Numérique

Données de santé : un débat entre deux conceptions de la souveraineté

Sociologue

Il y a quelques jours, le Conseil d’administration de l’Assurance maladie demandait que soit lancé un appel d’offre avec mise en place d’une commission indépendante pour choisir un autre hébergeur que Microsoft pour le Heath Data Hub, plateforme centralisant les données de santé afin de les rendre accessibles aux chercheurs et aux start-up. Les données de santé sont ainsi au coeur d’un débat qui fait s’affronter deux visions de la souveraineté, et qui gagnerait à être enrichi par les apports des sciences sociales sur cette notion.

La notion de souveraineté se trouve aujourd’hui au cœur du débat public concernant l’usage de nos données de santé, une question qui est absolument centrale et parfaitement accessible. Les données de santé sont un « trésor national » car le système centralisé de Sécurité Sociale a eu comme effet bénéfique inattendu de faciliter la construction d’une base de données quasiment exhaustive sur la santé de la population française. Ceci en fait une des sources les plus complètes et riches de la planète.

La question de savoir comment exploiter au mieux cette richesse implique de repenser le rôle de l’État dans la conduite des politiques d’innovation, et en particulier la défense de sa souveraineté. Mais cette notion est utilisée dans deux sens que presque tout oppose, et qui méritent d’être précisés.

Dans un premier sens, la souveraineté peut être qualifiée de libérale. Les données de santé sont envisagées comme permettant de faire de la France un « leader mondial de la santé numérique ». Dans l’impulsion donnée par le rapport Villani sur l’Intelligence Artificielle, cette profusion de données devrait permettre d’engendrer, du côté des scientifiques, des innovations de rupture et, du côté des entreprises, des « licornes », c’est-à-dire des start-up valorisées à plus d’un milliard de dollars, qui nous permettront de rivaliser avec les GAFAM, ou à tout le moins avec les très grosses entreprises anglo-saxonnes.

publicité

Ces licornes constitueront le bras armé – ou plutôt la corne défenderesse – de la France et de l’Europe dans la féroce compétition économique internationale. La souveraineté ici signifie donc la capacité nationale à résister à l’impérialisme économique étranger (et principalement américain).

L’État joue pour défendre cette souveraineté un rôle capital, dessiné par exemple dans le rapport Bothorel intitulé « Pour une nouvelle ère de la politique publique de la donnée ». Conformément à ce qu’a pu écrire Mariana Mazzucato, l’État doit faire les investissements initiaux, que les entreprises ne font pas parce qu’ils sont trop risqués, pour développer non pas une entreprise, mais tout un marché.

Pour ce faire, le gouvernement a, d’une part, mis en place le Health Data Hub, doté de presque 10 millions d’euros en 2020, dont le projet est de centraliser les données de santé et les rendre facilement accessibles aux chercheurs et aux start-up, ce qui peut sembler être une étape bénigne, mais qui est essentiel, car les données constituent le « pétrole » qui alimente ce capitalisme contemporain (la métaphore est de Nick Srnicek).

D’autre part, il a établi, par l’intermédiaire de la Banque Public d’Investissement (BPIFrance), un plan de financement appelé DeepTech dont la filière la plus structurée, la santé, a injecté plus de 100 millions d’euros depuis 2019 dans le financement des start-up, dont certaines s’appuient précisément sur les données offertes par le HDH.

Ainsi, l’État a construit ce qu’on appelle un « bac à sable », c’est-à-dire un espace où les investisseurs, les entrepreneurs et les chercheurs peuvent jouer avec les outils qui leur sont offerts et ainsi laisser agir les heureux hasards nécessaires à l’apparition de ces fameuses licornes, qui sont aujourd’hui au nombre de 25, bientôt 26 (certes, pas uniquement dans le domaine de la santé), ce qui est, disons-le, une très belle réalisation.

Mais un tout Petit Poucet, l’association InterHop, qui « promeut et développe l’utilisation des logiciels libres et open-sources pour la santé » a pointé une grave contradiction dans ce système. Alors que l’on veut construire la souveraineté française, le cahier des charges du Health Data Hub est tel que la solution retenue pour héberger notre trésor de données de santé centralisées a été… Microsoft Azure ! Le « M » des GAFAM !

Pourquoi ? Parce qu’eux seuls seraient capables de fournir la sécurisation exigée par des données aussi sensibles. On confierait ainsi nos ressources les plus précieuses précisément à ceux à qui elles devraient nous permettre de résister ! Voilà un combat perdu d’avance, remarque InterHop.

Cette critique a été entendue, reprise, complétée par de nombreux acteurs, dont la CNIL et le Conseil d’État, ce qui a concouru à faire émerger une deuxième notion de souveraineté, que l’on peut appeler légaliste. Elle est défendue par exemple par la sénatrice Catherine Morin-Desailly et par la commission parlementaire trans-partisane créée en juin 2020 baptisée « Bâtir une souveraineté numérique française et européenne », dont le député Philippe Latombe est rapporteur.

Selon cette perspective, il ne s’agit pas de remettre en cause le projet de faire fructifier le trésor des données de santé, ni de remettre en cause la création d’un Health Data Hub, mais de protéger les données elles-mêmes (et non les marchés) contre les appropriations étrangères. Ces données sont les attributs des citoyens français, elle ne doivent pas être transférées sur des serveurs étrangers, au risque que toutes les protections offertes par le Règlement général sur la protection des données (RGPD), qui ne s’applique qu’en Europe, soient inutiles. Ici, la souveraineté signifie la capacité à protéger les données personnelles de la population contre des usages illégaux, au sens de la loi française d’abord, européenne ensuite.

À nouveau, pour promouvoir cette souveraineté, l’État joue un rôle crucial, mais très différent du précédent : certes, il doit créer un Health Data Hub, en particulier pour faire avancer la science, mais il doit en même temps promouvoir la création d’un « Cloud Souverain » – c’est-à-dire dont les infrastructures soient implantées physiquement en Europe afin que la législation européenne s’applique.

Il doit mettre en place une gouvernance du HDH plus attentive aux critiques émises par différents acteurs nationaux de l’écosystème numérique, en particulier la CNAM, qui pour l’instant héberge une partie importante des données et possède à ce titre une expérience qu’elle propose de partager, et qui ne cherche pas nécessairement à centraliser toutes les données. Enfin, il doit établir les lois grâce auxquelles ces données sont protégées et les usages illicites sanctionnés.

On le voit, la souveraineté est promue par les deux camps mais dans des sens complètement différents. Les libéraux accusent les légalistes de ralentir la marche des entreprises françaises, et donc ce faisant de leur faire perdre leur place dans la compétition internationale, et craignent que les règlementations n’étouffent les start-up en train de croître sans aucunement contrôler les énormes entreprises américaines capables grâce à leur puissance de contourner les règles ; les légalistes accusent les libéraux de se méprendre sur le « ruissellement » qu’ils attendent de la création des licornes au motif que ces dernières, si elles accumulent parfois d’énormes capitalisation, produisent une valeur ajoutés minime, et laissent toujours courir le risque que ces mêmes capitalisation soient rapidement revendues à la concurrence américaine.

Le débat gagnerait à être outillé pour penser le sens, l’histoire et les implications socio-philosophiques de la souveraineté.

Ces deux conceptions de la souveraineté, pour opposées qu’elle puissent paraître, ont cependant en commun d’attribuer à l’État un rôle très actif, se fiant à sa capacité d’action. Elles se positionnent ainsi loin du mépris dans lequel le néo-libéralisme tient les capacités d’intervention de la puissance publique.

Ces deux positions ne correspondent d’ailleurs pas à une claire répartition politique. La vision libérale est portée par Éric Bothorel, ancien élu socialiste et maintenant membre de LREM, alors que la vision légaliste est associée à Philippe Latombe, qui est au Modem, et à la sénatrice Catherine Morin-Desailly, de l’Union centriste.

Le débat, abyssal au niveau des concepts et des conséquences sociales, se joue dans un mouchoir de poche politique allant du centre au centre droit ; il est regrettable qu’il ne s’ouvre pas davantage, surtout à gauche, qui pourrait construire une tierce voix dans ce sujet capital pour le futur de la santé publique.

Mais en attendant, comment sortir de cette aporie ? Il nous semble que le débat public doit permettre de tester les modalités de la compatibilité entre ces deux options, voir comment les rendre compatibles, et si c’était possible.

En tous cas, il est devenu clair que l’argument avancé jusqu’ici par les libéraux sur la nécessité de se hâter de construire le HDH pour ne pas rater le train du progrès, ne tient plus – et d’ailleurs le gouvernement, par la voie du Secrétaire d’État au numérique Cédric O, l’a reconnu auprès de la CNIL, en affirmant qu’aucune décision concernant le HDH ne serait prise avant les élection présidentielles. Il est donc temps de repenser profondément les structures et les modalités de gouvernance du Health Data Hub – sans pour autant le vouer à disparaître.

Or, cela se fera d’autant plus facilement et productivement que le débat sera enrichi par les chercheurs en sciences humaines et sociales qui, en historiens, politistes, juristes, philosophes, éthicistes, sociologues, ont de longue date travaillé sur la souveraineté. Ils peuvent ainsi apporter leur pierre à l’édifice commun.

Un débat sur un sujet aussi important est pour l’instant laissé aux seules mains du trio constitué premièrement par les médecins et les spécialistes des soins, deuxièmement les informaticiens et troisièmement les entrepreneurs. Pourtant, le débat gagnerait à être outillé pour penser le sens, l’histoire et les implications socio-philosophiques de la souveraineté.

Les sciences humaines et sociales disposent des outils permettant de chercher des perspectives de conciliations entre les propositions sur la souveraineté et leurs critiques imbriquées qui sont émises par les acteurs. Il est vital, pour le succès de cette politique, qu’une large place soit faite dans ce débat public aux compétences des sciences humaines et sociales.


Emmanuel Didier

Sociologue, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre Maurice Halbwachs, un laboratoire de l’ENS et de l’EHESS.