Savoirs

Du darwinisme en sciences humaines et sociales (1/2)

Philosophe, Philosophe, Philosophe

Il y a tout juste 150 ans paraissait The Descent of Man (La Filiation de l’homme), ouvrage dans lequel Darwin applique à l’homme sa théorie de l’évolution, l’inscrivant ainsi pleinement dans le continuum animal. Le cadre évolutionniste darwinien a ainsi donné naissance à de nombreuses approches dans les sciences humaines et sociales, que l’on peut classer en deux grands pôles : les perspectives qui héritent de l’écologie comportementale, comme la psychologie évolutionniste, et celles qui se situent plutôt dans la lignée de la génétique des populations, comme les théories de l’évolution culturelle.

Depuis La Filiation de l’homme, qui fête ses 150 ans cette année, on sait que la biologie de Darwin a des choses à dire sur l’humain. Une large gamme d’approches « évolutionnistes » a progressivement vu le jour[1]: l’économie évolutionniste ou la psychologie évolutionniste, mais aussi la critique littéraire darwinienne et l’éthique évolutionniste. D’autre part les sciences humaines et sociales (ci-dessous et selon l’usage, SHS) sont souvent décrites comme n’apparaissant pas aussi rigoureuses que les sciences de la matière ou de la vie – y compris par leurs propres chercheurs, comme le fait dans ces pages l’éminent sociologue Bernard Lahire. Pour autant, le darwinisme pourrait-il offrir une base d’une rigueur acceptable pour comprendre les activités et faits humains, comme le suggère précisément l’exergue de ce texte programmatique de Lahire ?

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Nombreux sont les exemples d’une telle ambition programmatique unifiante, en particulier depuis le cadre darwinien ; certains marquent justement l’actualité. Ainsi les Américains John Tooby et Leda Cosmides, fondateurs de la discipline qui porte le nom de psychologie évolutionniste, et récipiendaires ce mois-ci du prestigieux prix Jean Nicod, décerné par l’Institut éponyme, haut lieu des sciences cognitives en France, ont conçu un programme de recherche destiné à remplacer la « vision standard » des sciences anthropologiques en général, soit en réalité à remplacer les sciences sociales usuelles.

Ce programme est « naturaliste » au sens où il reconstruit l’anthropologie sur la base des sciences naturelles et leurs méthodes. Le naturalisme impose d’adhérer à la vision darwinienne de l’humain puisque, comme le soulignait l’éminent évolutionniste Theodosius Dobzhansky en une formule régulièrement citée : « nothing in biology makes sense except in the light of evolution » (« rien en biologie n’a de sens si ce n’est à la lumière de l’évolution »). Par exemple, selon ces auteurs et leurs continuateurs, il faudrait accepter q


[1] Robert Richard, dans Darwin and evolutionary theories of brain and behaviour, explicite la naissance et les ramifications de l’idée de darwiniser les sciences de l’esprit.

[2] Par exemple, déjà en 1880, vingt ans après la parution de L’Origine des espèces, Thomas Henry Huxley proposait que « la lutte pour l’existence tient autant dans le monde intellectuel que dans le monde physique ». Huxley, Thomas Henry. 1880. « The Coming of Age of the Origin of Species. » Science os-1 (2): 15–20.

[3] Brosnan, Sarah F., and Frans B. M. de Waal. 2003. « Monkeys Reject Unequal Pay. » Nature 425 (6955): 297–99.

[4] Huxley, Julian. (1942) 1974. Evolution: The Modern Synthesis. 3rd ed. London, UK: Allen and Unwin.

[5] Huxley, Julian. 1954. Evolution as a Process. London: Allen & Unwin.

[6] Fisher, Ronald Aymer. 1930. The Genetical Theory of Natural Selection. Oxford, UK: Oxford University Press.

[7] Plus exactement « allélique ». Les allèles sont les différents variants d’un gène, et ce sont eux dont les fréquences varient en fonction de l’évolution, du fait de l’effet combiné des « forces » évolutives (voir plus bas). Pour simplifier à l’extrême, si un gène affecte la couleur des yeux, il existera en versions qui se distinguent par des différences dans les nucléotides qui composent sa séquence ADN, et chaque version est nommée allèle.

[8] Selon le terme technique d’usage, issu de la locution « survival of the fittest » que Darwin substitue parfois à « natural selection » dans les dernières éditions de L’Origine des espèces, sur la suggestion de Spencer.

[9] Sober, Elliott. 1984. The Nature of Selection: Evolutionary Theory in Philosophical Focus. University of Chicago Press.

[10] Thèse contestée par David Buller dans son important ouvrage critique de la psychologie évolutive, Adapting Minds. Buller, David J. 2005. Adapting Minds: Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature. Cambridge, MA: MIT Press.

[11] Syme, Kristen L., and Edward H. Hagen. 2020. « Mental

Philippe Huneman

Philosophe, Directeur de recherche à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Hugh Desmond

Philosophe, Chercheur postdoctoral à l’IHPST (CNRS/Paris-I)

Agathe Du Crest

Philosophe, Doctorante à l'IHPST (CNRS/Paris-I)

Notes

[1] Robert Richard, dans Darwin and evolutionary theories of brain and behaviour, explicite la naissance et les ramifications de l’idée de darwiniser les sciences de l’esprit.

[2] Par exemple, déjà en 1880, vingt ans après la parution de L’Origine des espèces, Thomas Henry Huxley proposait que « la lutte pour l’existence tient autant dans le monde intellectuel que dans le monde physique ». Huxley, Thomas Henry. 1880. « The Coming of Age of the Origin of Species. » Science os-1 (2): 15–20.

[3] Brosnan, Sarah F., and Frans B. M. de Waal. 2003. « Monkeys Reject Unequal Pay. » Nature 425 (6955): 297–99.

[4] Huxley, Julian. (1942) 1974. Evolution: The Modern Synthesis. 3rd ed. London, UK: Allen and Unwin.

[5] Huxley, Julian. 1954. Evolution as a Process. London: Allen & Unwin.

[6] Fisher, Ronald Aymer. 1930. The Genetical Theory of Natural Selection. Oxford, UK: Oxford University Press.

[7] Plus exactement « allélique ». Les allèles sont les différents variants d’un gène, et ce sont eux dont les fréquences varient en fonction de l’évolution, du fait de l’effet combiné des « forces » évolutives (voir plus bas). Pour simplifier à l’extrême, si un gène affecte la couleur des yeux, il existera en versions qui se distinguent par des différences dans les nucléotides qui composent sa séquence ADN, et chaque version est nommée allèle.

[8] Selon le terme technique d’usage, issu de la locution « survival of the fittest » que Darwin substitue parfois à « natural selection » dans les dernières éditions de L’Origine des espèces, sur la suggestion de Spencer.

[9] Sober, Elliott. 1984. The Nature of Selection: Evolutionary Theory in Philosophical Focus. University of Chicago Press.

[10] Thèse contestée par David Buller dans son important ouvrage critique de la psychologie évolutive, Adapting Minds. Buller, David J. 2005. Adapting Minds: Evolutionary Psychology and the Persistent Quest for Human Nature. Cambridge, MA: MIT Press.

[11] Syme, Kristen L., and Edward H. Hagen. 2020. « Mental