficher comme membres d’un groupe, fut-il majoritaire et à plus forte raison s’il est minoritaire. Bien sûr, la vérité n’est pas à bannir de la vie politique démocratique : les vérités scientifiques, empiriques ou historiques sont nécessaires. Mais les croyances religieuses prétendant à la vérité ne peuvent être endossées par des hommes et des femmes de pouvoir ; elles sont au mieux à verser au débat, à formuler et à discuter en commun.

La critique doit dénoncer les instrumentalisations politiques du religieux ainsi que les connivences entre les autorités politiques et religieuses censément séparées. Pourtant, l’imitation (politique) de l’attitude croyante ne peut être pleinement critiquée que si l’on distingue « y croire » et « faire semblant ». Croire n’est pas seulement faire, s’agenouiller, manipuler un objet rituel, chanter une louange, enterrer ses morts, etc. Quand on y croit, croire suppose, sans s’y réduire, que l’on tient pour vrais certains contenus. Le philosophe Ramsey comparait les croyances, religieuses ou autres, à des cartes représentant le monde et permettant d’y agir. La tradition pragmatiste tend à n’examiner que les effets pratiques de la croyance[3]. Il importe d’y adjoindre une analyse critique des contenus de croyance et de l’attitude croyante, c’est-à-dire de la prétention à la vérité et des bonnes et mauvaises raisons de cette prétention.

Imaginez une personne croyante sincère qui prie devant une statue de son dieu. Bien sûr, elle fait des gestes obéissant à des conventions, elle respire différemment, elle en a parlé ou en parlera avec d’autres croyants, etc. Et elle y croit. Mais quelles sont ces vérités auxquelles elle paraît adhérer ? Il n’est pas nécessaire de lui attribuer la croyance que la statue a le pouvoir d’écouter et de comprendre un discours. Une telle interprétation de l’attitude et des pensées de la personne croyante serait bien sûr simpliste. Utiliser le concept de vérité pour comprendre une partie du religieux ne signifie pas attribuer des croyances ridicules aux croyants. Il est bien plus probable que la personne croit qu’il y a un être divin invisible qui, en un sens difficile pour elle à identifier, n’est pas indifférent à ce qu’elle dit ou demande. Elle ne parle pas dans le vide et elle s’attend à ce que sa prière fasse une différence dans sa vie parce qu’elle permet une forme d’interaction avec ce que l’on désigne, dans sa communauté, par un nom propre ou des descriptions définies comme « le Tout-puissant », « le plus sage », etc.

Ce contenu de croyance tenu pour vrai est généralement difficile à cerner et la vie religieuse n’implique pas nécessairement que cette vérité puisse être aussi facilement énoncée qu’une vérité empirique du quotidien telle que « le sel est sur la table ». De ce problème d’identification de ce qui est cru peut naître des controverses internes à une communauté religieuse. Ces situations imposent des clarifications à l’intérieur même de la pratique religieuse. Si la personne prie en exigeant que son enfant malade guérisse, il est facile d’imaginer un ou une spécialiste de sa communauté lui rappelant que rien ne peut être exigé de Dieu ou de l’ancêtre, qu’il s’agit d’abord de se rendre digne de son intervention, voire même qu’il faut s’abandonner avec confiance à ses décisions éternelles qui ne peuvent faire l’objet d’une discussion. Pour décrire ce type de situations, il ne suffit pas d’insister sur l’orthopraxie attendue des croyants, car il faut aussi savoir reconnaître le désir de bien se représenter les entités religieuses avec lesquelles interagir.

Il existe des cas intermédiaires instructifs mais qui, s’ils étaient généralisés à l’ensemble des croyances religieuses, donneraient une image trop intellectualisée de la vie religieuse. Même s’ils sont de moins en moins nombreux, beaucoup de nos contemporains tiennent encore à se marier religieusement. Parfois, la raison de ce mariage religieux est une adhésion profonde à une tradition religieuse ; dans d’autres cas, à l’opposé en quelque sorte, la raison en est une simple répétition du rituel traditionnel, parce que cela se fait ainsi ou parce que le folklore fait partie de la fête de mariage. Entre ces deux attitudes, il existe une position typiquement contemporaine. Le mariage religieux n’est pas simplement une mise en scène donnant forme au mariage, ni un engagement réfléchi devant une communauté religieuse d’appartenance et un être divin ou surnaturel objet de croyances. Il est une manière de donner de l’importance à l’engagement de deux partenaires en mobilisant les symboles, les discours et les rites d’une tradition religieuse.

Accepter et assumer des paroles issues d’un texte religieux quand il ne s’agit pas seulement de faire semblant de croire suppose aussi des croyances religieuses, même vagues.

Est-ce une simple imitation du mariage religieux au cours de laquelle les marié.es font semblant de croire les discours religieux sans les assumer ? Le cas est sûrement fréquent, mais l’engagement pour de possibles vérités n’est pas toujours absent, sans pour autant qu’une croyance en bonne et due forme existe. On parlera d’acceptation[4] de contenus sans y croire totalement, mais sans exclure la possibilité d’y croire ou d’avoir des croyances plus solides l’accompagnant. La différence entre une croyance et une acceptation correspond dans ce cas à une différence entre une attitude plus passive et une attitude plus active. Croire ne se contrôle pas directement. Par un effort de volonté, je ne peux pas décider de croire que 2+2=5. Quand je pense à la somme de 2 et 2, irrésistiblement je crois que le résultat est 4. De même, quand je regarde l’arbre devant moi, je crois qu’il y a un arbre. Par contre, volontairement, je peux accepter l’hypothèse que 2+2=5 pour montrer par l’absurde que la proposition est fausse ou je peux accepter l’hypothèse que l’arbre n’existe pas pour mieux imaginer mon jardin réaménagé. Mais je peux aussi accepter que mon amie sera à l’heure au rendez-vous, et agir en conséquence, sans avoir de croyance précise sur sa ponctualité ou absence de ponctualité.

L’acceptation est une attitude répandue en matière de religion et elle s’associe à des croyances religieuses très vagues en général. Elle consiste à volontairement tenir pour possiblement vrais certains contenus ou certaines affirmations religieuses afin de participer à des rituels ou événements religieux considérés comme importants pour soi. L’attitude religieuse relève alors à la fois des croyances, des acceptations et d’une relation complexe à la vérité. Pour se marier, les partenaires vont accepter des discours sans forcément les tenir pour vrais ou pour faux. Il n’y a ni croyance ni négation. Mais, accepter et assumer des paroles issues d’un texte religieux quand il ne s’agit pas seulement de faire semblant de croire suppose aussi des croyances religieuses, même vagues.

Par exemple, l’invisible ou l’extra-ordinaire ne sont pas tenus pour de simples fictions sans être l’objet de croyances religieuses déterminées. Il est courant que des personnes se disent croyantes et liées à une tradition religieuse théiste – mentionnant traditionnellement un dieu possédant des attributs comme l’omniscience, l’omnipotence, la bonté parfaite, etc. – tout en refusant la croyance qu’il existe un dieu. Elles préféreront formuler leur croyance en disant qu’elles croient en une force transcendante, en un pouvoir au-delà de la nature, en une vie invisible et animant toutes choses, etc. Ici aussi, la référence à la vérité ne peut être absente de la description. Certes, se marier pour le folklore n’est pas se marier en croyant à l’essentiel de telle tradition, mais se marier en acceptant des contenus comme n’étant ni vrais ni faux, comme possiblement vrais mais sans s’en préoccuper véritablement, suppose de croire que tout n’est pas fictif ou illusoire, qu’en disant « je promets devant Dieu etc. », on ne promet pas simplement devant un partenaire, un dignitaire religieux et une assemblée de proches.

La vérité à propos de Dieu et des croyances religieuses relève du travail métaphysique et épistémologique et non du politique.

Tout comme prier en y croyant et faire semblant de prier ne sont pas identiques, se marier en y croyant, même un peu, n’est pas identique à se marier sans y croire. Les acceptations qui neutralisent la question du vrai, s’appuient sur des croyances vagues qui comportent bel et bien une prétention à la vérité et peuvent s’accompagner d’un discours sur les raisons de croire. Encore une fois, décrire l’attitude croyante suppose d’y repérer la prétention à la vérité.

Mais à quoi bon insister sur ce lien à la vérité, puisque les croyances religieuses souffrent d’un manque de bonnes raisons de croire ? La liste des griefs adressés aux croyances religieuses prétendant à la vérité est longue : elles manquent d’arguments solides en leur faveur, elles sont sources d’illusions sur le monde et sur soi, elles stimulent le dogmatisme et l’intolérance, et bien d’autres problèmes encore. Sans prendre parti pour ou contre ces reproches, il est généralement tenu pour plus sage de neutraliser au maximum les espaces publics politiques où doivent se prendre les décisions communes. On préfère y discuter du juste et non de la vérité sur les dieux, les ancêtres ou la vie après la mort. C’est pourquoi on s’inquiète à juste titre quand des croyants ou des dignitaires religieux veulent imposer « leurs vérités » sur le genre, l’éducation, la fin de vie, les loisirs, l’art, la science et autres questions. De même, on attend une retenue des responsables politiques. La vérité à propos de Dieu et des croyances religieuses relève du travail métaphysique et épistémologique et non du politique.

Or, notre politicien simulant la croyance religieuse n’échappe pas toujours aux croyances religieuses. Quand il imite la croyance, un doute nous vient : plutôt qu’un simple imitateur intéressé, n’est-il pas comme ces mariés qui acceptent les rituels et les discours sans y croire, sauf au sens vague de « j’ai senti une force rassurante » quand l’imam ou le prêtre a parlé ?

On se souvient de François Mitterrand qui disait croire aux forces de l’esprit et qui liait son pouvoir politique à la mystique de la Nation au sein de laquelle il jouait bien sûr un rôle de premier plan. Le sens du spirituel comme l’on dit est souvent le sens de la verticalité, de l’autorité centralisée et incontestable car légitime, venant de bien plus loin et bien plus haut que les simples contingences d’une élection présidentielle.

Plus que l’indignation face à l’imitation du religieux par le politicien, c’est sa croyance religieuse en sa propre place au sein d’un destin national qui inquiète[5], car elle n’est pas une imitation cynique et électoraliste, ni une acceptation volontaire et contrôlée. Elle est une croyance mal réfléchie et tenue pour vraie – il y croit véritablement. Nourrir la politique de croyances religieuses, introduire en politique la prétention à la vérité sur des bases ni scientifiques ni empiriques est sûrement bien plus dangereux politiquement que d’imiter la croyance à des fins électorales. Une nouvelle raison de rouvrir le dossier des relations entre religions et vérité.


[1]    Harry Frankfurt, De la connerie [2005], Fayard, 2020.

[2]    Emma Aubin-Boltanski, Anne-Sophie Lamine et Nathalie Luca (éds.), Croire en actes. Distance, intensité ou excès, L’Harmattan, 2014.

[3]    Il faudrait préciser que la tradition pragmatiste influente en philosophie ou en sciences sociales est souvent celle de James ou Dewey alors même que Peirce offrirait des ressources théoriques sûrement plus fécondes, en particulier par sa réflexion sur les croyances et la vérité.

[4]    Le terme est la traduction de l’anglais acceptance qu’il ne faut pas entendre comme une résignation mais plutôt au sens où l’on peut accepter une hypothèse pour agir ou réfléchir.

[5]    Voici l’échange en septembre 2016 entre Emmanuel Macron et un journaliste où mission politique nationale et transcendance religieuse sont clairement associées. « Pierre Hurel : Est-ce que vous êtes en mission ? Emmanuel Macron : Oui. C’est comme cela que je le vis. Je ne suis pas en train de faire une carrière, d’ailleurs j’ai jamais vraiment cherché à faire une carrière […] PH : Y a une dimension de spiritualité ? EM : Y en a une, et en tout cas, la conviction qu’il existe une transcendance, oui. Quelque chose qui dépasse, qui vous dépasse, qui vous a précédé, et qui restera. »

Yann Schmitt

Philosophe, Professeur de philosophie en CPGE

Mots-clés

Laïcité

Notes

[1]    Harry Frankfurt, De la connerie [2005], Fayard, 2020.

[2]    Emma Aubin-Boltanski, Anne-Sophie Lamine et Nathalie Luca (éds.), Croire en actes. Distance, intensité ou excès, L’Harmattan, 2014.

[3]    Il faudrait préciser que la tradition pragmatiste influente en philosophie ou en sciences sociales est souvent celle de James ou Dewey alors même que Peirce offrirait des ressources théoriques sûrement plus fécondes, en particulier par sa réflexion sur les croyances et la vérité.

[4]    Le terme est la traduction de l’anglais acceptance qu’il ne faut pas entendre comme une résignation mais plutôt au sens où l’on peut accepter une hypothèse pour agir ou réfléchir.

[5]    Voici l’échange en septembre 2016 entre Emmanuel Macron et un journaliste où mission politique nationale et transcendance religieuse sont clairement associées. « Pierre Hurel : Est-ce que vous êtes en mission ? Emmanuel Macron : Oui. C’est comme cela que je le vis. Je ne suis pas en train de faire une carrière, d’ailleurs j’ai jamais vraiment cherché à faire une carrière […] PH : Y a une dimension de spiritualité ? EM : Y en a une, et en tout cas, la conviction qu’il existe une transcendance, oui. Quelque chose qui dépasse, qui vous dépasse, qui vous a précédé, et qui restera. »