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Guerre hybride et résistances humanistes aux confins de l’UE

Sociologue, Sociologue

Alors que l’Europe a accueilli en quelques semaines plus de trois millions de réfugiés ukrainiens, deux sociologues de retour de terrain à la frontière polono-biélorusse dressent un portrait radicalement différent de la « crise migratoire » qui y eut lieu à l’automne 2021. Elles exposent l’instrumentalisation biélorusse des migrants, leur parcours dangereux, la répression polonaise et l’étouffement de l’information, mais aussi une mobilisation citoyenne solidaire, participant d’une résistance transversale et protéiforme contre un gouvernement aux penchants autoritaires.

Sociologues travaillant sur la question migratoire, nous nous intéressons plus particulièrement depuis quelques années aux transformations des frontières européennes et aux mobilisations civiles qu’elles suscitent. C’est à ce titre que l’actualité du nord-est de l’Europe nous a interpellées lorsque nous en avons eu connaissance, à la fin de l’été 2021. Déjà au fait des violences occasionnées par la politique migratoire européenne, il nous a paru important de mieux saisir ce qui se jouait entre la Pologne et la Biélorusse dans la mesure où certains aspects nous paraissaient inédits et appelaient à être mieux compris.

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Rétrospectivement, cela peut aujourd’hui être perçu comme les prémisses des tensions entre le bloc Biélorussie-Russie et Union européenne-OTAN. D’une part, c’était la première fois qu’une « crise migratoire » était montée de toutes pièces par un dirigeant aux portes de l’Union européenne (UE) et la réaction de la Pologne semblait atypique par son autonomie autant que par sa virulence. D’autre part, dans ce contexte très militarisé, le soutien apporté aux migrants par des bénévoles était fort peu documenté, laissant croire à une quasi-absence de mobilisation citoyenne. Ce sont ces deux aspects que nous avons cherché à éclairer lors de notre séjour à Varsovie puis dans la région frontalière de Hajnówka en janvier 2022.

Migrations et pouvoir de négociation

« Nous faisons face à une attaque hybride, brutale, violente et indigne » : c’est par ces propos que le président du Conseil européen abordait le drame qui se jouait aux frontières de la Pologne, la Lituanie et la Lettonie avec la Biélorusse, en novembre 2021. Faisant passer au second plan la crise humanitaire vécue par plusieurs milliers de migrants coincés entre deux frontières dans une région reculée du nord-est de l’Europe, il mettait en évidence la dimension politique prise par la question migratoire à l’échelle internationale. Après des décennies d’obsession migratoire, l’UE considère désormais les personnes en mobilité comme des armes que des pays malveillants sont susceptibles de retourner contre elle.

Il faut souligner que cette « menace » est la conséquence directe de l’instrumentalisation politique de la question migratoire dans la plupart des États européens. La xénophobie ouvertement portée par un certain nombre de partis aujourd’hui au pouvoir, et la contamination de cette thématique dans tout l’échiquier politique ont développé la peur de l’étranger – surtout s’il est musulman – et justifié une lutte permanente contre l’immigration. En faisant entrer dans leur dynamique de fermeture des pays de départ ou de transit, qui n’ont pas eux-mêmes d’intérêt direct à limiter les migrations, les Etats ouest-européens ont été les premiers à faire de la question migratoire une monnaie d’échange diplomatique. L’accord signé avec le président Erdoğan en 2016 pour qu’il accepte de retenir les migrants syriens en Turquie en échange de la facilitation de la circulation pour ses propres ressortissants, illustre le pouvoir de négociation que confère la capacité à limiter la pression migratoire aux portes de l’UE.

C’est en considérant le pouvoir conféré aux pays de transit que le président Loukachenko crée, à l’été 2021, une nouvelle route migratoire via son territoire. La compagnie aérienne nationale Belavia et d’autres ouvrent de nouvelles lignes aériennes depuis Istanbul, Damas, Baghdad… vers Minsk et des agences de voyage mettent en vente des forfaits tout compris avec visas, vols, hébergement et transport pour rejoindre la zone frontalière, à des prix allant, d’après nos informations de terrain, de moins de 2 000€ à quelques 12 000€. En quelques mois, ce seraient, d’après les estimations de l’UE, entre dix et vingt mille personnes, de nationalités extrêmement diverses (afghane, syrienne mais aussi sénégalaise, érythréenne, soudanaise, etc.), qui rejoindraient la zone frontalière biélorusse.

Ayant ainsi créé une « menace » migratoire dont il conserve le plein contrôle, il a pu regagner un pouvoir de négociation face à des interlocuteurs européens qui, suite à son élection controversée en 2020, refusaient de le reconnaître en tant que représentant de son pays. La capacité du président Loukachenko à stopper cette « guerre hybride »[1] en mettant un terme à l’arrivée de migrants en UE lui a permis de redevenir un interlocuteur légitime, en position de force par rapport à ses homologues de l’Ouest, et de renégocier les sanctions pesant sur son pays.

De son côté, le gouvernement polonais, souvent mis à l’index ces dernières années par l’UE pour ses mesures liberticides, semble avoir regagné un certain crédit grâce à sa gestion de la question migratoire, répressive, inhumaine, mais assez discrète et efficace.

Afin d’observer ce que ces jeux géopolitiques font concrètement aux personnes, nous décidons de nous rendre sur place après les négociations de novembre, envisageant – ce que confirmera notre enquête – que malgré l’annonce de vols retours en décembre, la route migratoire inaugurée par le président biélorusse ne s’est pas refermée.

Quand les confins de l’Europe deviennent une ligne de front

La région où nous nous rendons, sur les conseils d’activistes du réseau interassociatif Grupa Granica (Groupe frontière)[2], au sud de Bialystok, est connue pour son parc naturel qui abrite la dernière forêt primaire d’Europe, à cheval sur les deux pays. Cette région de plaines, couverte de forêts marécageuses, très humide et froide en hiver, est depuis quelques mois un des corridors empruntés par les exilés envoyés par la Biélorussie. La zone, une des moins développées du pays, réunit des populations ethniquement différenciées : les orthodoxes se disant d’origine biélorusse, les catholiques d’origine polonaise et les musulmans tatars. Le tracé de la frontière actuelle est récent (1945) et le sentiment d’un territoire continu, artificiellement coupé par la ligne de démarcation issue de la Seconde Guerre mondiale, à laquelle la région a payé un lourd tribut[3], reste ancré dans les esprits.

C’est précisément à partir d’un hiatus quant au tracé de la frontière que débute la « crise migratoire » de 2021. À la mi-août, 32 Afghans défraient la chronique : ils sont arrêtés dans leur déplacement vers la Pologne et se retrouvent coincés au milieu d’un champ, tout proche du village d’Usnarz Górny, entourés de militaires biélorusses d’un côté et polonais de l’autre, chacune des deux parties considérant que leur camp de fortune est installé dans le pays voisin. Le tracé exact n’avait jusqu’alors jamais préoccupé grand monde, ne s’agissant pas d’une route migratoire d’importance.

La situation inaugurée par ces Afghans est d’un tout autre ordre. Il s’agit progressivement de milliers de personnes qui seront accompagnées par les autorités biélorusses aux abords de la frontière et contraintes de la traverser, malgré les obstacles naturels et humains érigés devant eux. Plus au nord, une partie de la frontière est matérialisée par des fils de fer barbelés, que parfois les soldats biélorusses aident à découper, mais ici il ne s’agit que d’une ligne imaginaire qui traverse des espaces naturels hostiles.

La traversée implique de marcher des jours durant dans des forêts détrempées de plusieurs dizaines de kilomètres de large où, faute de point de repère, il est extrêmement difficile de s’orienter. Les marécages et les cours d’eau obligent à suivre des tracés cahoteux qui prolongent d’autant la durée du voyage et multiplient les risquent de noyade et d’enlisement. Seuls les GPS des téléphones portables permettent d’éviter de tourner en rond parmi les arbres mais bien souvent ils tombent en panne de batterie avant que les personnes ne soient parvenues à retrouver la civilisation. Lorsqu’ils atteignent la lisière de la forêt, certains s’y enfoncent à nouveau pour éviter les contrôles et tenter de sortir à un meilleur moment ou depuis un lieu moins surveillé. Ces pérégrinations s’étendent de quelques jours à plusieurs semaines, sans équipement, sans réserve de nourriture, par des températures ayant atteint les -15° C en novembre.

Les rumeurs propagées par les « recruteurs » dans les pays de départ laissaient penser qu’il s’agissait d’une voie facile, reliant la Biélorussie à l’Allemagne via la Pologne. C’est en se confrontant à l’épreuve que des familles, parfois avec des enfants ou des personnes fragiles, découvrent l’ampleur des difficultés. Le nombre de morts est et restera probablement inconnu, même si une quinzaine de corps ont déjà été retrouvés et enterrés dans les cimetières musulmans de la région.

Militarisation et état d’urgence

Cette information restera d’autant plus confidentielle que l’arsenal déployé côté polonais est totalement discrétionnaire. Dès le 2 septembre 2021, le gouvernement instaure un état d’urgence sur une bande d’environ trois kilomètres de large tout le long de la frontière avec la Biélorussie[4]. Cette zone rouge, qui couvre le territoire de 180 communes, est interdite à toute personne autre que ses habitants et, dans la région où nous nous sommes rendues, les gardiens du parc naturel. Le ministère de l’Intérieur y a déployé jusqu’à 20 000 soldats et policiers en novembre 2021 pour contenir la « menace migratoire ». Les journalistes, les associations humanitaires, les chercheurs, comme toute personne susceptible de témoigner, étaient tenus à l’écart du théâtre des opérations et donc des refoulements en masse, des mauvais traitements et des violations de la loi qui y étaient pratiqués quotidiennement par les forces de l’ordre, d’après les témoignages recueillis.

Contrairement à ce qui se joue à l’heure actuelle avec les migrants ukrainiens, la Pologne a alors décliné le soutien international dans la gestion de cette « crise » sur le terrain. Ce refus de bénéficier des forces de Frontex, du Haut-commissariat aux réfugiés des Nations unies et de l’Organisation internationale pour les migrations lui permet de conserver la maîtrise des événements dans cette zone et de la communication sur ces faits. Cela explique que peu d’informations aient fuité sur les incidents à la frontière même. On note à ce propos que la plupart des photos parues dans la presse internationale étaient prises depuis le côté biélorusse et diffusées depuis des agences de ce pays, celui-ci ayant en revanche intérêt à publiciser la situation qu’il est parvenu à créer dans un but de déstabilisation. Ceci nous rappelle que la « guerre hybride » est aussi et surtout une guerre de l’information.

Ce que cachent les autorités polonaises, ce sont les pratiques de leurs forces de l’ordre. À l’encontre de la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés ratifiée par la Pologne en 1991, cette dernière pratique en effet de façon massive les « pushbacks ». Cette pratique consiste à renvoyer de l’autre côté de sa frontière des personnes entrées sur un territoire national donné, sans leur permettre de faire valoir leur droit de déposer une demande d’asile ou de demander une prise en charge par l’État pour les mineurs. D’abord mise en œuvre illégalement au regard du droit polonais, le parlement a voté un amendement le 14 octobre 2021 autorisant officiellement ces refoulements expéditifs. La contradiction de cet amendement avec le droit européen n’a pas soulevé beaucoup de protestations du côté de l’UE, les dirigeants européens se montrant plus soucieux de limiter les arrivées de personnes en exil dans l’espace Schengen que de faire respecter les droits humains. Bien que le HCR ait émis un communiqué rappelant que ces renvois forcés « constituaient une violation du droit international »[5], partout où ils ont été observés aux abords de l’UE, que ce soit en mer Egée, dans le détroit de Gibraltar, dans les Balkans ou ailleurs, les pushbacks sont tacitement approuvés par les autres États européens.

Ainsi, de jour comme de nuit, dans la zone rouge et au-delà, des patrouilles de soldats font des rondes sur les petites routes et les pistes qui longent la frontière afin de dénicher des personnes en exil. On sait peu de choses de ce qu’il advient d’elles quand elles sont débusquées. Certaines témoignent de leur parcours lorsqu’après plusieurs tentatives de passage échouées, elles parviennent enfin à passer au-delà de la zone rouge et rencontrent des activistes polonais. Elles disent parfois avoir été maltraitées par des hommes en uniforme tandis que d’autres racontent avoir été conduites dans des postes de police avant d’être refoulées près d’un poste frontière biélorusse. D’après ce que l’on sait, lorsqu’elles arrivent de nouveau Biélorussie, elles sont soit directement repoussées dans l’autre direction par les gardes-frontières, soit bénéficient d’un moment de repos, éventuellement d’une nuit à l’abri, avant d’être reconduites à un point de passage vers la Pologne, souvent de nuit. Ces pratiques sont documentées par les personnes en migration elles-mêmes qui parfois filment leurs péripéties à l’insu des militaires. Divers groupes d’activistes diffusent via les réseaux sociaux ces vidéos ainsi que les scènes dont ils sont directement témoins, avec pour objectif de sensibiliser l’opinion publique sur ce qu’ils qualifient de drame humain.

De son côté, l’État polonais redouble de moyens pour diffuser ce que des militants appellent la « propagande » anti-migratoire. Quand nous étions sur place, la rhétorique de l’invasion et de la menace que représenteraient les migrants se mêlait, à la télévision, aux sujets dénonçant la menace Russe envers l’Ukraine. Dans les deux cas, le théâtre des opérations était la Biélorussie et l’objectif était une déstabilisation de l’UE. Située en première ligne, la Pologne se présente comme particulièrement menacée mais fermement protégée par ses propres militaires. Le soutien aux soldats fait l’objet de campagnes nationales qui dépassent le cadre des médias. Nous sommes tombées à plusieurs reprises sur des banderoles, notamment à l’entrée d’églises, portant un slogan répété ailleurs sous différentes formes : « Nous remercions les soldats et militaires polonais pour la défense des frontières de la République. #DerrièreChaqueUniformePolonaisUnMur ».

Dans le même état d’esprit, dans l’hôtel où nous logions, un petit autel à la gloire de l’armée était dressé, avec des dessins d’engins et d’hommes en armes, des cœurs découpés et quelques décorations, le tout arborant le même hashtag. Renseignements pris, il s’agit de dessins que les écoliers sont invités à colorier dans toutes les écoles du pays. Le gouvernement s’est ainsi lancé dans une véritable entreprise de mise en valeur du travail de la police et l’armée dans la zone frontalière, évacuant ou marginalisant toute critique de celui-ci, avec le soutien actif de la majorité des médias. Ce registre sécuritaire, particulièrement prisé par le parti populiste Droit et Justice au pouvoir depuis 2015, trouve ici l’occasion de se déployer avec force.

Une large coalition humaniste

Pourtant, l’opinion publique, le déploiement de forces militaires et policières, rendu extrêmement visible dans cette région désertée, et l’instauration de l’état d’urgence partiel, n’ont nullement empêché la mobilisation de citoyens polonais en soutien à la population migrante.

Dès l’été 2021, quelques associations concernées par la question migratoire se mobilisent pour intervenir au sujet des 32 Afghans bloqués à la frontière. Il s’agit principalement de bénévoles, d’intervenants sociaux et de juristes qui opèrent habituellement dans des centres d’accueil ou auprès de familles immigrées depuis un certain nombre d’années, sur des questions aussi diverses que l’apprentissage de la langue polonaise, la scolarisation des enfants, le suivi juridique de demandes d’asile, etc. Ces associations, majoritairement basées à Varsovie, ont déjà des liens entre elles et se retrouvent régulièrement pour des réunions de coordination. C’est donc spontanément que certaines personnes de ce réseau se rendent sur place pour tenter de démêler la situation, puis qu’elles se mobilisent depuis Varsovie ou d’autres grandes villes du pays.

Car à partir de cet événement, la situation se complexifie rapidement : des migrants arrivent en plus grand nombre dès la fin du mois d’août. Du fait de la médiatisation de ces arrivées, on voit émerger un élan de soutien qui débordera très rapidement le réseau initial pour inclure de nombreux autres organisations et individus à travers tout le pays. Cette mobilisation rapide s’appuie sur un tissu contestataire qui s’est formé et renforcé ces dernières années, en opposition à plusieurs initiatives très conservatrices portées par le pouvoir.

Le recul du droit à l’avortement, tenté plusieurs fois à partir de 2016 avant de parvenir à s’imposer en 2020, a soulevé une opposition virulente non seulement issue d’organisations féministes, mais également d’un public plus large de sensibilité progressiste. De même, les campagnes anti-LGBT, qui se sont traduites à partir de 2019 par la déclaration de « zones libres d’idéologie LGBT » dans 80 villes du pays[6], ont rassemblé des opposants bien au-delà des seuls cercles prioritairement concernés. De nombreuses manifestations ont eu lieu à travers le pays, où les anti-conservateurs ont élargi leurs rangs et gagné en visibilité. Le retrait de la Pologne du traité européen sur les violences faites aux femmes et les arrestations pour atteinte à des sentiments religieux à l’été 2020 ont coalisé encore davantage les milieux libéraux et de gauche. On a pu observer cette union des oppositions, lors de l’investiture du président Andrzej Duda à la suite de sa réélection le 6 août 2020, lorsqu’en signe de protestation les députés de gauche portaient les couleurs du drapeau arc-en-ciel, devenu bien au-delà de sa signification première liée à la cause LGBT, un emblème antigouvernemental.

Ce sont bien les contre-effets de la « révolution conservatrice permanente »[7] orchestrée par le gouvernement que l’on pouvait déceler dans les discours des activistes rencontrés dans la région de Bialystok. Beaucoup ne s’étaient pas intéressés à la question migratoire avant l’été 2021 mais étaient entrés en militance ces dernières années sur d’autres thématiques. Il semble qu’une fois l’attitude contestataire adoptée, elle puisse aisément se mouvoir d’une cause à une autre. La politique du gouvernement, dans ses différentes composantes, constitue un tout cohérent s’appuyant sur une idéologie réactionnaire-catholique. Dès lors, s’opposer à toutes les manifestations de cette idéologie, qu’elles concernes les femmes, les minorités sexuelles ou les étrangers, semble être la réponse apportée par une partie de la population, minoritaire mais très active.

Dans les environs d’Hajnówka, une mobilisation écologiste pour la préservation de la forêt primaire fut également le terreau de nombreux engagements, redéployés plus tard auprès des migrants. Ce combat politique, mené contre la volonté d’exploitation du bois soutenue par le gouvernement, avait fortement mobilisé dans la région en 2017, et ses effets en termes de structuration d’un réseau contestataire furent importants à l’échelle locale. Ces défenseurs de la forêt, connaissant très bien les lieux inhospitaliers traversés par les migrants et s’érigeant radicalement contre l’érection de barrières ou murs dans le parc naturel, sont devenus des partenaires de premier plan dans la coalition qui soutient les personnes en exil.

Des résistances aussi discrètes qu’actives

L’activité des personnes solidaires prend des formes variées. Depuis tout le pays, une sorte de deuxième ligne contribue matériellement aux activités des groupes sur place. Envoyant de l’argent via des cagnottes en ligne, des vivres, des vêtements ou des duvets, elles contribuent à fournir tout le matériel nécessaire non seulement pour assurer la survie des personnes en migration mais également satisfaire les besoins des activistes sur place. Ainsi, une habitante locale, engagée dans le soutien aux migrants, nous racontait : « On reçoit un soutien incroyable de toute la Pologne. Un réseau de soupes s’est mis en place à travers le pays : des gens préparent des soupes et les envoient vers nous dans des pots, pour qu’on les donne aux personnes trouvées dans la forêt ou pour qu’on les consomme nous-mêmes. Parce que parfois, avec le travail dans la journée, et l’aide aux réfugiés la nuit, on n’a même plus le temps de cuisiner pour nos familles. Il y a même des gens qui sont venus nous proposer des cours de yoga, des massages, tout ce qui est possible, pour qu’on ne se sente pas seuls ici avec les réfugiés. »

Selon nos informations, ces soutiens, essentiellement polonais, suffisent à couvrir l’ensemble des besoins à la frontière. Ils sont non seulement le fait d’individus isolés mais également de nombreuses organisations, collectifs, syndicats, etc. Durant notre séjour, une cargaison de vêtements, nourriture et nécessaires de toilette venait ainsi d’arriver de la part d’une association de retraités des transports. Les activistes sur place se coordonnent ensuite pour distribuer ces biens à divers collectifs tout au long de la frontière, de sorte qu’ils soient disponibles pour les personnes en nécessité dans des délais très brefs.

Lesdits activistes se divisent eux-mêmes en deux catégories, « les activistes et les activistes-activistes » comme nous le disait une des personnes interrogées. Dans ses propos, les activistes-activistes sont des personnes idéologiquement engagées, porteuses d’une cause à défendre, et présentes à la frontière au nom de certaines valeurs. Il s’agit pour beaucoup d’entre elles de jeunes, dont une majorité de femmes, issues des villes, diplômées du supérieur. On y rencontre également un certain nombre d’universitaires, notamment spécialistes des questions migratoires, et de juristes venus apporter leur soutien. Issues de courants idéologiques divers, ces personnes proposent souvent une lecture politique de la situation et l’activité caritative qu’elles ont au quotidien ne représente pour elles qu’une partie de leur engagement.

La plupart d’entre elles ont rejoint Grupa Granica qui coordonne les activités. Sur une bande de 500 kilomètres, elles se répartissent en petits groupes, souvent hébergés par des habitants, et viennent en aide aux personnes en exil dans le secteur géographique qui leur est attribué, en dehors de la zone interdite qu’elles ne peuvent pénétrer. Il est difficile de recenser ces groupes mais d’après nos sources, ils seraient suffisamment nombreux pour couvrir toute la frontière. Très organisés, bien pourvus par les dons des Polonais, ils ne cherchent pas de soutiens internationaux et encore moins à être médiatisés.

En revanche, toutes leurs activités s’opèrent dans un climat de crainte et de méfiance. Même s’ils savent que jusqu’alors aucune poursuite judiciaire n’a été engagé contre des personnes ayant aidé des exilés, ils s’inquiètent de voir les premières condamnations arriver bientôt. Cela explique qu’ils s’expriment peu dans les médias et insistent toujours sur le caractère légal de leurs activités. La crainte d’être identifiés comme des opposants au régime, voire des ennemis de l’État, surgit souvent dans les conversations. La répression des manifestations pro-LGBT, et les condamnations qui ont suivi, interviennent probablement en toile de fond et disent en effet quelque chose des pratiques du pouvoir à l’encontre de ses détracteurs. Au quotidien, au-delà même des check-points, ils sont régulièrement arrêtés, de jour comme de nuit, par la police ou les militaires qui vérifient leur chargement et ne ratent pas une occasion de relever tout manquement à la législation, concernant notamment les véhicules.

En dehors de ces démonstrations de force, il leur arrive également de faire l’objet d’intimidations, de la part de groupes dits paramilitaires, non identifiables par leurs insignes, qui circulent de nuit en véhicules noirs tout-terrain et les arrêtent sans raison apparente. Ces groupes non identifiés seraient, d’après certains, des factions spéciales de l’armée créées récemment, en charge des basses œuvres de l’État. Leur présence sur le terrain illustre la notion même de « guerre hybride », impliquant des acteurs non-conventionnels qui agissent en dehors de toutes règles. Quelques semaines avant notre venue, des véhicules de médecins volontaires ont ainsi été retrouvés saccagés, sans que ces actes soient signés. Qu’il s’agisse des forces républicaines ou d’autres groupes d’intervention, les activistes sont ainsi confrontés au quotidien à des acteurs menaçants qui les conduisent à la plus grande discrétion. Au contraire des dispositifs étatiques, ils recherchent l’invisibilité dans un but de protection.

Des habitants, activistes de facto

L’autre catégorie constitue les activistes de facto, qui n’ont pas forcément un passé militant et s’engagent en ayant l’impression de ne pas avoir le choix. Comme aux autres frontières où des « crises migratoires » sont créées, les habitants de la région, surtout s’ils vivent dans la zone rouge, se trouvent confrontés de façon tragique à la question migratoire. Dès qu’ils sortent de chez eux, ou même en répondant seulement à des coups frappés à leur porte, ils sont aux prises avec des femmes et des hommes en situation de détresse, apeurés, dont l’état de santé est souvent alarmant, parfois accompagnés d’enfants, qui les supplient de leur venir en aide. Si certains répondent à l’injonction de l’armée de faire appel à elle sans engager aucun échange, d’autres, la plupart du temps sans être motivés par aucune considération politique, estiment qu’ils ne peuvent pas refermer leur porte.

D’après les entretiens recueillis, cette position est sans aucun doute la plus difficile à tenir. Portée seulement par l’empathie ou par un sentiment de commune humanité, ces Polonais de la frontière n’ont aucune échappatoire. Tandis que les activistes venus du reste du pays font de fréquents allers-retours vers leur région d’origine ou bien effectuent des séjours de quelques semaines, eux sont confrontés à une situation qui dure et dont ils ne voient pas l’issue. La pénalisation de toute mise à l’abri et aide au déplacement les contraignent à faire des choix difficiles à porter : soit laisser les personnes dans la détresse où elles se trouvent après leur avoir éventuellement donné une soupe et un sac de couchage, soit entrer en clandestinité en acceptant d’offrir un toit pour la nuit, fût-il celui de leur grange, de panser des plaies ou d’apporter d’autres formes de secours. Le conflit de loyauté dans lequel sont plongées ces personnes est parfois accru par le fait que nombre de ces familles ont au moins un membre parmi les gardes-frontières, employeur important dans cette région plutôt agricole.

Lors de nos rencontres, nous avons été impressionnées par l’épuisement physique mais surtout moral que cette tension engendrait. Une habitante se plaignait ainsi de la situation créée par l’activité répressive des autorités : « Moi, je ne veux pas avoir à porter secours, je ne veux pas sauver des gens de la mort, je ne veux pas être une activiste. Mais je n’ai pas le choix, j’habite ici ! Est-ce que je peux laisser des gens mourir devant ma porte, dans mon jardin ? Et que fait l’État pour moi ? Comment il me protège de tout ça ? Je suis polonaise, j’ai le droit à être protégée par l’État. Mais c’est lui qui me met dans cette m… ».

Offrir plus que de l’eau

Auprès de ces personnes, les activistes venus de l’extérieur font en quelque sorte office de professionnels : ce sont eux qui structurent le réseau, qui organisent des maraudes, qui proposent des solutions à mettre en œuvre, qui offrent un soutien juridique, etc. Après avoir passé plusieurs jours dans les marécages, c’est d’abord de l’eau et de la nourriture dont les migrants ont le plus grand besoin. Mais les activistes, fortement soutenus par plusieurs groupements d’avocats, tentent également de faire valoir les droits des exilés. Les droits à déposer une demande d’asile ou à être pris en charge médicalement sont défendus. Or, pour faire valoir une demande d’asile avec quelque chance de succès, il convient que les étrangers nomment un tuteur polonais qui pourra suivre l’instruction de la demande auprès de l’administration. Une autre procédure consiste à faire appel aux « mesures transitoires » de la Cour européenne des droits de l’Homme arguant d’un risque de violation de la convention de 1951. Cette seconde voie suspend le refoulement tandis que la première semble parfois être simplement ignorée par les autorités en charge des reconduites à la frontière.

Sur le terrain, lorsque des activistes rencontrent des migrants, un des objectifs est de leur expliquer et de leur faire signer les documents qui permettront de mettre en œuvre ces procédures. Il s’agit alors d’une course contre la montre avec les militaires : un recours juridique ne pourra avoir lieu que si ces papiers sont signés avant que les soldats ou les gardes-frontières n’interviennent. Or, il est souvent malaisé pour les activistes, quand ils rencontrent une famille aux abois dont certains membres sont au bord de l’épuisement, de la déshydratation ou de l’hypothermie, d’expliquer que la priorité doit être donnée à la signature de documents administratifs. C’est pourtant là un des rares actes qu’ils peuvent mettre en œuvre pour leur offrir un avenir proche un peu moins sombre.

En cas de non-refoulement, les demandeurs d’asile sont alors conduits dans des centres où ils devront séjourner jusqu’à la fin du traitement de leur dossier. Certains profitent de ce répit pour reprendre des forces puis quittent ensuite discrètement les lieux en espérant poursuivre leur périple vers d’autres pays européens, tandis que d’autres s’accommodent de la situation et espèrent obtenir le statut de réfugié en Pologne.

Lors de notre séjour, début janvier 2022, donc supposément après l’apaisement de la crise, les activistes que nous avons rencontrés étaient occupés chaque nuit à intervenir auprès de migrants qui sortaient juste de la zone rouge. Ils estimaient qu’il devait rester quelques milliers de personnes coincées du côté biélorusse continuant à passer au compte-gouttes, mais ces chiffres sont hypothétiques, les informations venant de Biélorussie étant quasi-nulles[8]. Ce qui est certain, c’est que malgré l’annonce de 400 rapatriements depuis Minsk avec le soutien de l’Union européenne, la Biélorussie continue à maintenir la pression sur la frontière polonaise.

De la même façon, on ne sait pas quel crédit accorder au nombre de 8 000 à 10 000 personnes, lu dans les médias et entendu de la bouche de certains politiques, qui auraient atteint l’Allemagne en provenance de Biélorussie entre août et décembre 2021. Mais ce qu’illustrent ces dires, c’est bien qu’ici comme ailleurs, l’arsenal répressif et les traitements inhumains n’empêchent pas les migrations, ils se contentent de les rendre plus périlleuses. Malgré la dangerosité du passage et l’hostilité rencontrée, un activiste soutenait qu’« à ce jour, le passage par la Biélorussie reste une des voies les moins chères et les plus sûres pour rejoindre l’Union européenne ».

L’actualité de ces dernières semaines souligne pourtant le contraste édifiant entre les sorts réservés à ces migrants « venus de loin » et ceux victimes du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Si l’on ne peut que se réjouir de la solidarité spontanée de toute l’UE face à l’arrivée massive de réfugiés ukrainiens, la différence de traitement entre ces populations ne peut que souligner le racisme qui prévaut dans la mise en œuvre des politiques migratoires habituelles.


[1] Le terme « guerre hybride » (hybrid war) est employé depuis quelques années notamment par l’OTAN pour qualifier des conflits dont les acteurs ne sont pas directement des États.

[2] Voir le rapport de Grupa Granica de 2021 sur la crise humanitaire à la frontière polono-biélorusse ici.

[3] En 1941, le ghetto de la seule ville de Bialystok comptait 50.000 personnes. À partir de 1943, ses habitants ont été transportés vers le camp de concentration de Majdanek ou le camp d’extermination de Treblinka.

[4] La chambre criminelle de la Cour suprême polonaise a rendu un arrêt mardi 19 janvier, jugeant contraire à la Constitution l’interdiction générale d’accès à la zone frontalière.

[5] UNHCR, communiqué du 22 octobre 2021.

[6] L’UE s’est émue de ce geste politique et, en réponse, s’est proclamée en mars 2021 « zone de liberté » pour les personnes LGBT.

[7] « En Pologne, le parti national conservateur au pouvoir prend en main l’éducation », Le Monde, 22 janvier 2022

[8] Nous avons interrogé nos interlocuteurs quant à d’éventuels liens avec la société civile biélorusse, mais il ne semble pas y avoir de communication établie avec des Biélorusses mobilisés dans la région frontalière.

Giulia Breda

Sociologue, Docteure en sociologie à l'Université Côte d'Azur

Swanie Potot

Sociologue, Directrice de recherche au CNRS

Notes

[1] Le terme « guerre hybride » (hybrid war) est employé depuis quelques années notamment par l’OTAN pour qualifier des conflits dont les acteurs ne sont pas directement des États.

[2] Voir le rapport de Grupa Granica de 2021 sur la crise humanitaire à la frontière polono-biélorusse ici.

[3] En 1941, le ghetto de la seule ville de Bialystok comptait 50.000 personnes. À partir de 1943, ses habitants ont été transportés vers le camp de concentration de Majdanek ou le camp d’extermination de Treblinka.

[4] La chambre criminelle de la Cour suprême polonaise a rendu un arrêt mardi 19 janvier, jugeant contraire à la Constitution l’interdiction générale d’accès à la zone frontalière.

[5] UNHCR, communiqué du 22 octobre 2021.

[6] L’UE s’est émue de ce geste politique et, en réponse, s’est proclamée en mars 2021 « zone de liberté » pour les personnes LGBT.

[7] « En Pologne, le parti national conservateur au pouvoir prend en main l’éducation », Le Monde, 22 janvier 2022

[8] Nous avons interrogé nos interlocuteurs quant à d’éventuels liens avec la société civile biélorusse, mais il ne semble pas y avoir de communication établie avec des Biélorusses mobilisés dans la région frontalière.