Architecture

Faire tenir les siens (et le monde) – à propos de Francis Kéré

Philosophe

Premier lauréat africain du prix Pritzker, Francis Kéré allie le souci conjoint de la justice sociale et environnementale à la satisfaction des besoins sociaux essentiels et fondée sur l’usage conscient et raisonné des ressources locales. Une « architecture de la reconnaissance », qui ne se résume pas au geste d’un seul homme mais se veut le fruit d’un travail participatif, démocratique, fédérateur.

Le 15 mars 2022, l’architecte burkinabé Diébédo Francis Kéré a été désigné lauréat du prestigieux Pritzker Prize par un jury indépendant présidé par le chilien Alejandro Aravena (lui-même lauréat en 2016). Il succède ainsi aux Français Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, couronnés en 2021. Ce prix, décerné chaque année depuis sa création en 1979 par la famille américaine des Pritzker (dont le nom est associé à la chaîne d’hôtels Hyatt), constitue aux yeux de la profession la plus haute distinction architecturale, équivalent d’un « Nobel de l’architecture ».

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Il vise à honorer l’ensemble de l’œuvre d’un architecte vivant, dont les productions, pour reprendre les termes officiellement mis en avant, attestent « d’une combinaison de qualités telles que le talent, la vision, l’engagement et qui, par l’art architectural, a produit des contributions importantes et significatives pour l’humanité et l’environnement bâti ».

En devenant le 51e lauréat du Pritzker, Francis Kéré devient également le premier architecte africain à se voir décerner cette récompense suprême[1], et ce bien qu’il soit déjà par ailleurs un créateur multi-primé. Suivant un comptage large qui ignore certaines finesses relevant de la bi-nationalité, la géopolitique des récipiendaires témoigne d’une large domination de l’Europe (avec 27 lauréats), suivie par le continent américain (8 lauréats états-uniens, 4 sud-américains), l’Asie (10 lauréats) et, dorénavant, l’Afrique et l’Océanie (l’Australien Glenn Murcutt en 2002) à égalité avec un unique lauréat. La nomination de Francis Kéré constitue de ce simple fait un événement.

Il est sans aucun doute plus que légitime d’adresser des critiques de fond à la logique générale de ces prix, qui participent, entre autres, d’une starisation des architectes (que l’on a pris l’habitude d’appeler « archistars » ou « starchitectes ») consacrant à la fois une individualisation d’une pratique largement collective et anonyme et l’exceptionnalité de réalisations relevant le plus souvent d’une architecture du grand geste créatif (une architecture-objet signée par un « grand nom »), selon une conception esthétisante et spectaculaire qui oublie l’ordinaire de la production de nos environnements habités. Il n’en reste pas moins que les architectes distingués, dont il faut tout de même rappeler la diversité, ont produit des œuvres incontestablement importantes auxquelles il s’agit de rendre justice.

De ce point de vue, l’on ne peut que se réjouir de l’attribution du Pritzker à un architecte comme Francis Kéré, car ce prix aura à tout le moins le mérite d’apporter une plus large visibilité à une conception et une pratique de l’architecture, en partie élaborée loin des grands centres de la distinction occidentale, qui place en son cœur une éthique sociale et environnementale de l’architecture, trop largement minoritaire dans l’image de la discipline véhiculée auprès du grand public lorsqu’il est question des « grands architectes ». Au moment où nos manières d’habiter devraient être bouleversées par la remise en cause de l’habitabilité même de la terre, la désignation de Francis Kéré apparait tout à fait opportune.

Au commencement était Gando

Mais revenons au point de départ. L’architecture se nourrit d’histoires. Elle a ses mythes fondateurs, ses récits d’origine, ses commencements sensibles. De la cabane primitive de l’abbé Laugier à la douce sonorité de la poignée de porte de la cuisine chère à Peter Zumthor, en passant par la révélation de Corbu sur l’Acropole, l’architecture s’est toujours nourrie de telles images premières. Elle les met en scène, les abrite, les suscite, les convoque, les édifie. Elles sont une source inépuisable de projets, d’infra-mythologies créatrices, de significations incarnées dans des espaces ressuscités par l’imagination constructive de l’architecte. De manière plus prosaïque, l’architecture, discipline rationnelle s’il en est, se nourrit de l’impalpable des premiers souvenirs, elle ravive des bribes de sensations fugaces, elle rejoue des atmosphères éprouvées dans l’enfance.

L’œuvre de Francis Kéré constitue à cet égard une narration savamment construite dans et par ses édifices qui est tout entière habitée par le récit personnel qui le relie viscéralement à ce point singulier de la surface terrestre qui a pour nom : Gando. Par la vie et l’œuvre de Kéré, cette localité est revêtue d’une dimension universelle. Elle fait partie du musée imaginaire de l’architecture, du stock d’images constituant le petit panthéon des amoureux de l’art de bâtir. Et ce, même s’ils ne s’y rendront jamais. Le village se situe désormais dans les mêmes coordonnées imaginaires, sur la même cartographie mentale que Brasilia, Ronchamp ou Chicago.

Le parcours de Francis Kéré entretisse construction de soi, construction des siens, construction des espaces et des lieux qui forment son architecture. Kéré est né en 1965 dans la solide communauté formée par les habitants de ce modeste village, Gando, situé au centre-est du Burkina Faso. Un village, comme tant d’autres, longtemps privé du confort minimal, sans électricité, sans accès à l’eau courante ou à des services essentiels tels que l’éducation ou les soins. Alors qu’il est âgé de sept ans, sa famille, désireuse de lui donner une éducation (il est l’un des premiers membres de sa communauté à aller à l’école), l’envoie dans un village à une vingtaine de kilomètres de chez lui pour qu’il apprenne à compter et à lire. Sans possibilité de contact avec sa famille, l’image-matrice de sa construction personnelle réside dans ce souvenir architectural d’une salle de classe à la chaleur étouffante, mal éclairée, réunissant tant bien que mal un trop grand nombre d’élèves.

Cette salle de classe, littéralement, habite Francis Kéré. C’est du sein de cet espace, à partir de cette image figurant en creux les possibilités d’un habiter heureux, qu’émergera la conscience aiguë de ce que sera sa mission : restituer à son village une partie de ce qui lui a été donné. Sous la forme d’une infrastructure, une école, une structure bâtie qui viendra soutenir la vie des habitants, la rendre plus vivable, pour que cette vie puisse librement s’épanouir en se greffant sur ces espaces qui lui sont destinés. L’architecture, n’a-t-il de cesse d’enseigner, est d’abord faite pour servir. Pour servir une communauté d’habitants, ancrés en un lieu précis, en créant un environnement confortable, beau et durable, au sein duquel les usagers pourront trouver un cadre propice pour cultiver leurs capacités, se sentir bien, tout en inscrivant la communauté qui est la leur dans un cadre bâti permettant une installation équilibrée, durable.

C’est ailleurs, encore, que se poursuivra son éducation. En 1985, il part pour l’Allemagne pour continuer à apprendre la charpenterie. En 1995, il obtient une bourse d’études à la Technische Hochschule de Berlin, dont il sortira en 2004 avec son diplôme d’architecte en poche. Avec toujours en tête, l’idée qu’il reviendra à Gando pour offrir une école digne de ce nom aux enfants de son village. Ce qu’il fera, dès ses années d’études, réunissant des fonds pour financer ses projets, impliquant ses camarades et ses professeurs, tout autant que les membres de sa communauté, pour donner naissance à ce chef-d’œuvre qu’est l’école primaire de Gando, construite en sept mois en 2001, la première de ses nombreuses interventions dans son village natal. Sublime abri d’argile, subtile variation orchestrant le don de l’ombre et de la lumière, offrant un lieu où loger les lueurs des vies enfantines, protégées des rigueurs des conditions climatiques extrêmes de la région.

L’architecture de la reconnaissance

Un rêve d’architecture économe, dans un contexte de rareté des ressources et des moyens, mais qui offriraient aux habitants les plus précieux des biens : l’implication active dans le processus de conception et d’auto-construction, la fierté, la reconnaissance des savoir-faire et des traditions héritées, l’empowerment de la communauté par le réapprentissage de savoirs constructifs délaissés sous l’effet de l’intériorisation d’un regard occidental dévalorisant les techniques et matériaux locaux au nom d’une vision étriquée de la modernité.

De son propre aveu, il a été difficile de convaincre les habitants de Gando que les immenses sacrifices consentis pour lui permettre de recevoir une éducation architecturale en Europe devaient aboutir, non pas à l’utilisation des technologies les plus modernes, ou à l’image qu’ils se faisaient depuis Gando de la modernité, mais à la construction de bâtiments mobilisant les matériaux locaux les plus traditionnels de l’argile (renforcé ou « modernisé » par différents agrégats comme le ciment, selon des recherches prototypiques patiemment menées par l’architecte), de la latérite (une roche rouge ou brune), du métal. Ou encore l’utilisation de techniques constructives vernaculaires réinventées (pour la fabrication des briques d’argile ; la conception d’un confort thermique reposant sur des systèmes « passifs » de ventilation et de circulation de l’air ; le « décollement » du toit en métal d’avec les murs en argile par un système de supports qui permet d’éviter une chaleur excessive à l’intérieur des salles de classe ; la réflexion sur l’éclairage par la lumière naturelle au moyen d’un jeu subtil sur les ouvertures).

Le tout, à l’huile de coude, dans l’effort et dans la joie de faire ensemble, en fabriquant sur place les éléments qui constituent le bâtiment, en faisant appel aux compétences de chacune et de chacun, permettant ainsi de reconstruire des capacités constructives sur le long terme, qui pourront être mobilisées par les membres de la communauté alors même que l’architecte ne sera plus là. C’est là le merveilleux don de cette architecture de la reconnaissance : poser cette première pierre qui consiste à dire, à faire voir : « ce qu’il y a ici, les choses, les hommes, les savoirs ont de la valeur ». Au-delà de l’objet architectural, mais réunis autour du projet de se construire une école, c’est la communauté qui se renforce de l’intérieur, qui croît, qui s’auto-construit.

L’architecture, pour faire tenir les siens. C’est là une conception autre du développement, voire une alternative au « développement » : la reprise de la tradition, sa rénovation intérieure. Et une autre conception de l’architecture et de son expertise. Non pas la verticalité d’un savoir qui s’impose dans la grandeur d’un geste excluant par principe ceux qui viendront, tant bien que mal, l’habiter. Mais une conception, autrement plus ambitieuse par sa modestie, sa retenue, sa générosité. À partir de ce qui existe dans une situation donnée (ses richesses, mais aussi ses contraintes et ses limitations), l’architecte contribue, avec d’autres et en s’appuyant sur eux, à améliorer la situation. Dans les termes de Kéré, l’architecture vise à « créer des structures pour servir, apporter du confort, de l’inspiration et de la confiance aux habitants d’un lieu » ; elle doit « permettre à la communauté de continuer de croître d’une manière saine, prospère et heureuse ».

Sous l’effet du regard occidental, « on a fini par rejeter ce que nous possédons », dit Kéré. Car il ne faut pas s’y tromper : en dépit du caractère parfois consensuel d’un itinéraire présenté sous la forme d’une rassurante success story, le geste architectural de Francis Kéré dès ce projet séminal a été très directement politique et polémique, même s’il n’est ni ouvertement conflictuel ni unilatéral, étant le fruit d’une expérience de confrontation des horizons proprement multiculturelle. D’un voyage entre deux mondes. Le discours architectural élaboré depuis le laboratoire de Gando, en passant par Berlin, peut être vu comme une subtile contestation de l’imaginaire constructif colonialiste, comme un appel aux communautés locales à se réapproprier activement un savoir délaissé et comme l’élaboration d’une approche générale de l’architecture. Et qui, à notre sens, est plus actuelle que jamais, alors que le Nord s’achemine vers des conditions climatiques auxquelles le Sud est confronté depuis longtemps déjà. Sous l’effet, notamment, des conditions climatiques que nous lui avons faites. Learning from Gando.

Une architecture de la consistance

L’histoire dessinée par la trajectoire de Francis Kéré est belle. Tout simplement. C’est une vie tramée comme une histoire, qui force le respect et l’admiration. De son parcours, l’architecte a su faire une poétique et une méthode, patiemment élaborée au fil des expériences et des projets qui l’ont mené de Gando et de nombreux projets menés au Burkina Faso et dans d’autres pays africains, à la conception des magnifiques pavillons pour la Serpentine Gallery ou à ces grands arbres-totems colorés, géométriques et stylisés, installés au milieu du désert du Colorado lors du festival Coachella en 2019. Sarbalé Ke, en langage Bissa, « Maison de la Célébration ».

Il y en effet comme un air de fête, une puissance de vivre, qui émanent des formes créées par Francis Kéré. Architecture à la joyeuse austérité, à l’exubérante simplicité. On pourrait évoquer ici tant d’autres merveilleuses réalisations : le Lycée Schorge, le bâtiment Xylem, le Parc National du Mali, la conception des édifices pour les Assemblées nationales du Burkina Faso et du Bénin, le Startup Lions Camp, la bibliothèque de l’école primaire de Gando, le mémorial Thomas Sankara.

Dans de nombreux édifices, d’autres images, là aussi présentes dès le départ, entrent en jeu. Et notamment celle de l’arbre, du grand baobab, situé au centre du village et qui, tout en gratifiant les habitants de son ombre généreuse, institue le lieu de rassemblement de la communauté dans les moments les plus simples ou les plus importants. Pour Kéré, les bâtiments devraient être comme ces arbres-places autour desquels on peut se réunir. Les toits sont des canopées. Les larges racines qui s’enfoncent dans le sol, des espaces où s’installer pour converser, rêver, prendre des décisions, régler ses différends, ou, tout simplement, reprendre des forces l’espace d’un instant. C’est l’Arbre-Monde, celui de Gando ou d’ailleurs.

La force de l’architecture de Francis Kéré, loin de se laisser capturer dans des classifications commodes (renouveau du vernaculaire, d’une forme subalterne de régionalisme critique, architecture low tech, etc.), et au-delà de l’intense et captivante beauté de ses formes, réside à nos yeux dans la puissante actualité des questions qu’elle nous pose. Ainsi que dans l’éthique architecturale qu’elle expose. Celle d’une architecture basée sur le souci conjoint de la justice sociale et environnementale ; d’une pratique recentrée sur la satisfaction des besoins sociaux essentiels (qu’ils soient matériels, économiques, politiques ou encore esthétiques) et fondée sur l’usage conscient et raisonné des ressources locales ; d’une valorisation des processus de conception et de construction authentiquement participatifs, seuls à même de donner naissance aux conditions spatiales de modes de rassemblement communautaires démocratiques.

À l’heure de l’Anthropocène, lorsque ce sont les conditions d’habitabilité même de la Terre qui sont mises en jeu, l’architecture peut être définie comme un art de la consistance. La mission éthique générale de l’architecture de l’Anthropocène consiste à faire tenir le monde. À maintenir, à contenir la consistance du monde, c’est-à-dire à prendre en charge son habitabilité même. Non pas, comme dans les termes trop optimistes d’un modernisme conquérant, construire l’habitabilité du monde ou rendre le monde habitable. Mais, d’abord, chercher à empêcher qu’il ne le soit plus. À partir de ce quelque part où elle se tient nécessairement, de ce local-global, désormais branché sur tous les ailleurs du monde par son impact écologique sur l’équilibre du système Terre.

L’architecture est l’infrastructure du monde habité, ce qui le fait tenir, le soutient, le contient, l’empêche de se défaire complètement, de sombrer définitivement dans l’inhabitable. Ni dispositif esthétique de la solitude du grand geste, ni ensemble de formulations technologiques, mais bien une nouvelle éthique de l’habitabilité, de la préservation des conditions de la communauté que nous formons avec les hommes et avec le monde.

Rien de démiurgique ou de prométhéen dans un tel discours. Au contraire. Face à la douloureuse conscience de ce qu’aujourd’hui construire revient à détruire, habiter à rendre inhabitable, l’architecture est conduite à abandonner toute orientation vers la croissance ou le progrès. Elle doit renoncer à tout ce qui la relie à une pensée de la tabula rasa, au vocabulaire de l’aménagement, du projet, de la mise en forme de la matière, du site, de l’utilisation des matériaux-ressources. Elle doit être une anti-table rase, car elle ne peut plus exister hors-sol. L’architecture a affaire au maintien des conditions d’habitabilité du monde existant. Le nouveau monde climatique, ses sombres catastrophes, sont là. Par l’effet de nos actions, de nos cécités, de nos dénis. Désormais, il définit l’horizon de ce que, pour nous, habiter veut dire.

Face à la grisaille du présent, qui trop souvent nous assaille, l’on se prend à rêver qu’à tout le moins, les espaces que nous occuperons à l’avenir seront en certains points semblables à ceux, si merveilleux et habités d’espoir, imaginés par le grand Francis Kéré.


[1] Sur ses 43 années d’existence, le prix Pritzker compte 51 lauréats individuels, puisqu’il a récompensé certaines années des duos d’architectes (comme Herzog & de Meuron ou Sanaa) et un trio en 2017 (RCR Arquitectes). De plus, en 1988, le prix a été partagé entre Oscar Niemeyer et Gordon Bunshaft.

Mickaël Labbé

Philosophe, Maître de conférences à l'Université de Strasbourg

Mots-clés

Anthropocène

Notes

[1] Sur ses 43 années d’existence, le prix Pritzker compte 51 lauréats individuels, puisqu’il a récompensé certaines années des duos d’architectes (comme Herzog & de Meuron ou Sanaa) et un trio en 2017 (RCR Arquitectes). De plus, en 1988, le prix a été partagé entre Oscar Niemeyer et Gordon Bunshaft.