L’effet Bolloré : de l’écran aux urnes
Jamais le paysage politique français n’aura été aussi bousculé. A moins d’un mois de l’élection présidentielle, ce n’est pas un mais deux candidats d’ « extrême droite » qui peuvent sérieusement prétendre accéder au second tour. Marine Le Pen d’une part, qui mène là sa troisième campagne, et Éric Zemmour de l’autre, celui que l’on qualifiait il y a encore peu de « polémiste d’extrême droite » et qui est en à peine quelques semaines passé du statut de journaliste/commentateur de la vie politique à celui de candidat à l’élection présidentielle. Par quel miracle ? (Au moins en partie) celui de la télévision, où il a bénéficié pendant de longs mois d’une heure de temps d’antenne chaque soir dans le cadre de l’émission Face à l’info sur CNews.
Pour la première fois en France, une chaîne de télévision aurait-elle fait un candidat ? La question est trop importante pour être abandonnée aux domaines des seules convictions, que ce soit celles de ceux qui voient en Zemmour le fruit de CNews ou de ceux qui considèrent au contraire que la chaîne ne fait que refléter dans son contenu les préférences politiques des citoyens. Il y a en fait deux questions distinctes ici, mais qui sont fortement imbriquées. Pour commencer, il nous faut déterminer dans quelle mesure la prise de contrôle par Vincent Bolloré de CNews et des autres chaînes du groupe Canal+ en 2015 a eu un effet causal sur les contenus diffusés par ces chaînes. Si tel est le cas – ce que nous allons démontrer – il nous faut ensuite nous interroger sur les conséquences concrètes qu’un tel changement a pu avoir, notamment sur les préférences politiques des citoyens.
La création d’une chaîne d’opinion
Pour répondre à la première question, nous nous sommes appuyés sur le précieux travail des documentalistes de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) qui annotent méthodiquement les archives audiovisuelles. Nous avons extrait une base de données couvrant l’ensemble des programmes avec des invités diffusés sur 22 chaînes de télévision et de radio en France entre 2002 et 2022[1], soit plus de 6,3 millions d’émissions.[2] Pour chacune d’entre elles, nous disposons de la liste complète des invités et, pour chacun de ces invités (309 000 au total), nous avons déterminé dans quelle mesure – et si oui pour quelle famille – ils étaient engagés politiquement. Pour ce faire, nous avons dans un premier temps identifié l’ensemble des femmes et des hommes politiques parmi les invités, à partir notamment des listes des candidats aux élections nationales et locales, des listes d’élus et des membres du gouvernement. Puis nous nous sommes penchés sur les invités non directement politiques mais qui ont cependant pu, à un moment ou un autre du temps, s’engager pour un mouvement politique.
Nous avons ainsi établi la liste de l’ensemble des contributeurs aux think tanks français marqués politiquement, celle des participants aux universités d’été des différents mouvements politiques, ainsi que la liste des signataires de tribunes en faveur de tel ou tel candidat (et ce en autorisant bien sûr toutes nos mesures d’affiliation politique à varier au cours du temps pour prendre en compte le caractère ponctuel de certains engagements, ainsi que les possibles changements de préférences politiques). S’engager auprès d’un candidat en 2017 n’implique en effet nullement pour un chercheur ou un artiste de soutenir les positions du parti de ce candidat quelques années plus tard.
Au total, sur les 309 000 invités inclus dans notre base de données, nous avons identifié 15 143 hommes et femmes politiques et 2 943 invités non directement politiques mais engagés auprès d’un parti ou d’un mouvement ; ces derniers représentent en moyenne respectivement 24,4 et 2,6% du temps de parole total des invités à la radio et à la télévision (les 73% du temps d’antenne restant étant celui d’invités sans aucune affiliation politique). Pourquoi prendre en compte tout à la fois le temps de parole des hommes et femmes politiques et celui des « intellectuels engagés » ou d’experts auprès de think tanks ? Parce que le temps de parole des premiers est contrôlé par le CSA/Arcom[3] mais pas celui des seconds, et les chaînes peuvent donc s’appuyer sur ces derniers pour détourner l’esprit (si ce n’est la lettre) des règles en vigueur concernant le pluralisme de l’audiovisuel. Il n’y a qu’à penser à Éric Zemmour dont le temps de parole n’était pas « décompté » jusqu’en septembre dernier dans le cadre des dispositions de la loi du 30 septembre 1986 prévoyant la prise en compte des interventions des personnalités politiques, et dont le discours était pourtant déjà depuis longtemps celui d’un homme politique en campagne (en l’occurrence en campagne de haine contre tout ce qui ne lui ressemblait pas – à commencer par les femmes, les musulmans et les étrangers – avant d’entamer son tour de piste présidentiel). Éric Zemmour qui était pourtant longuement intervenu lors de la Convention de la droite en 2019 aux côtés de Marion Maréchal.
Notre base de données nous permet, pour commencer, de quantifier le temps de parole des différentes formations politiques sur l’ensemble du PAF depuis 2002 et leur évolution au cours du temps, puis d’étudier dans quelle mesure certaines chaînes consacrent plus de temps que d’autres à telle ou telle famille politique. En particulier, en contrôlant pour les caractéristiques de chaque émission (par exemple leur format ou leur fréquence) et les spécificités de chaque période, nous pouvons isoler ce que l’on appelle techniquement des « effets fixes chaines », c’est-à-dire, toutes choses égales par ailleurs, l’effet propre de chaque chaîne sur la représentation relative des différentes formations politiques. Pour cela, nous avons besoin d’un point de référence ; nous avons choisi d’utiliser France 2 et de comparer ainsi l’évolution du temps de parole des différentes formations sur chaque chaîne par rapport au média public. De ce point de vue, l’évolution de CNews est frappante : alors que jusqu’à la saison 2014-2015, le temps de parole de l’extrême droite était relativement similaire sur CNews (alors appelé I-Télé) et France 2, depuis le changement d’actionnariat de la chaîne en 2015, on constate une augmentation du temps de parole des invités d’extrême droite (calculé par rapport au temps de parole de l’ensemble des invités classifiés politiquement) de plus de 20 points de pourcentage.
Dans quelle mesure ces changements peuvent-ils être attribués à un « effet Bolloré » ? Pour répondre à cette question, nous avons étudié attentivement l’impact de l’arrivée de ce nouvel actionnaire majoritaire sur l’ensemble des chaînes du Groupe Canal+ et nous avons comparé l’évolution de la programmation de C8/D8, CNews/I-télé et Canal+ à celle du reste de l’audiovisuel hexagonal à l’aide de la méthode dite « des doubles différences ». Cela nous a permis de comparer l’évolution de la programmation de ces chaînes à ce qu’elle aurait été « en l’absence de Vincent Bolloré », c’est-à-dire à ce qu’elle aurait été si elles avaient suivi les mêmes tendances qu’avant le changement de mains relativement au reste du PAF. Quelles leçons en tirer ? D’une part, non seulement sur CNews mais sur l’ensemble des chaînes dont Vincent Bolloré a pris le contrôle en 2015, le temps de parole de la droite par rapport à celui de la gauche a augmenté en moyenne de 10,6 points de pourcentage entre 2015 et 2020 du fait de Bolloré, avec une hausse de l’ordre de 8 points de pourcentage si l’on considère uniquement les femmes et les hommes politiques, et de 17 points de pourcentage si l’on ne s’intéresse qu’au temps de parole des invités qui ne sont pas des professionnels de la politique mais qui sont pour autant engagés politiquement (et dont, rappelons-le, les interventions ne sont pas régulées par le CSA/Arcom contrairement à celles des premiers). D’autre part, le temps de parole de l’extrême droite a lui doublé sur C8/D8 comme sur CNews, et augmenté de trois points de pourcentage sur Canal+ (où l’on observe de plus une baisse du temps d’antenne consacré aux invités politiques).
Comment expliquer un tel bouleversement de la ligne éditoriale ? Tous ceux qui ont vécu la grève historique à I-Télé (ou qui ont en tête les évènements plus récents à Europe 1) ne seront pas surpris de la réponse : le changement des dirigeants des chaînes pour commencer, puis le départ de très nombreux journalistes qui plus est pas toujours remplacés. Car, au-delà de son impact sur le biais politique des chaînes, l’effet Bolloré, c’est aussi l’effondrement de la part des programmes d’information. Cela est flagrant sur Canal+ mais peut-être encore plus sur CNews passé du statut de chaîne d’information en continu à celui de chaîne d’opinion ; doublement d’opinion même puisque non seulement elle fait – nous venons de le voir – le lit de l’extrême droite, mais également parce qu’elle a en grande partie arrêté de diffuser de l’information et favorise au contraire le clash et les talk-shows (on peut d’ailleurs s’interroger ici aussi sur l’absence de réaction du CSA/Arcom, car la convention passée pour l’utilisation de la fréquence prévoit bien que celle-ci est attribuée à une chaîne d’information.)
On peut également évoquer le cas de C8 et de l’émission TPMP animée par Cyril Hanouna. À l’automne 2021, en pré-campagne présidentielle et alors que la période d’équité des temps de paroles n’avait pas encore débuté, Éric Zemmour y a été très fortement, et très anormalement, médiatisé. Le décompte manuel du temps d’antenne effectué par la chercheuse Claire Sécail le démontre largement.[4] De la même manière, si l’on regarde les candidats qui ont été cités à l’antenne dans cette émission, le cadrage éditorial provoque une surmédiatisation du candidat d’extrême droite qui est de l’ordre de 34 points de pourcentage par rapport à notre chaîne de référence France 2. C8 arrive ainsi largement en tête de toutes les télévisions et radios sur cette période[5]. Une surexposition finalement constatée par l’Arcom dans son avis du 19 janvier 2022.
Les leçons de Fox News
Doit-on pour autant s’en préoccuper ? Car, diront certains, CNews ne fait peut-être que répondre à une demande citoyenne jusqu’à présent non satisfaite par le reste de l’audiovisuel. Notons pour commencer que le pluralisme est un principe à valeur constitutionnelle et que cela passe par le pluralisme interne des chaînes qui doivent respecter un certain nombre de règles (contrepartie du fait qu’elles utilisent des fréquences qui leur ont été allouées gratuitement). Notons de plus que si, de fait, les audiences sont au rendez-vous sur CNews, le temps de parole consacré aujourd’hui à l’extrême droite sur la chaîne est bien supérieur à la part des téléspectateurs de la chaîne qui se déclarent d’extrême droite[6]. Notons enfin – et c’est le plus important – que ce n’est pas parce que l’audience est au rendez-vous que les contenus diffusés par la chaîne ne peuvent pas pour autant avoir un effet causal sur les comportements politiques des téléspectateurs.
Il est difficile de quantifier précisément la part des intentions de vote pour Éric Zemmour que l’on peut attribuer à l’exposition des citoyens aux chaînes du groupe Bolloré. Mais l’on peut cependant en avoir une idée en s’appuyant sur les leçons de l’histoire, en l’occurrence ici l’introduction de Fox News, chaîne ultra-conservatrice créée en 1996 par Rupert Murdoch et qui a pris une importance considérable dans le paysage médiatique états-unien au cours des dernières décennies. Elle aurait notamment fortement contribué selon de nombreux commentateurs aux victoires électorales Républicaines, à commencer par celle de Donald Trump.
En utilisant le fait qu’entre octobre 1996 et novembre 2000 Fox News a été introduit dans les chaînes du câble d’environ 20% des villes états-uniennes de manière très largement aléatoire, en fonction des caractéristiques du réseau câblé, Stefano DellaVigna et Ethan Kaplan ont été les premiers à documenter de manière causale cet « effet Fox News »[7]. A l’aide des résultats électoraux de 9 256 villes, ils ont montré que les circonscriptions où Fox News est apparue sur le marché du câble dès 2000 (les villes « traitées » par Fox) ont davantage voté pour les Républicains (en l’occurrence pour George W. Bush) par rapport à 1996 que les villes « similaires » (en termes de taille, de caractéristiques de la population, etc.) mais où la chaîne est apparue quelques mois plus tard (et qu’ils utilisent comme « groupe de contrôle »). Un effet non négligeable puisque d’après leurs estimations, Fox News a convaincu suivant les cas entre 3 et 28% de ses téléspectateurs de voter pour le candidat Républicain, et a sans doute joué un rôle décisif dans cette élection particulièrement serrée.
Les travaux récents menés sur le groupe Sinclair Broadcast, plus gros groupe audiovisuel états-unien qui est allé jusqu’à obliger ses présentateurs à lire un texte pro-Trump, montre de la même manière l’influence des contenus conservateurs diffusés par les stations locales détenues par le groupe non seulement sur les comportements de vote mais également sur ceux de la police.[8] Antonela Miho a ainsi par exemple documenté (en utilisant les rachats successifs d’un certain nombre de télévisions locales par le groupe) que les contenus conservateurs diffusés par les chaînes ont convaincu entre 2,6 et 3,5% des téléspectateurs de voter Républicain.[9]
Quid du vote Le Pen et/ou Zemmour en 2022 ? Il est difficile de penser que CNews puisse être ici une exception. De plus, au-delà des seuls téléspectateurs de la chaîne, il ne faut pas sous-estimer son impact sur la droitisation de l’ensemble du débat public[10] et noter la responsabilité des autres médias, notamment des autres chaînes d’information en continu qui, inquiètes de se voir grignoter des parts d’audience par CNews, ont décidé de lui courir après, remplaçant à leur tour les émissions d’information par les séquences d’opinion ou le recours au fait divers et faisant le pari de la peur pour alimenter le buzz – et les recettes publicitaires. Notons ici d’ailleurs que l’extrême-droitisation relative de CNews – c’est-à-dire par rapport à l’évolution de l’ensemble du paysage médiatique – n’en est que plus frappante.