Du darwinisme en sciences humaines et sociales (2/2)
Les tentatives pour penser les faits humains et sociaux à la manière darwinienne sont au moins divisibles en deux groupes, selon le rôle donné à la sélection naturelle et l’attention portée tantôt aux dynamiques évolutives possibles, tantôt au résultat actuel de cette dynamique (1/2). Cette distinction est parallèle à la distinction qu’on trace, en biologie évolutive, entre deux pôles théoriques, l’écologie comportementale (science des traits des organismes comme adaptations) de la génétique des populations (modélisations de l’évolution des fréquences de gènes).
Il s’agit à partir de là de proposer une cartographie des possibles darwinisations des SHS qui permette de concevoir les limites de chacune d’elles en en déterminant les conditions. Nous commencerons par écarter comme unilatérale l’idée que l’évolutionnisme est une réinterprétation du fonctionnalisme en sociologie ou en anthropologie, puis procéderons vers une typologie et une évaluation critique
Fonctionnalisme, adaptationnisme, darwinisme et SHS
La darwinisation des sciences humaines pose la question de la possible naturalisation de certaines fonctions en sciences sociales ou en psychologie, en entendant par « fonction » la raison d’existence d’une caractéristique comportementale ou psychologique dans une société. Ainsi la proposition « X existe parce qu’il remplit telle fonction pour la société » (thèse fonctionnaliste ; par exemple, selon des durkheimiens, les rituels religieux existent parce qu’ils réalisent le sentiment de communauté propice à la vie sociale) devient « X existe parce qu’il est le résultat d’une évolution par sélection naturelle », équivalence d’autant plus plausible qu’en biologie « avoir une fonction» signifie souvent « être un effet de la sélection[1] ».
Cependant, le passage par les modalités des sciences sociales darwiniennes dont la structure ressemble davantage à la génétique de populations (comme on vient de l’établir), nous montre que cette intuition d’une darwinisation comme fonctionalisme fondé sur la sélection est fausse ou partielle. Les théories dynamiques de l’évolution culturelle laissent en effet de côté les interprétations téléologiques et naturalisantes de la notion de fitness : des traits cognitifs ou comportementaux n’émergent pas toujours dans « le meilleur des mondes possibles » leibnizien, et ne répondent pas à une finalité qui leur conférerait un caractère nécessaire, définitif ou normatif.
Nombre d’approches darwiniennes des SHS semblent davantage se ranger du côté de la génétique des populations que de l’écologie comportementale, notamment la plupart des théories de l’évolution culturelle ou la théorie de Hull sur le progrès scientifique[2]. Ainsi Nelson et Winter proposaient en 1982 dans An evolutionary theory of economic change[3] une économie évolutionnaire, dont la dynamique était parallèle à celle de la biologie évolutive. Il fallait simplement implémenter économiquement les conditions de fitness, d’héritabilité et de variation. Les entités qui évoluent sont les firmes, équivalant aux organismes en génétique des populations ; ces firmes sont conditionnées par des « routines » analogues aux gènes, et ces routines sont en compétition les unes avec les autres, de même que les allèles pour un locus donné en génétique des populations. Ces firmes ont par ailleurs des succès « reproductifs » (filiales, etc., ou bien taille du groupe, ou valorisation boursière) divers, et dans certaines conditions l’évolution peut être gouvernée par la sélection, dans d’autres ce n’est pas le cas, comme quand la population de firmes est trop petite. Aucune supposition n’est faite sur un environnement primitif, aucun primat méthodologique n’est donné à la sélection même si, subjectivement, celle-ci nous intéresse davantage puisqu’on veut savoir quand une amélioration économique survient (même si les critères de cette amélioration constituent un problème théorique supplémentaire).
De même, des linguistes ont tenté des théories analogues pour comprendre l’évolution de certaines structures syntaxiques. William Croft s’inspire explicitement de la théorie de la sélection selon Hull pour proposer en 2000 une théorie darwinienne de l’évolution du langage dans Explaining language change : an evolutionary approach, en supposant un processus sélectif analogue à la sélection naturelle mais portant sur des mots ou des phonèmes et reposant sur le succès social des locuteurs et non le taux de reproduction des organismes. (On parle ici parfois de « sélection sociale » si les mécanismes d’évolution sont, pour de nombreux linguistes aujourd’hui, irréductibles à cette seule sélection[4].) La langue et les formes linguistiques sont pour beaucoup toutefois des systèmes adaptatifs complexes, ce qui ouvre un espace pour la sélection naturelle (puisqu’on parle d’adaptation), sans que tout l’essentiel du langage s’explique ainsi.
Dans tous les cas présentés ici, l’adaptation comme résultat de la sélection, et donc le succès reproductif, n’est pas forcément une propriété des humains et de leur psychisme, mais bien des entités dont on modélise l’évolution (firmes, langues, théories scientifiques), même si ultimement cela explique ainsi des propriétés spécifiques des sociétés et des esprits humains.
Mais alors, si ni gènes ni adaptation (donc fonction et fonctionnalisme) ni organismes n’y sont nécessaires, qu’est-ce donc qu’un modèle d’évolution proprement darwinien ? Une réponse très influente fut donnée par Richard Lewontin, figure majeure de la biologie évolutive. Il montre que l’évolution par sélection naturelle n’est possible qu’à trois conditions : l’héritabilité[5] des traits, leur variabilité, et le fait que les traits héritables ont un effet sur le succès reproductif de leur porteur (que l’on appellera « condition de fitness[6] »).
L’absence d’une de ces propriétés rend l’Évolution par Sélection Naturelle (ESN) impossible, mais de fait elles ne sont pas suffisantes à elles seules à l’établir : si la population est trop petite, ou si la variation n’est pas aléatoire mais spontanément dirigée vers les meilleurs phénotypes, alors la sélection naturelle ne gouvernera pas l’évolution. Le second cas notamment représente un scénario en partie « lamarckien » : la variation tend elle-même à produire les variants les plus adaptés, donc la sélection n’explique pas tout…
Ainsi, l’idée que l’évolution des avions est darwinienne reste problématique, parce que les réacteurs et les ailes d’avion qui sont proposés à chaque fois sont généralement des perfectionnements conscients des réacteurs et ailes existants, et non des variations au hasard comme en génétique, de sorte que même sans sélection naturelle les avions se perfectionneraient.
Mais avant même ces trois conditions, pour être darwinien, un modèle d’évolution culturelle doit être populationnel, c’est-à-dire considérer des ensembles d’agents ou d’items culturels dont la dynamique collective produit le phénomène à expliquer, comme par exemple lors d’une standing ovation en concert ou d’une ola dans un stade. Or, comme le rappelle Tim Lewens dans son ouvrage majeur Cultural evolution[7], être populationnel ne suffit pas pour être darwinien : après tout, les modèles de diffusion en cinétique des gaz sont populationnels mais n’ont rien de darwinien.
Déterminer ce qui constitue précisément le darwinisme demeure une question théorique ouverte. Il y a un nombre croissant de « domaines évolutifs », et les visions de ce qui est la « véritable signification » du darwinisme ont changé à travers des décennies. Néanmoins, pour mieux comprendre les approches darwiniennes en SHS, les trois critères d’héritabilité, de variation et de fitness donnent une approximation utile des modèles proprement darwiniens. Et selon les valeurs de ces trois paramètres, on aura, ou non, un primat de la sélection sur les autres forces évolutives.
Mais pourquoi invoquer une approche darwinienne pour expliquer les phénomènes culturels et sociaux ? On peut distinguer des rôles théoriques divers : donner un fondement à un fonctionnalisme, montrer le caractère populationnel d’un phénomène, ou encore souligner une ressemblance générale avec l’évolution organique.
Les variétés de darwinismes en SHS peuvent alors se laisser systématiser de la manière la plus générale possible si l’on rappelle maintenant deux idées fondamentales du darwinisme : (T) toutes les espèces descendent d’espèces ancestrales et ultimement d’un ou quelques vivants initiaux, de sorte que les espèces s’inscrivent dans un arbre généalogique (« Tree of life », dit-on) remontant à une première cellule (nommée Luca) ; (S) la sélection naturelle est le principal agent de cette évolution.
Les approches phylogénétiques
Les arbres se construisent de façon basique à partir du moment où l’on a trois éléments A, B et C et qu’on se demande quels sont les deux qui sont plus proches entre eux que du troisième. Alors il existe un ancêtre commun X de A et B qui n’est pas ancêtre de C, et on peut construire un arbre élémentaire (X, A, B, C), fondé sur la métrique des ressemblances appliquée aux traits.
Il existe ainsi de nombreuses phylogénies en dehors du domaine biologique ; des phylogénies linguistiques, ou d’instruments de musique, de morceaux musicaux, de contes, etc. Dès qu’on sait qu’existe un mécanisme de transmission avec fidélité, on peut se poser la question (T) et à partir de là construire des arbres. La linguistique propose des arbres de langues dont le parallèle avec les arbres phylogénétiques des biologistes est frappant, et dont les principes de construction sont identiques, comme le montre encore un article exhaustif de l’éminent biologiste Mark Pagel[8].
Mais ici, « arbre » est un raccourci – beaucoup d’auteurs récents[9] ont souligné que la possibilité d’hérédités horizontales (lateral gene transfer, fréquent entre bactéries) implique de passer de la notion d’un arbre de vie à la notion d’un arbre réticulé ou de réseau. Au-delà des modèles de type « arbre », on aurait donc des modèles de type « réseau », l’arbre, mathématiquement, étant un type particulier de réseau, dans lequel les branches qui se ramifient ne se recroisent pas.
Les approches fondées sur la sélection naturelle
Les autres darwinisations des SHS – dont nous avons exclusivement parlé jusqu’ici – appliquent l’idée de sélection naturelle (S). Et comme nous l’indiquions, elles se divisent en au moins deux familles selon que le modèle s’intéresse à ce qui est sélectionné, ou bien au processus de possible évolution par sélection naturelle.
Autrement dit, il existe un darwinisme en SHS (i) centré sur le produit – l’adaptation – et un autre (ii) sur les processus, la dynamique évolutive : ce dernier analyse quand et comment une évolution (possiblement par sélection) de telle ou telle chose sculpte des propriétés intéressantes et leur distribution dans une population.
Mais de même qu’un arbre est un type particulier de réseau, de même le cas où la sélection gouverne l’évolution est une classe particulière des systèmes susceptibles de présenter l’évolution avec sélection naturelle, mais qui ne la réaliseront pas si les valeurs de la taille de population, d’héritabilité du trait considéré ou du coefficient de sélection sont trop faibles, ou si la variation est dirigée (comme on l’a vu plus haut). Et ces systèmes sont eux-mêmes une classe spécifique de la classe encore plus large des systèmes dont les propriétés sont causées par une dynamique populationnelle, darwinienne ou non.
Cette typologie des variétés de darwinismes en sciences humaines et sociales trouve ainsi son sens non en elle-même, mais parce qu’elle va nous permettre de comprendre les rôles théoriques de ces diverses approches, et de façon connexe le sens et les limites d’une darwinisation des SHS.
Conditions d’application et limites des approches évolutives
Arrivé ici, on pourra se demander ce qui est le plus prometteur pour les SHS. Les critères de succès diffèrent selon chaque théorisation darwinienne car (trivialement) ils dépendent des projets explicatifs respectifs. Ainsi, s’il s’avérait que la sélection naturelle – par manque de gènes, manque d’héritabilité, manque de temps, ou en raison d’une petite taille de population – n’a pas agi sur un ensemble de traits spécifiques étudiés par la psychologie évolutive, une explication de ce type serait inadéquate[10].
Mais cela n’empêcherait pas dans le même contexte une explication darwinienne de type « évolution culturelle » d’être convaincante, soit parce qu’il y avait effectivement une sélection sur les items culturels tels que phonèmes, artefacts, routines économiques (mais pas sur des items psychologiques comme des croyances), soit parce qu’un modèle darwinien existe et rend compte des choses, sans que la sélection ne gouverne la dynamique, comme cela arrive dans des modèles usuels de génétique des populations.
Ensuite, les projets poursuivis dans ces champs n’ont pas les mêmes conditions de possibilité ni les mêmes limites. Un arbre darwinien est possible s’il existe un mécanisme d’héritabilité verticale (soit, entre générations) quelque peu fidèle. Aucune sélection, aucune différence de succès reproductif n’est ici nécessaire. Mais si la reproduction se fait par transmission de l’item reproduit, et que cette transmission est tant horizontale que verticale, alors le modèle « arbre » se trouvera en défaut.
En d’autres termes, le degré de réticulation des arbres fait qu’un modèle est classiquement darwinien ou ne l’est plus. Et, de manière principielle, on constate que beaucoup de théories d’évolution culturelle seront ainsi ce qu’on pourrait appeler post-darwiniennes, puisque la culture est en grande partie faite de transmissions horizontales (aux frères et sœurs, aux amis, etc.), de même que l’évolution bactérienne repose en grande partie sur du transfert latéral de gènes.
Il apparaît donc, avec ces typologies, que les chances du darwinisme en évolution culturelle sont bien meilleures lorsqu’on prend pour analogie les modèles réticulés post-darwiniens récents des espèces biologiques, plutôt que les modèles classiques de type « arbre de vie ».
Mais les théories d’évolution culturelle darwiniennes orientées sur (S) – sur le mode de (i) et (ii) recensés plus haut – doivent d’abord s’assurer de la possibilité d’une évolution par sélection naturelle, parce que les variations culturelles sont souvent dirigées : les humains tentent de modifier de la meilleure manière possible leurs items culturels, ce qui à première vue semble contredire l’idée d’une variation aléatoire, et donc rendrait non-sélectionniste l’évolution (puisque la sélection suppose une variation aléatoire initiale). Le plus plausible serait que dans certains cas culturels cette variation est aléatoire, due à des fluctuations naturelles – pensons aux variations de la taille du silex au Paléolithique – et dans d’autres cas, comme les réacteurs d’avion, elle est plutôt délibérée.
Qu’en est-il alors de la psychologie évolutive ? L’écologie comportementale est centrée sur les phénotypes – les traits eux-mêmes, et non leurs gènes. Souvent, la base génétique des traits est extrêmement complexe, et il serait impossible de modéliser directement l’évolution de ces gènes dans un modèle de génétique de populations. Un trait aussi simple que la taille est déjà commandé par une centaine de gènes : on peut imaginer alors la complexité d’un make-up génétique comme celui qui sous-tend le comportement de recherche de nourriture.
Néanmoins, il y a de bonnes raisons de penser qu’un modèle d’optimalité, prédisant à partir de la connaissance de l’environnement le phénotype optimal – autrement dit, le phénotype qui répond au mieux aux demandes environnementales en maximisant la fitness, soit en gros le nombre de descendants –, capture le résultat du processus évolutif dont la dynamique est si complexe. En d’autres termes, une approche darwinienne très générale et informelle peut être justifiable.
Alan Grafen a appelé « pari phénotypique » (phenotypic gambit[11]) ce postulat selon lequel, à long terme, la dynamique des allèles reflétera la visée d’un phénotype optimal (ou optimal sous contraintes), car les équations de la dynamique du changement des allèles se traduisent formellement, dans les cas les plus simples, dans des descriptions des organismes vus comme agents optimisateurs. Il existe des raisons de soutenir ce postulat ; et une discussion existe quant à ses limites[12]. Si le postulat du phenotypic gambit n’est pas validé, alors l’approche de type « écologie comportementale » s’avère problématique.
Il est plausible qu’une des limites de la psychologie évolutive se retrouve ici : si notre savoir très général du lien entre gènes et phénotypes morphologiques ou comportementaux étudiés par les biologistes permet de faire raisonnablement le pari phénotypique, dans le cas de la psychologie cela devient bien plus douteux, en tout cas cela est difficilement généralisable. Les contraintes, en particulier sociales, sur les appariements et les structures de population et de génération font qu’on ne peut pas faire aussi facilement un tel pari. Si la psychologie évolutive est une branche de l’écologie comportementale, cette branche est, pour des raisons méthodologiques, bien moins prometteuse que le reste de l’arbre….
À cela s’ajoute le problème fondamental de la détermination des traits phénotypiques que l’on étudie. Un temps d’approvisionnement, une taille de nid sont objectivement mesurables, et on peut donc supposer que la base génétique de ces traits est constante[13].
Une propriété psychologique comme « être entreprenant » ou « l’attractivité » est beaucoup plus dépendante de l’environnement social où on les mesure, et il est fort possible que, dans deux environnements distincts, les substrats physiologiques et donc génétiques de ces propriétés soient très différents. En ce sens, on ne peut pas a priori inférer de la détermination d’un phénotype en principe optimal, aux processus sous-jacents à l’échelle génétique.
Ce problème épistémique se retrouve dès qu’on aborde une supposition massive de la psychologie évolutionniste standard. En effet, celle-ci considère qu’il existe un environnement d’adaptation primitif, l’EEA, une période très longue au pléistocène où les humains habitaient en petits groupes dans la savane mais dont on sait peu, comparativement à notre savoir des sociétés humaines existantes, et que l’on reconstitue en examinant des peuples dits premiers.
Outre que l’on oublie ici que de nombreuses adaptations génériques sont apparues avant cela, héritées d’hominidés plus anciens ou de primates, cette supposition est une simplification immense : en réalité, l’environnement a beaucoup changé (l’espèce humaine a survécu à plusieurs ères glaciales), et différents groupes humains se sont répandus dans chaque continent, sauf en Antarctique[14]. Or, les psychologues évolutionnistes se concentrent souvent sur les dimensions sociales de l’environnement qui ont (à approximation) peu changé jusqu’à récemment.
En outre, le danger est de ne pas prendre assez en compte l’effet de la culture (via l’apprentissage social) dans ce supposé environnement, et même de la capacité à raisonner sur son comportement. Par exemple, est-ce qu’une société sans la jalousie de l’homme ou la femme « trompé(e) » peut exister ? Selon les psychologues évolutionnistes, qui cherchent des « universaux humains », la réponse est : presque sûrement non[15].
Mais est-ce que la jalousie d’un homme ou femme trompé(e) se manifeste de la même manière qu’elle se manifestait au pléistocène ? Ici aussi, presque sûrement non : demeure une grande influence de la culture sur ces émotions (et les comportements accompagnateurs). Les supposés universaux humains proposés, aussi significatifs soient-ils, restent au plus des tendances qui peuvent être formées par la culture et (quoique de manière plus discutable) la liberté individuelle.
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En raison de la pluralité des approches évolutives, il est d’abord clair qu’une science de l’homme unifiée par le darwinisme est peu probable. En biologie évolutive déjà, l’unité n’est pas chose acquise, comme on l’a entrevu. Mais alors qu’en biologie les substrats sont exclusivement les gènes et les organismes, ils varient considérablement d’un domaine à l’autre lorsqu’on ouvre la porte des diverses darwinisations des SHS : firmes, phonèmes, rituels, états psychologiques… ; de la sorte, l’unité y est encore bien moins difficile à atteindre qu’en sciences de la vie. Ce simple constat permet de répondre à ceux qui pensent, à la suite de Tooby et Cosmides, que le salut pour les sciences sociales viendra du darwinisme : celui-ci ne saurait facilement produire le cadre théorique qu’il produit pour la chose biologique. Et une grande difficulté provient en effet de l’absence d’une correspondance formelle comme celle que l’on a vue entre écologie comportementale et génétique des populations, puisqu’elle unifie ipso facto les champs reliés.
Les problèmes épistémiques de la psychologie évolutive et sa différence avec les théories de l’évolution culturelle longuement analysée ici instancient notre perspective générale, selon laquelle les problèmes rencontrés par les darwinistes des sciences sociales dépendent avant tout de la visée explicative du chercheur, mais aussi du type d’approche évolutive qui est implémenté (selon notre typologie triadique: arbres (1), analyses des adaptations comme produit de la sélection (2.1), analyse de la dynamique de l’évolution possiblement par sélection (2.2)).
Cet examen n’apporte pas de nouvelle thèse. Il montre toutefois que toutes les critiques qui dénoncent, par exemple, le réductionnisme de la psychologie évolutive ou des entreprises darwiniennes sur le mode de « nous sommes plus que nos gènes ! », ou « la culture humaine c’est du sens, irréductible aux neurones ! », sont vouées à l’échec car elles passent à côté des difficultés majeures tout en visant un adversaire inexistant.
Aucun des programmes en question n’est réductionniste, ou du moins ne pèche par là – car un partisan répondra avec raison qu’une bonne partie des avancées scientifiques s’est faite sous le drapeau du réductionnisme –, mais tous doivent affronter la question de la validation de leurs conditions, et de la détermination de leurs limites.
Pour la biologie darwinienne, le fait que l’hérédité soit génétique et que les variations génétiques soient aléatoires rend valide son modèle explicatif. Les programmes darwiniens n’ont pas en général besoin de ramener quoi que ce soit aux gènes mais doivent s’assurer que les conditions de réalisation d’un système darwinien sont assurées, même par autre chose que des gènes, autrement dit que la langue, l’économie, la technologie, etc., peuvent présenter des systèmes aux propriétés de variabilité, héritabilité et fitness que suppose l’évolution par sélection naturelle. Une fois ceci fait, l’unification théorique du champ n’est toutefois pas encore garantie.
Les auteurs remercient Sylvain Bosselet, Sébastien Dutreuil, Pascal Engel, Philippe Jarne et Sylvain Lavau, pour leurs précieux commentaires et critiques.