Moyen-Orient, de l’importance de solliciter l’Histoire
Le retour sur l’Histoire permet-il de comprendre le temps présent ? Cela peut suggérer que la sollicitation de l’Histoire n’est là que pour répondre à des questions d’aujourd’hui. Cette vérité semble être confirmée par les études historiographiques qui montrent à quel point un objet ou un thème est revisité à chaque génération de façon différente en fonction des problématiques du jour et même de l’air du temps. Un constat qui se vérifie, par exemple, dans la façon de traiter le soufisme et la piété populaire musulmane, tantôt célébrés, puis décrits comme sur un irréversible déclin, avant d’être confirmés comme une permanence malgré les processus de sécularisation liés à la modernité triomphante. Les générations successives de chercheurs ont été le reflet de l’atmosphère ambiante du moment en la matière.
Expliquer la faillite actuelle de cinq États arabes (Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye) par la genèse coloniale de ces États imposés pour trois d’entre eux par la force (Irak, Syrie, Libye) ne risque-il pas de tomber dans le piège d’une prédestination qui condamnerait telle institution à un avenir obligatoire ? Le paramètre confessionnel n’existe pas en Libye et le Yémen unifié n’est pas une création coloniale.
Dans ces pays, les Printemps arabes ont dégénéré vers un affrontement confessionnel entre sunnites et chiites.
C’est dire que le constat de faillite de ces États ne répond pas à une explication unique, même si les symptômes sont les mêmes : État aux abonnés absents, échec des Printemps arabes, incapacité des régimes en place à répondre aux revendications de la société civile, crise politique sans solution viable, prédominance d’un régime milicien, division du territoire en zones hostiles, corruption, triomphe des solidarités basées sur les liens du sang, ingérences étrangères structurelles…
Il existe malgré tout une majorité d’États arabes faillis minés par le confessionnalisme, qu’il soit officiel (Liban), inavoué (Irak, Syrie), où implicite (Yémen). Dans ces pays, les Printemps arabes ont dégénéré vers un affrontement confessionnel entre sunnites et chiites. L’État en place n’a pas pu répondre aux revendications de la société civile, les acteurs au pouvoir pensant à juste titre qu’une telle prise en compte aboutirait à l’effondrement du système en place. Car il s’agit bien d’un système, fondé en 1920 à l’aune des mandats français et britanniques, qui continue à interdire toute citoyenneté commune un siècle plus tard. Les deux puissances mandataires se reposaient en effet sur les minorités (arabe sunnite, en Irak, alaouite et druze en Syrie, maronite au Liban) pour imposer un État combattu par les majorités (chiites en Irak, Arabes sunnites en Syrie essentiellement). Refusés par les majorités, ces États ont été définis à l’intérieur de frontières artificielles et ont mené une guerre permanente à leur société, en Irak notamment.
L’histoire comparée du confessionnalisme politique au Liban et en Irak illustre bien le piège mortel dans lequel sont tombés les sociétés. Le 25 avril 1920, la conférence de San Remo, regroupant les représentants des Alliés (Britanniques, Français, Italiens, Grecs, Japonais et Belges), a attribué des mandats sans qu’un délégué arabe soit présent et sans attendre une légitimation de la Société des nations (la SDN, l’ancêtre de l’ONU). Ce n’est que le 24 juillet 1922 que la SDN approuvera le mandat français sur la Syrie et le Liban ainsi que le mandat britannique sur l’Irak. Le 1er septembre 1920, le général Gouraud avait proclamé le Grand Liban dans ses frontières actuelles. La IIIe République laïque légitima la séparation du Liban et de la Syrie sur le choix assumé d’un État doté d’une majorité chrétienne présumée.
Contrairement aux nouveaux États sous mandats en Irak et en Syrie, le nouvel État libanais ne suscitera pas de rejet massif de la population, chacune des communautés libanaises voyant un avantage potentiel dans les nouvelles frontières libanaises. En fait, les grandes familles confessionnelles espéraient ainsi pouvoir consolider leur pouvoir et leur emprise sur leur communauté. La Constitution libanaise de 1926 définit l’identité d’un système politique qui relie, pour la première fois, une forme de confessionnalisme politique à un État local. L’idée est que toutes les fonctions officielles sont occupées en fonction de l’appartenance communautaire, sur la base de quotas démographiques, et non d’allégeances politiques. Le Pacte national (1943) viendra confirmer ce choix, avant d’être rééquilibré en faveur des musulmans par les accords de Taëf (1989), mettant fin à 15 années de guerre civile.
En Irak, le mandat britannique se heurtera à une opposition armée massive, celle des chiites largement majoritaires dans la partie arabe du pays. La Révolution de 1920 demeure le mouvement armé le plus important de la région du Moyen-Orient contre l’attribution d’un mandat. À l’appel des grands ayatollahs des villes saintes chiites, les tribus arabes se soulevèrent pour affronter l’armée d’occupation britannique. Il faudra l’exil des plus hautes autorités religieuses chiites en 1922-1923 et une répression féroce pour que les représentants britanniques à Bagdad réussissent à mettre en place les institutions du nouvel État. Contrairement au Liban, on ne trouve nulle trace d’un confessionnalisme politique dans les textes constitutionnel en Irak. L’État irakien se définit alors comme arabe et se réclame d’une forme de nationalisme arabe inspiré de la Révolte arabe de 1915 contre les Ottomans au Levant encouragée par les Britanniques.
Il faut aller chercher loin, dans le code de la nationalité de 1924, pour déceler le confessionnalisme sous-jacent : la nationalité irakienne est attribuée automatiquement à ceux qui avaient eu la nationalité ottomane, attachée au sunnisme, alors que la majorité chiite, qui n’avait pas eu la nationalité ottomane, devait « prouver » son « irakité ». Car sous les dehors d’un État-nation arabe moderne, les nouvelles institutions irakiennes illustraient bien l’alliance entre la Grande-Bretagne et des élites arabes sunnites qui passèrent sans coup férir de relais du gouvernement ottoman à celui de représentants d’une communauté jouissant d’un monopole du pouvoir sur l’État grâce à l’occupant britannique.
Les mêmes slogans résonnent à Beyrouth et à Bagdad pour dénoncer la faillite de l’État.
Exclus du pouvoir jusqu’en 2003, les chiites d’Irak rattacheront ce monopole sunnite à la domination étrangère. Les échelons élevés de la fonction militaire, en particulier, deviendront jusqu’à la chute du régime de Saddam Hussein l’apanage quasi-exclusif d’officiers arabes sunnites. Autre communauté exclue, les Kurdes seront en guerre quasi-permanente avec Bagdad jusqu’à l’occupation américaine.
Malgré ces différences de taille, les deux pays en sont arrivés à une situation comparable à bien des égards. En Irak comme au Liban, il y a eu l’illusion qu’il était possible de s’émanciper du confessionnalisme par les mouvements politiques prônant la libération nationale ou la réforme sociale (partis communistes). Ces espoirs dans les partis politiques commenceront à amorcer leur déclin dans les années 1960, avant de disparaître.
Aujourd’hui, on est frappé de la similitude des obstacles qui se dressent face à des sociétés civiles qui demandent la fin du confessionnalisme sans espoir de succès. Les mêmes slogans résonnent à Beyrouth et à Bagdad pour dénoncer la faillite de l’État (coupures d’électricité, absence d’eau potable, non-ramassage des ordures…), la corruption, autant de maux rattachés au confessionnalisme, qu’il soit officiel comme au Liban ou inavoué comme en Irak. Appelé la « formule » au Liban et la « tradition » en Irak, il s’agit bien du même système qui fait naufrage et qui réserve ainsi la fonction de premier ministre irakien à un chiite et celle de la présidence libanaise à un maronite.
« Sans se pencher sur le présent, il est impossible de comprendre le passé » affirmait Marc Bloch, grand historien avocat de l’Histoire du temps présent. L’inverse est aussi vrai : il est impossible de comprendre le présent sans recours au passé. Le reconnaître n’implique aucun déterminisme ni aucun manichéisme au nom d’un jugement moral lié à un péché originel de la genèse coloniale de ces États. Il permet juste de confirmer une fois de plus la force de résilience des institutions et la difficulté d’exporter des idéaux par la force, fussent-ils émancipateurs dans leur déclaration d’intention.
Les mandats se voulaient l’outil privilégié du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Un siècle plus tard, c’est tout le système étatique fondé au nom de la nation et de l’État-nation qui s’effondre sous nos yeux (la Libye, assemblage de régions sans identité nationale l’illustre). L’exemple du Yémen, où l’État unifié n’a pas été imposé par une puissance étrangère, renvoie à cette réalité : les valeurs, fussent-elles émancipatrices, n’échappent pas à la pesanteur de l’héritage culturel.
Le reconnaître, là aussi, n’implique pas pour autant une vision culturaliste en contradiction avec l’universalisme. La modernité européenne conquérante a eu pour résultat, à travers ces institutions non viables et non réformables, de confisquer toute voie autochtone autonome vers une évolution libérale et démocratique de l’État-nation. Appliquer ce double sens du recours à l’Histoire entre présent et passé semble une nécessité pour les pays en guerre…
NDLR : Pierre-Jean Luizard a publié Les Racines du chaos, Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, Cinq États arabes en faillite aux Éditions Tallandier en février 2022.