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Russie, les impasses de la modernisation autoritaire

Politiste

De nombreux observateurs ont insisté sur les continuités à l’œuvre au cœur du régime poutinien pour expliquer l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier. Mais on peut aussi envisager la situation actuelle comme le résultat d’une série d’impasses et de tentatives qui ont montré leurs limites et abouti au tournant spectaculaire, aussi bien pour la politique externe qu’interne, du mois de février 2022.

Le 11 avril 2022, l’ancien député d’opposition Ilya Ponomarev annonce sur sa chaîne Telegram l’arrestation et l’assignation à résidence de l’un des personnages-clé du poutinisme : Vladislav Sourkov. Si la presse russophone et internationale se fait aussitôt largement l’écho de la nouvelle, celle-ci ne fait néanmoins pas l’objet d’une confirmation officielle. Interrogé à ce sujet quelques jours plus tard, le porte-parole du Kremlin affirme ne disposer d’aucune information sur le sujet.

Souvent désigné comme le « cardinal gris du Kremlin » ou le « Raspoutine de Poutine », Sourkov a été le principal architecte du système politique russe durant la décennie 2000. C’est lui qui est à l’origine de la refonte presque totale de l’offre politique pour aboutir à la mise en place d’un système de partis structuré autour d’une hypermajorité pro-présidentielle et d’une poignée de partis minoritaires. Durant cette période il publie régulièrement, en outre, des textes doctrinaux sur la politique intérieure et extérieure, l’un des plus célèbres portant sur la conceptualisation de la « démocratie souveraine » pour qualifier le régime politique russe.

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Nommé en 2013 conseiller spécial du Président pour l’Abkhazie, l’Ossétie du Sud et l’Ukraine, il perd en visibilité sur la scène publique avant d’être démis de ses fonctions en 2020. Si ses activités vis-à-vis des républiques séparatistes du Donbass restent encore à documenter tout comme sa situation actuelle, son effacement dans les affaires politiques internes en 2012 avaient marqué une nette inflexion.

On a beaucoup insisté sur les continuités à l’œuvre pour expliquer l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier : une pratique autoritaire du pouvoir par Vladimir Poutine dès sa désignation au poste de Premier ministre le 9 août 1999, une légitimation par la guerre avec le déclenchement quasi-concomitant de la seconde guerre en Tchétchénie, une vision néo-impérialiste de la Russie dans les relations qu’elle entretient avec les anciennes républiques soviétiques.

En prolongeant le postulat que la nature du régime poutinien est pertinente pour comprendre les ressorts de la guerre en Ukraine, l’enjeu ici est d’apporter un éclairage complémentaire en insistant sur les discontinuités à l’œuvre dans la vie politique russe depuis deux décennies. Il s’agira alors d’envisager la situation actuelle comme le résultat d’une série d’impasses et de tentatives qui ont montré leurs limites et abouti au tournant spectaculaire, aussi bien pour la politique externe qu’interne, du mois de février 2022.

Le principal élément de discontinuité, pour lequel l’effacement progressif de Sourkov à partir de 2012 est particulièrement sensible, concerne le rapport au temps. Certes les dirigeants russes se sont dès le début appuyés sur les références historiques mais sans que celles-ci empêchent l’édification de plans d’avenir. Cette projection dans le futur, qui comprend le très épineux sujet de la succession au sommet du pouvoir, a alors laissé place à un surinvestissement dans le passé, associé à l’idée d’une revanche à prendre, une humiliation à réparer, un affront à laver, nourrissant une rancune tenace à l’égard de l’Occident.

L’impossible et impensable succession

Dès son arrivée à la présidence en 2000, la question de l’après-Poutine est ouvertement posée. Âgé de 48 ans lors de sa prise de fonction, celui-ci affirme alors à plusieurs reprises qu’il ne cherchera pas à modifier la Constitution – qui interdit l’exécution de plus de deux mandats consécutifs – pour se maintenir au pouvoir. Durant son second mandat, plusieurs noms de dauphins potentiels circulent parmi lesquels celui de Sergueï Ivanov, alors ministre de la Défense, et bien sûr de Dmitri Medvedev, chef de l’administration présidentielle puis premier adjoint du chef du gouvernement.

En 2006, dans un discours remarqué, prononcé devant les cadres du parti pro-présidentiel Russie unie, Vladislav Sourkov s’interroge sur le mécanisme de continuité du régime une fois que Vladimir Poutine aura quitté le pouvoir et invite Russie unie à devenir un parti dirigeant capable de maintenir le cap politique « pour au moins quinze ans » et de recruter les futurs occupants du fauteuil présidentiel. C’est cette même année qu’il initie la création d’un nouveau parti, « Russie juste », chargé d’être le pendant, version sociale-démocrate, du conservateur « Russie unie », l’hypothèse étant de créer éventuellement à terme un système bipartisan. Enfin, on a désigné par le terme de « tandémocratie » la situation inédite en vigueur de 2008 à 2012, où de façon très contrôlée Medvedev a remplacé Poutine dans le fauteuil présidentiel tandis que celui-ci officiait comme Premier ministre.

Le retour de Poutine à la présidence en 2012 s’accompagne d’un mouvement de protestation populaire exceptionnel dans l’histoire de la Russie postsoviétique. S’il n’empêche pas sa confortable réélection dès le premier tour, il voit l’émergence d’une opposition rajeunie aux méthodes renouvelées particulièrement déstabilisante pour le Kremlin. C’est à ce moment-là que s’impose notamment la figure d’Alexeï Navalny, qui dénonce via des vidéos très populaires postées sur YouTube la corruption des élites et appelle les citoyens à sanctionner les dirigeants via les urnes.

L’effacement de Sourkov de la scène politique intérieure date de ce tournant décisif, qu’on appelle parfois le « tournant conservateur ». Alors que Poutine bénéficie de mandats présidentiels allongés de quatre à désormais six ans, il n’est plus du tout question dans les discours publics de sa succession. En 2020, à l’occasion d’une réforme de la Constitution, par ailleurs tout à fait cosmétique en termes institutionnels, la proposition de ne pas prendre en compte ses troisième et quatrième mandats pour qu’il puisse se présenter à nouveau en 2024 ne suscite presque aucune discussion. Il gagne ainsi le droit de se présenter pour deux fois six ans en 2024, ce qui le conduirait jusqu’en 2036. Paradoxalement, plus on avance dans le temps, plus le pouvoir russe se cristallise autour d’un Vladimir Poutine vieillissant, moins les perspectives d’alternatives ou même de suite sont envisagées, comme si toute préoccupation au sujet du futur avait disparu.

La construction de l’Ouest comme un anti-modèle menaçant

Si la dégradation progressive des relations entre la Russie et l’Ouest – notamment les États-Unis et l’OTAN – depuis le début des années 2000 a été abondamment documentée, on connaît moins, en revanche, la façon dont les références à l’Occident se sont transformées dans les stratégies de légitimation interne. Bien sûr il faut rappeler la pluralité idéologique des intellectuels et conseillers qui gravitent autour des dirigeants russes. Néanmoins on peut ici à nouveau considérer que l’année 2012, et l’effacement de Sourkov, ont constitué un réel tournant.

Durant les années 2000, les références à l’Europe ou aux États-Unis comme modèles de développement pour la Russie demeuraient nombreuses et positives. Dès l’accession de Vladimir Poutine à la présidence, son entourage s’est réclamé du gaullisme, en particulier pour justifier sa position au-dessus des partis tout en s’appuyant sur une organisation partisane. Ensuite, lorsqu’un groupe de politistes issus de la Haute École d’économie de Moscou ont été sollicités au milieu des années 2000 pour proposer la première définition d’un programme dit « conservateur » pour Russie unie, le politiste américain Samuel Huntington et son article « Le conservatisme comme idéologie » ont constitué le socle fondamental de leur réflexion.

En parallèle, d’autres réseaux, chargés d’animer les discussions internes au parti dans le cadre d’un think tank nommé à l’époque le Centre de la politique sociale-conservatrice, ont, pour leur part, défendu une conception plus traditionnaliste du conservatisme, en mettant en avant des valeurs comme la foi, la protection de la famille et le patriotisme. Eux-mêmes n’ont pas hésité à tisser des liens avec d’autres forces politiques sociales-conservatrices européennes et surtout américaines.

Si les activités doctrinales qui viennent d’être citées sont restées relativement confidentielles, la théorisation de la « Démocratie souveraine » par Vladislav Sourkov en 2006 a, en revanche, fait couler beaucoup d’encre. Cependant, elle a souvent été un peu rapidement interprétée comme la formulation d’un exceptionnalisme russe, rétif à toute influence étrangère. Une lecture un peu plus attentive du texte montre que, si Sourkov dénonce bien les ingérences occidentales dans les affaires internes russes au nom de la promotion de la démocratie, celui-ci affirme néanmoins clairement, selon des arguments qu’il qualifie lui-même de « pragmatiques », la « nécessité évidente » pour la Russie d’être une démocratie : « Seule une société basée sur l’égalité et la coopération de personnes libres peut être efficace et compétitive. (…)  Si nous ne sommes pas une société ouverte démocratique, si nous ne nous intégrons pas dans l’économie mondiale, dans le système mondial de connaissance, alors nous n’aurons pas accès aux technologies contemporaines de l’Ouest, sans lesquelles, à mon sens, la modernisation de la Russie est impossible. »

Après les évènements de 2012, les activités doctrinales citées ci-dessus connaissent un essoufflement important au profit d’autres structures moins visibles sur la scène publique. Les discours de légitimation centrés sur l’intégration de la Russie dans l’économie globalisée ou encore sa « modernisation », mot-clé de la présidence Medvedev, laissent progressivement place au thème du retour de la Russie sur la scène internationale. L’annexion de la Crimée en 2014 suivie de l’intervention en Syrie – pour soutenir Bachar el-Assad – constituent le point d’orgue de ce deuxième moment du poutinisme.

À la défiance géopolitique s’ajoutent deux autres dimensions. La première concerne l’histoire et la commémoration de la Grande Guerre patriotique. Peu investi durant la présidence de Boris Eltsine, le souvenir de la victoire contre les nazis occupe une place de plus en plus centrale jusqu’à devenir le jour le plus fêté de l’année. En 2015, le 70e anniversaire voit pour la première fois l’organisation officielle des Régiments immortels dans tout le pays, cet appel fait aux citoyens de défiler en brandissant le portrait d’un ancêtre ayant vécu la guerre. À Moscou, Poutine lui-même est en tête du cortège. En raison de l’annexion de la Crimée l’année précédente, la plupart des chefs d’États occidentaux ont décliné l’invitation pour participer aux évènements, ce qui achève d’enraciner les discours sur le manque de reconnaissance du sacrifice et de l’exploit accomplis par l’URSS dans la victoire sur le IIIe Reich.

La seconde dimension porte sur une nouvelle étape franchie dans la défense des valeurs dites traditionnelles qui passe désormais par la construction d’une opposition entre Moscou comme garante des valeurs chrétiennes et un Ouest décadent, en perte de repères. Cette stratégie de légitimation, non plus par mais contre l’Occident, a été particulièrement sensible en 2013 avec l’adoption d’une loi « contre la propagande au sujet des relations sexuelles non traditionnelles auprès des mineurs » tandis que les débats en France sur le mariage pour tous ont fait l’objet d’un très large écho, pour l’essentiel négatif, par les médias proches du pouvoir.

 Si le statut des années Eltsine dans l’histoire de la Russie fait l’objet d’âpres débats, le caractère autoritaire du mode de gouvernement de Poutine dès son arrivée au pouvoir est en revanche bien plus manifeste. Pour autant, on peut noter, aussi bien dans la politique intérieure qu’extérieure, des inflexions sensibles avec une tentative, dans un premier temps, de renouveler les pratiques de pouvoir tout en explorant les possibilités de l’après-Poutine. Cette première période, dominée par l’influence de Sourkov, se distinguait alors par le souci de maintenir via diverses innovations politico-institutionnelles une certaine façade pluraliste dans un souci de contrôler le système sans pour autant mettre en place des dispositifs coûteux d’encadrement et de répression systématiques de la population.

On retrouve certaines de ces caractéristiques dans les modalités du redéploiement de la Russie à l’international à partir du milieu de la décennie 2010, avec le recours à des actions ponctuelles ciblées et sophistiquées, un choix de théâtres d’opération – dans le monde physique comme numérique – bien précis pour un impact symbolique maximum et des tactiques de sous-traitance moins coûteuses politiquement et économiquement avec le recours à des sociétés militaires privées comme le groupe Wagner.

Sur le plan de la politique intérieure, cette volonté de renouveler les codes de l’autoritarisme avait déjà montré dès 2012 ses limites et ses dangers, pour laisser la place à des modalités de répression beaucoup plus massives et classiques, dans le cadre d’un régime toujours plus concentré autour de la personnalité de Vladimir Poutine. Ainsi l’invasion de l’Ukraine peut être vue comme le résultat de la fuite en avant d’un régime politique qui ne parvient plus à se renouveler. Le retour de la guerre, dans sa forme la plus conventionnelle, vient accompagner le tournant amorcé dix ans auparavant en politique intérieure, en prenant acte des limites voire de l’impossibilité de renouveler l’autoritarisme, au profit de tactiques répressives qui ont fait leurs preuves, aussi coûteuses soient-elles.


Clémentine Fauconnier

Politiste, Maîtresse de conférences en science politique à l'Université de Haute Alsace