Russia Today : de l’appeau à polémiques à la « guerre verbale »
C’est sans doute le principal obstacle rencontré par le réseau RT dans son développement à l’étranger depuis le lancement de sa chaîne anglophone en 2005 ; et l’occasion d’une nouvelle polémique aux lourdes conséquences. Le 22 décembre 2021, l’autorité de régulation de l’audiovisuel de la région métropolitaine de Berlin-Brandebourg (MABB) a contraint l’opérateur satellite Eutelstat 9B de suspendre la chaîne en allemand du principal média d’influence russe international[1]. Le 2 février 2022, cette décision a été confirmée par le régulateur fédéral allemand (ZAK), et RT DE a été interdite en Allemagne.
RT avait annoncé mi-décembre le lancement de cette nouvelle chaîne TV germanophone, avec une rédaction bicéphale répartie entre Berlin et à Moscou. L’événement devait parachever le processus d’internationalisation de son réseau de télévision, après l’ouverture des chaînes RT Arabic en 2007, RT en Español en 2009, RT America en 2010, RT UK en 2014 et RT France en 2017. Pour la rédactrice en chef du groupe, Margarita Simonian, « le degré de résistance et d’hostilité auquel RT fait face en Allemagne est différent de tout ce que nous avons rencontré dans n’importe quel autre pays ou partie du monde[2] ».
C’est le mode de diffusion et l’absence d’autorisation de RT DE qui ont été mis en cause. À la suite d’un refus de licence de la part du Luxembourg à l’été 2021, RT a finalement obtenu une autorisation de diffusion de la part des autorités serbes – connues pour leur proximité avec Moscou – pour émettre vers l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse, ses trois principaux pays cibles. Pour justifier ce plan B, ses juristes se sont appuyés sur un texte du Conseil de l’Europe de 1989, la Convention européenne sur la télévision transfrontière. Mais la manœuvre a été jugée inacceptable par le MABB, le régulateur invoquant une violation de la « souveraineté juridique » de l’Allemagne[3].
Pour la ZAK, qui a aussi avancé un argument strictement juridico-technique, la société de production de RT à Berlin, RT DE Productions GmbH, est au regard du droit allemand l’entité responsable de la distribution des programmes de RT DE et ne peut donc opérer sans licence de diffusion dans le pays. RT y a vu de son côté une « motivation purement politique », en affirmant que l’entité responsable était située à Moscou[4].
Les plus hauts responsables russes, de Vladimir Poutine à son ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, sont montés au créneau dès décembre pour menacer les médias allemands présents en Russie de rétorsion[5]. De lourdes représailles se sont matérialisées après la décision de la ZAK, avec la fermeture du bureau moscovite de la Deutsche Welle[6], le retrait d’accréditation de ses journalistes et l’ouverture d’une procédure pour placer la chaîne internationale allemande sur la liste russe des « agents de l’étranger ». L’extrême rapidité de la décision a d’ailleurs démontré le soutien inconditionnel des autorités russes à leur appareil médiatique extérieur.
En septembre 2021, la suppression des chaînes YouTube de RT DE (614 000 abonnés) par la plateforme d’hébergement, au motif de la diffusion de fausses informations sur la pandémie de Covid-19[7], avait déjà déclenché une première salve de protestations virulentes de la part des autorités russes[8]. Le service fédéral de supervision des communications Roskomnadzor avait un temps menacé de bloquer YouTube en Russie ; Margarita Simonian, adepte de formules provocatrices, avait quant à elle qualifié la décision de véritable « guerre médiatique déclarée par l’État allemand à l’État russe[9] », en dépit des dénégations apportées par Berlin.
Ce nouvel épisode invite à apporter un regard original et décentré sur cet objet, à partir des polémiques provoquées par RT dans ses pays d’implantation. Dans son travail sur l’analyse des controverses[10], Cyril Lemieux inclut la polémique dans les « processus conflictuels » (ou disputing processes), utilisés comme « un révélateur, au sens photographique, de rapports de force, de positions institutionnelles ou de réseaux sociaux, qui, sans lui, resteraient plus difficiles à voir ». « Manière d’interagir sur un mode agonistique[11] », la polémique est aussi, par son étymologie, une « guerre verbale » et, selon la formule de la linguiste Catherine Kerbrat-Orecchioni, un « simulacre et substitut de la guerre littérale ».
Quelles polémiques le réseau RT génère-t-il à l’étranger et que disent-elles de son rôle dans le dispositif d’influence russe ? Par qui sont émises ces critiques et que lui reproche-t-on ? Quelles ont été leurs répercussions politiques ? Comment RT en tire enfin parti pour justifier son positionnement « alternatif » dans l’espace médiatique international ?
Un instrument controversé du dispositif d’influence russe
RT est considéré comme un média controversé dans la plupart des pays où son réseau s’implante, où ses chaînes émettent et où ses sites sont consultés. Cette situation concerne surtout les démocraties libérales occidentales, à la différence de l’Amérique latine ou du Moyen-Orient. Par ses affiliations institutionnelles et sa ligne éditoriale, RT suscite depuis plusieurs années de vives polémiques au sein du débat public qu’il convient d’examiner.
Depuis 2008 et la guerre en Ossétie du Sud, RT s’efforce de déployer une « perspective russe » sur les événements internationaux. Celle-ci est articulée à une posture « alternative », relativiste et contre-hégémonique dans l’espace médiatique international, compatible avec le discours officiel russe, hostile à « l’Occident libéral » et concurrentielle vis-à-vis des « médias mainstream » anglo-américains. En 2013-2014, la crise ukrainienne, qui entraîne une dégradation des relations russo-occidentales inédite depuis la guerre froide, est l’occasion pour RT de mettre ce mode opératoire en musique. Au point qu’en avril 2014, dans une expression restée célèbre chez RT, le secrétaire d’État américain John Kerry compare le réseau russe à un « mégaphone de propagande (…) qui relaie les fantasmes du Président Poutine sur ce qui se joue sur le terrain[12] » en Europe de l’Est.
Au cours de cette période, entre fin 2014 et début 2015, RT lance simultanément ses trois branches européennes : la chaîne RT UK et les sites RT Deutsch et RT France. La réponse européenne est rapide, puisque le Conseil européen lance en mars 2015 l’East StratCom Task Force, une cellule rattachée au Service européen pour l’action extérieure (SEAE) pour répondre aux « campagnes de désinformation en cours de la Russie ». RT et Sputnik font depuis partie des sources les plus scrutées par son programme phare de fact-checking, EU vs. Disinformation. Son slogan, « Don’t be deceived, question even more » [Ne vous laissez pas duper, questionnez encore plus], est d’ailleurs une riposte explicite à la devise sceptique de RT, Question More.
Seul le lancement de la chaîne RT UK se traduit à l’époque par une couverture d’ampleur et une réception véritablement méfiante de la part des autorités et des principaux médias britanniques[13]. En octobre 2016, les tensions s’accroissent après l’annonce par la rédaction de RT UK du gel de ses comptes au Royaume-Uni par sa banque, NatWest, qui finit par se rétracter après des menaces russes de représailles contre le service russophone de la BBC[14]. Le Trésor britannique nie toute implication[15]. RT et Sputnik sont du reste mentionnés en 2020 dans le « Russia Report », publié par la Commission pour le renseignement et la sécurité (ISC) du Parlement britannique, pour leur rôle dans la promotion de contenus eurosceptiques pendant la campagne du référendum du Brexit.
Début 2017, une autre polémique impliquant RT surgit cette fois-ci aux États-Unis[16]. Alors que les soupçons d’ingérence informationnelle de la Russie dans la campagne présidentielle américaine de 2016 se multiplient et que Donald Trump s’apprête à prêter serment, le bureau du directeur du renseignement national américain (DNI) publie le 6 janvier 2017 un court rapport d’une vingtaine de pages sur les « activités et les intentions de la Russie dans les dernières élections américaines » : RT y est cité une centaine de fois, et le nom de Simonian 27 fois. Le document, validé par le FBI, la CIA et la NSA, pointe le rôle de la chaîne russe dans la « campagne ordonnée par Poutine » pour perturber l’élection. Il fait aussi état de sa proximité avec Julian Assange, le fondateur de Wikileaks, dont l’organisation est accusée par le DNI d’avoir divulgué les données confidentielles piratées par des groupes de hackers russes liés au renseignement militaire russe (GRU). Le rapport fait l’effet d’une bombe chez RT[17], mais ses conséquences ne s’arrêtent pas là.
En septembre 2017, dans un article de Jim Rutenberg[18], le New York Times annonce que le « Kremlin a bâti [avec RT et Sputnik] les armes informationnelles les plus puissantes du XXIe siècle ». La même semaine, le département de la Justice exige l’enregistrement de RT America sur la liste des « agents de l’étranger », comme le prévoit le Foreign Agent Registration Act (FARA) de 1938. La rédaction y consent deux mois plus tard sous peine d’arrestation de son directeur Mikhaïl Solodovnikov.
Les réactions ne tardent pas en Russie, jusqu’au Président Poutine qui dénonce une « attaque contre la liberté d’expression[19] » et promet des mesures réciproques. Quelques semaines plus tard, l’escalade verbale prend une tournure institutionnelle puisque les deux principaux médias internationaux américains, Voice of America et Radio Free Europe/Radio Liberty (RFE/RL), ainsi que sept de leurs filiales, sont contraints de s’enregistrer à leur tour sur la liste russe des « agents de l’étranger ».
Dans un contexte de pression croissante contre les plateformes, accusées d’avoir contribué à l’amplification de « fake news » durant la campagne, RT et Sputnik se retrouvent à leur tour dans le viseur des GAFAM. Reprochant à ces deux médias de profiter des failles des algorithmes de Google pour faire valoir leurs contenus, Eric Schmidt (Alphabet[20]) annonce en novembre 2017 son intention de déclassifier les sites de RT et Sputnik sur Google Search et Google News, avant de reculer face au tollé déclenché en Russie[21]. Force est pourtant de constater que leur référencement sur le moteur de recherche est bien inférieur à celui d’avant 2017. YouTube et Twitter ont plus récemment choisi de labelliser les médias recevant des fonds publics, avec des critères de sélection fortement contestés par RT et Sputnik[22].
La réception de RT France
La France est aussi concernée par le phénomène. Avant même le lancement de la chaîne RT France, les sites francophones de RT et Sputnik sont rapidement dans la ligne de mire des équipes du candidat puis Président Emmanuel Macron. Tout commence en février 2017, en pleine campagne électorale, après l’interview par Sputnik du député LR Nicolas Dhuicq, dans lequel ce dernier déclare qu’Emmanuel Macron est un « agent du grand système banquier américain » derrière lequel agirait un « riche lobby gay ». De multiples cyberattaques sont ensuite attribuées à Moscou par les équipes d’En Marche !, qui accusent la Russie de faire campagne contre leur candidat au profit de ses adversaires de droite (François Fillon) et d’extrême-droite (Marine Le Pen)[23], jusqu’à l’affaire dite des « MacronLeaks » pendant l’entre-deux-tours[24].
Si RT s’efforce de tirer avantage de ce placement inespéré sous les projecteurs[25], cette opposition affichée aux deux médias russes permet aussi aux équipes d’Emmanuel Macron d’alimenter le clivage qu’elles souhaitent imposer dans le débat public entre forces progressistes, libérales et pro-européennes et courants populistes, souverainistes et réactionnaires. Le soir du premier tour des présidentielles de 2017, les équipes de RT et Sputnik se voient finalement refuser leurs accréditions au quartier général d’En Marche !. « C’est comme ça, de manière inélégante, que la liberté d’expression s’arrête dans un pays qui est à peine moins fier de ses libertés que du camembert et du brie », ironise dans la foulée Margarita Simonian[26].
La polémique monte d’un cran quelques jours après les résultats du second tour, au cours de la visite officielle de Vladimir Poutine organisée à Versailles. Lors de la conférence de presse finale, à une question posée par la présidente de RT France Xenia Fedorova, Emmanuel Macron répond que RT et Sputnik ont été des « organes d’influence durant cette campagne qui ont produit des contre-vérités sur [s]a personne[27] ». Cette sortie remarquée, aux côtés du président russe, a été exploitée par RT pour doper sa notoriété[28], se poser en victime des autorités françaises[29] et affirmer son positionnement anti-establishment[30]. Au-moment des débats et de l’adoption en 2018 de la loi contestée contre les manipulations de l’information (brocardée en « loi anti-fake news »), RT a été présenté à plusieurs reprises comme la principale cible du projet[31], l’avocat de RT France allant même jusqu’à parler de « loi anti-RT[32] ».
Une culture de la polémique
RT, comme on l’a vu, se nourrit de ces polémiques pour cautionner sa posture « alternative » dans l’espace médiatique. Plus encore, ses rédactions semblent avoir intériorisé ce mécanisme dans la construction de leur ligne éditoriale. Une partie importante des contenus produits par RT est en effet imprégné de ce registre polémique. Celui-ci transparaissait déjà dans l’une de ses premières campagnes de publicité, menée fin 2009 au Royaume-Uni[33]. Sur son affiche la plus provocatrice, l’intitulé « Qui représente la plus grande menace nucléaire ? » flanquait les visages juxtaposés des ex-présidents américain et iranien Barack Obama et Mahmoud Ahmadinejad[34].
Les producteurs d’actualité ou les animateurs des talk-shows se concentrent souvent sur les aspects les plus discutables et sujets à polémique d’une information, avec deux objectifs principaux. Le premier vise à susciter le doute, désorienter le lecteur ou déconstruire une version préalable lorsque l’événement couvert est susceptible de porter atteinte à la réputation des autorités russes ou de l’agenda politique officiel. Les couvertures des affaires Skripal ou Navalny par RT en sont un bon exemple. Le deuxième concerne surtout la couverture des actualités locales. Il s’agit en particulier, dans les pays occidentaux, de placer une loupe sur les conflits politiques et les tensions sociales afin de dresser, en creux, le tableau d’un système démocratique libéral incapable de les juguler.
Le traitement médiatique de l’actuelle campagne présidentielle française n’échappe pas à la règle. Conformément à son orientation souverainiste habituelle, RT France accorde une couverture généralement plus conciliante vis-à-vis de Florian Philippot, Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon qu’envers Emmanuel Macron, Yannick Jadot ou Anne Hidalgo. Mais c’est surtout la place considérable accordée aux sujets ou aux déclarations polémiques – la majorité des titres sont des paroles rapportées – qui se démarque dans les contenus produits. En décembre 2021 et janvier 2022, sur les 150 articles consacrés par RT France (dans son tag dédié) au début de la campagne, plus de 40 % (65) affichent une tonalité ouvertement polémique. De l’invective[35] aux insultes en passant par les propos chocs[36], les indignations[37], les divisions internes[38] ou les sous-entendus, ces contenus se focalisent le plus souvent sur la dimension antagonique du débat politique et de la campagne.
•
Chefs d’État, membres du gouvernements, parlementaires, services de renseignement, principaux médias, autorités de régulation : le réseau RT a suscité ces dernières années de nombreuses polémiques impliquant des responsables russes et occidentaux jusqu’au plus haut niveau. Ses différents contempteurs se rejoignent autour d’un argument commun, selon lequel RT est un instrument de désinformation mobilisé par le Kremlin pour déstabiliser les démocraties occidentales. Les autorités russes, tout en adoptant des mesures de représailles en miroir, cherchent de leur côté à capitaliser sur les difficultés traversées par leur audiovisuel extérieur d’État en soulignant le « deux poids, deux mesures » des gouvernements occidentaux en matière de libertés d’expression et d’information : Vladimir Poutine a lui-même récemment appelé à ce que RT ne fasse pas l’objet de « discriminations » en France[39].
L’action réelle ou supposée de RT dans l’espace médiatique a eu des répercussions politiques, légales et institutionnelles significatives dans la recomposition de l’environnement informationnel global. Malgré la « concurrence » d’autres acteurs de l’influence (usines à trolls, groupes conspirationnistes, autres médias, etc.), le réseau RT reste aujourd’hui une référence incontournable des acteurs étatiques ou non-étatiques investis dans la lutte contre la désinformation. Les équipes de RT ont toujours essayé de tourner ces critiques à leur avantage en faisant de sa propre évolution dans l’espace médiatique un sujet d’actualité. Devenu un cas emblématique des « guerres de l’information[40] » contemporaines, RT a en tout cas fait de cette « guerre verbale » qu’est la polémique un élément constitutif de sa production éditoriale et narrative.