La souveraineté est une idée neuve en Europe
La France vient de prendre la présidence semestrielle du Conseil de l’Union européenne. Comme il y a 27 États-membres, cet événement se répète tous les 13 ans pour chacun des pays européens. Il s’agit donc de quelque chose d’à la fois routinier et rare. L’événement est si routinier que ces présidences semestrielles s’inscrivent en fait dans des séries de trois. La série qui vient de s’achever liait les présidences allemande, portugaise et slovène ; la présidence qui s’est ouverte ce 1er janvier s’inscrit dans une série liant celles de la France, de la République tchèque et de la Suède. Le programme de présidence que proclament à l’envi les acteurs du pouvoir exécutif français est dans les faits un agenda de travail mis au point par les chancelleries de ces trois pays ; il s’étend donc sur dix-huit mois (trois semestres).
C’est pourquoi la petite musique entendue à l’envi (elle aussi) d’une présidence utile de seulement trois mois (en raison de l’élection présidentielle d’avril et mai prochains) sonne en fait assez faux. Dans la pratique du régime politique de l’Union européenne, les présidences semestrielles ont été banalisées, fondues dans un continuum de travail législatif de moyen terme voire de long cours. Cette banalisation correspond à la nature de la vie politique et institutionnelle de l’Europe : un régime politique polycentrique, que caractérise l’équilibre des nombreux pouvoirs qui le composent[1].
D’une façon paradoxale eu égard aux reproches de technocratisme et d’indifférence démocratique énoncés classiquement par plusieurs courants politiques à l’encontre de l’UE, le système politique de cette dernière est en Europe l’un de ceux qui se rapprochent le plus du schéma de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs auquel se réfèrent les cultures politiques et juridiques nationales des pays européens.
Une présidence semestrielle consiste à organiser l’agenda et les travaux d’une des deux assemblées de ce régime politique : celle composée des représentants des vingt-sept États-membres, dénommée Conseil de l’Union européenne. On l’appelle couramment conseil des ministres de l’UE, au motif que ce sont souvent des ministres des gouvernements nationaux qui y représentent les États-membres.
Il s’agit donc d’une assemblée de petite taille, surtout si on la compare à l’autre assemblée du système politique européen qui est son co-législateur : le Parlement européen. Ce dernier est composé de 705 députés élus au suffrage universel direct. Ils siègent non pas dans des groupes nationaux mais par familles politiques dans sept groupes parlementaires. La présidence de ce Parlement européen correspond classiquement à la majorité politique issue des urnes et des compromis entre groupes.
L’assemblée des États-membres n’est pas, quant à elle, un parlement classique. Les vingt-sept représentants qui y siègent sont porteurs des intérêts de l’État qu’ils représentent. Ces États sont d’ailleurs à peu près libres de décider chaque fois que le conseil de l’UE se réunit de la personne qui l’y représente. Ce peut être un ministre, un haut fonctionnaire en poste à Bruxelles, un haut fonctionnaire en poste dans le pays, …, cela varie en fonction de l’ordre du jour, des agendas et des priorités politiques. Difficile dans ces conditions pour le Conseil de l’UE d’élire son président.
D’ailleurs, à la différence du Parlement européen, le Conseil de l’UE n’a pas de durée ; il n’est pas renouvelé tous les cinq ans. Les évolutions de sa vie politique sont pour partie en écho aux évolutions des vies politiques nationales, lorsqu’un département ministériel d’un des Vingt-sept change de ministre, lorsqu’il y a des élections nationales ou un changement de majorité dans tel ou tel des pays membres.
Il n’y a pas de groupes parlementaires au sein du Conseil de l’UE ; ou alors, on pourrait dire qu’il y en a vingt-sept, tous composés d’un seul membre. S’y dégagent donc des majorités d’idées, de projets ou, plus prosaïquement, des majorités de compromis sur les textes législatifs européens à adopter… en commun avec le Parlement européen.
Pour toutes ces raisons, la présidence du Conseil de l’UE est tournante : chacun préside à son tour cette assemblée des États de l’UE dont il est membre. Il s’agit de faire travailler ensemble avec célérité et efficacité les Vingt-sept pour faire aboutir des propositions de lois qui sont dans les tuyaux du circuit législatif et faire entrer dans ces tuyaux des projets de lois qui vont concrétiser des orientations et des priorités politiques déterminées plusieurs mois auparavant par la Commission européenne ou le Conseil européen (qui regroupe les chefs d’États et de gouvernement).
Il y a un an, le Portugal présidait le Conseil de l’UE. Antonio Costa était alors le chef d’un gouvernement d’union des gauches. Leur programme de présidence mit l’accent sur l’Europe sociale ; Emmanuel Macron et Jean Castex veulent aujourd’hui faire aboutir le projet de SMIC européen. La présidence portugaise épaula également la Commission pour faire advenir le Pacte vert : une politique climatique ambitieuse annoncée par Ursula Von der Leyen lors de son discours de politique générale au Parlement européen en 2019. La présidence portugaise mit en haut de l’ordre du jour législatif l’adoption du passe numérique européen proposé par la Commission pour rétablir la libre circulation en temps de Covid. Comme la présidence française de l’Union européenne aujourd’hui ; la présidence portugaise de 2020 organisa un sommet UE-Afrique.
Quand la présidence allemande succéda à la portugaise, et bien qu’Angela Merkel avait déjà annoncé qu’elle ne briguerait pas de cinquième mandat, Berlin a notamment travaillé à l’adoption de deux dispositifs importants : le plan de relance, voulu par tous, mais selon des modalités parfois antagonistes ; et l’accord bilatéral sur les investissements chinois dans l’UE et européens en Chine, en discussion depuis sept années.
On est rarement capable de se rappeler de telle présidence ou de se souvenir d’une trace qu’elle aurait laissée dans l’histoire de la vie politique de l’UE. Bien souvent, d’ailleurs, seuls les citoyens du pays qui préside sont conscients que c’est leur gouvernement qui préside le conseil ; les autres n’en sont pas particulièrement informés. Ce dispositif témoigne de ce que tend à être l’UE : un collectif d’États-nations souverains que caractérisent l’interdépendance et la mutualisation de la souveraineté, et que ne caractérisent plus ni la hiérarchie, ni le rapport de force, ni la domination.
L’UE ressemble de moins en moins à une organisation internationale et de plus en plus à un pays.
Depuis sept décennies que les Européens opèrent ce changement radical de culture politique, l’UE ressemble de moins en moins à une organisation internationale et de plus en plus à un pays ; progressivement, elle devient moins une organisation et davantage une société, avec ses institutions représentatives, son régime politique et sa vie politique. Dans celles-ci, les institutions représentatives et les gouvernements des sociétés nationales continuent d’être des acteurs très importants de la vie politique ; mais leur traditionnelle centralité est relativisée par cette dynamique européenne d’ensemble.
En témoigne, précisément, le fait que le Conseil de l’UE – l’assemblée européenne des États –, partage de plus en plus le pouvoir de décision européen avec les autres pouvoirs européens (Commission, Parlement, Cour de justice, Banque centrale, Cour des comptes, SEAE et même Conseil européen). Or au sein de ce Conseil, d’ores et déjà, chaque État est par nature la partie d’un tout et non pas un tout – et l’est de plus en plus au fur et à mesure des élargissements et de l’extension des domaines mutualisés à l’échelle européenne.
À l’aune de ces considérations, comment caractériser ce fameux Conseil de l’Union européenne dont la France vient de prendre la présidence semestrielle ? Côté jardin, le Conseil de l’UE police la confrontation des intérêts nationaux et tend à faire émerger un intérêt général. Côté cour, le Conseil de l’UE est une AG de copropriétaires où chacun défend sa vision de l’immeuble et son corporatisme d’Etat.
Cette description d’une présidence semestrielle permet de comprendre le choix opéré par Emmanuel Macron : l’exécutif français aurait pu demander à modifier le calendrier des présidences semestrielles du Conseil de l’UE pour éviter la superposition du semestre de présidence européenne et de la période d’élection présidentielle française. Mais cela aurait sans doute peu modifié les résultats d’une présidence semestrielle – y compris pour un dirigeant politique aussi volontaire dans l’intégration européenne que l’est l’actuel président français. En revanche, on devine que ce hasard de calendrier est une opportunité pour un chef de file politique de ce type au moment de s’engager en campagne pour sa réélection. L’engagement européen avait été en 2017 l’un des signes distinctifs du candidat Macron et de son mouvement politique En Marche !, tant pour l’élection présidentielle que pour les élections législatives.
Cet engagement européen peut se comprendre ainsi : pour chacun des pays qui en est membre, et pour la France en particulier, l’Europe n’est pas un problème mais une solution. En 2017, le candidat Emmanuel Macron n’était pas seulement le candidat le plus pro-européen. Il était en fait le seul candidat caractérisé par son engagement européen.
2017 reste sans précédent : ce fut la première élection présidentielle avec un seul candidat identifiable au premier tour par son engagement européen.
Alors, même les candidats des partis français appartenant aux familles politiques européennes qui ont construit l’Europe – François Fillon de LR membre du Parti Populaire Européen et Benoît Hamon du PS membre du Parti Socialiste Européen – étaient davantage sur une ligne critique confinant à l’euroscepticisme. Au vu des élections de 2012, 2007 et 2002, c’était inattendu. Mais en replaçant l’élection de 2017 dans l’histoire des Ve et IVe Républiques, c’était moins surprenant : la droite et les socialistes français sont depuis le début des années 1950 l’une et les autres très partagés sur leur appréciation de la construction européenne. Pour autant, 2017 reste sans précédent : ce fut la première élection présidentielle avec un seul candidat identifiable au premier tour par son engagement européen.
En ce début janvier, l’élection de 2022 apparaît plus classique : sous réserve qu’Emmanuel Macron soit candidat et que Yannick Jadot (EELV) le reste, il devrait y avoir au moins deux candidats identifiables au premier tour par leur engagement européen. Toutefois, ce cas de figure, s’il se confirmait, ne reproduirait pas les précédents premiers tours d’avant 2017. Dans ceux-ci, en effet, il y avait au moins deux candidats identifiables par leur engagement européen ; de plus, sauf en 1969, l’un au moins se classait à droite et l’autre au moins se classait à gauche ; enfin aucun de ces deux-là ne faisant moins de 15 % des suffrages : Mitterrand et Lecanuet en 1965, VGE et Mitterrand en 1974 et en 1981, Mitterrand et Barre en 1988, Chirac et Jospin en 1995 et en 2002, Sarkozy et Royal en 2007, Sarkozy et Hollande en 2012.
En 2022, Valérie Pécresse[2], la candidate de la droite de type PPE ne se caractérise pas par son engagement européen ; Anne Hidalgo, la candidate de gauche de type PSE a encore un positionnement ambigu, mais est surtout créditée d’intentions de vote très faibles ; l’écologiste Yannick Jadot, seul candidat se classant à gauche identifiable par son engagement européen, est crédité pour sa part d’un score inférieur à 10 % dans les intentions de vote.
Bref, dans l’état actuel de la campagne pour l’élection présidentielle de 2022, Emmanuel Macron est positionné comme le seul candidat identifiable par son engagement européen susceptible d’obtenir plus de 15 % des voix et d’avoir une chance sérieuse d’être présent au second tour. Dans cette hypothèse, le second tour opposerait un candidat européiste et un candidat eurocritique, eurosceptique ou europhobe. Cette configuration est d’autant plus intéressante que, contrairement aux apparences, le clivage s’est considérablement affiné comparé à celui de 2017.
En 2017, les mots et les cadres de pensée étaient encore ceux qui avaient dominé la vie politique européenne depuis son origine dans les années 1950. Adversaires et promoteurs de la construction européenne se retrouvaient dans l’idée que la souveraineté du peuple ne pouvait qu’être nationale ; la construction européenne était soit un déni de la souveraineté, soit une délégation de la souveraineté dans le cadre d’une fédération d’États-nations (selon l’expression de Jacques Delors). Schématiquement, il y avait donc des souverainistes (avec ses nuances eurosceptiques et europhobes) et des fédéralistes.
En 2022, il n’y a plus en toute rigueur de grand parti europhobe. L’europhobie se caractérise par une détestation telle de l’UE que le seul programme possible est d’en sortir ou, à tout le moins, de sortir de la zone euro. En 2022, aucun des candidats souverainistes n’a de programme europhobe.
Or, s’agissant de l’Europe, la candidate de droite, Valérie Pécresse, à l’unisson de ses trois principaux rivaux de la primaire LR, n’est pas sur une ligne doctrinale qui la relie à Lecanuet, Pompidou, VGE, Chirac et Sarkozy. Elle semble, pour l’instant du moins, plus dans la filiation du de Gaulle président[3] et du Chirac de l’appel de Cochin[4]. Autrement dit, les électeurs qui se classent à droite mais pour qui l’Europe est d’abord et sans réserve une solution, au contraire des souverainistes, n’ont pas de candidat en qui se reconnaître sans hésitation.
De plus, la différence entre le souverainisme des partis de droite de type PPE comme LR et le souverainisme des partis de droite radicale et extrême de type Identité et Démocratie, auquel est affilié le Rassemblement national, ou le groupe des Conservateurs et réformistes européens, les deux groupes parlementaires concernés, s’est amenuisée ; les uns et les autres contestent l’ordre juridique européen, avec certes une différence de degrés, mais ne se différencient plus par le rejet de la construction européenne et le projet d’en sortir.
Cette bifurcation du souverainisme de type europhobe[5] a été préparé par les innovations doctrinales et politiques concrètes des dix années de pouvoir de Viktor Orban. Le premier ministre hongrois depuis 2010 a en effet inventé l’attachement à la construction européenne au nom des valeurs contre lesquelles a été édifié le projet européen : le pluralisme et l’État de droit. Il promeut une UE qui fédère les nationalismes européens sans les opposer, au nom, lui aussi, de cette fameuse union qui fait la force, en l’espèce dans son cas face au monde arabo-musulman, et au nom d’un héritage chrétien instrumentalisé et mythifié.
Les anciens europhobes se retrouvent dans sa critique permanente de la supranationalité au nom de la souveraineté nationale et de la commission européenne au nom du rejet des élites qui caractérise le populisme.
Mais le débat sur la souveraineté a changé. Entre 2017 et 2022, une notion jusqu’alors oxymorique pour les classes politiques a fait son entrée dans le débat politique : la souveraineté européenne. Cette bifurcation sémantique était antérieurement à l’œuvre dans les sciences sociales, notamment dans le champ des études européennes, en considérant, par exemple, que la souveraineté était divisible, ou qu’elle pouvait être mutualisée[6]. Le renversement notionnel a consisté à constater que l’UE mettait en œuvre une étaticité ; que dans la géohistoire, il y a eu et il y a de la souveraineté produite par d’autre formes politico-juridiques que l’État-nation, et bien des types d’États autres que l’État-nation[7].
En mettant la notion de souveraineté européenne au cœur de sa vision politique, Emmanuel Macron dynamite les termes habituels du débat français sur l’Europe. Il coupe l’herbe sous le pied aux souverainistes et rend les nuances qui les différencient illisibles. Cette opération prend d’autant mieux que le corpus politique comme la pratique gouvernementale d’Emmanuel Macron et de sa majorité parlementaire ne laissent pas de place au pacifisme ni à la critique de la nation en général et de la nation française en particulier. À ce stade, sur l’Europe, les différences entre France insoumise et Benoît Hamon sont aussi obscures que celles entre François Fillon-Valérie Pécresse et Marine Le Pen.
Pour autant, les élections européennes de 2019 ont clairement montré que la dynamique électorale était du côté des forces politiques qui proposent sur l’Europe une doctrine claire, lisible, sans ambiguïtés : les Verts et LREM, unis, clairs et nets du côté de l’engagement européen ; le RN, uni, clair et net du côté de l’euroscepticisme et du souverainisme[8].
Cette évolution de la vie politique s’est cristallisée en raison de deux événements surprenants et aux effets inattendus. Le Brexit, non seulement n’a pas entraîné d’effet domino, mais a confronté les partis europhobes à un effet de réel. Par ailleurs, dans les crises de la zone euro puis de la pandémie du Covid-19, un nombre croissant de citoyens des pays européens se sont convaincus que, malgré ces inévitables lacunes, l’appartenance à l’Union européenne rendait les effets des crises moins violents et plus surmontables. Le plan de relance adopté en 2020 et financé par des bons du trésor européen est un signal fort et inédit de cette conviction collective : jamais les Européens ne se sont autant liés et engagés ensemble qu’en mutualisant un emprunt d’État et un endettement public.
La présidence française va permettre à Emmanuel Macron et à son gouvernement de porter au cœur de la campagne électorale cette vision et cette évolution de l’Europe. Pendant que les acteurs publics français concernés par la mise en œuvre d’une présidence semestrielle du Conseil de l’UE feront leur travail avec le sérieux, le professionnalisme et la constance qu’on reconnaît aux fonctionnaires des administrations françaises et que n’empêche pas le corporatisme d’Etat, le président-candidat et le parti qui le soutient se pareront du costume de chef d’orchestre de l’Europe pour valoriser leur différence idéologique et doctrinale : Emmanuel Macron, le seul candidat identifiable par son engagement européen et sa compréhension de la façon dont la construction européenne a transformé la notion et la réalité de la souveraineté, et qui est en même temps le seul de ce type en situation d’être au second tour, puis de l’emporter. La souveraineté est une idée neuve en Europe. Emmanuel Macron va mobiliser la présidence française pour nous l’expliquer et nous convaincre de le réélire.