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Guerre en Ukraine : l’Union européenne par-delà la souveraineté

Philosophe

Alors que la guerre sévit depuis trois mois en Ukraine, l’Union européenne se retrouve, de fait, au centre névralgique du présent. Et surtout face à elle-même. En un temps où l’exigence d’une participation commune à la paix s’impose tous les jours aux Européens, on ne voit pas de quel secours peut être la souveraineté, entendue comme processus d’individuation des peuples et des nationalismes.

La guerre faite à l’Ukraine par un ennemi sans droit illustre, dans le malheur d’un peuple, l’exercice du droit fondamental de celui-ci : la lutte pour la vie. Les Ukrainiens résistent pour sauver ce qui doit l’être, leur liberté. Ils se battent pour ce qui est sacré, non pas seulement vivre, c’est-à-dire respirer ici et maintenant, mais désirer l’avenir et le construire librement dans le présent. Ils se battent jusqu’au sacrifice pour leur souveraineté en mettant leur vie en jeu. Les Ukrainiens ne résistent pas seulement parce que le présent leur est retiré par les bombes, la destruction, l’exil, l’exode ou la mort, ils résistent parce qu’ils refusent de renoncer à l’avenir. Ils mettent leur vie en jeu car la mort se résume à n’être que l’absence de futur. C’est d’ailleurs précisément ce que leur ennemi leur dénie : l’avenir qu’ils veulent avoir en Europe – à l’Ouest non à l’Est. Ils résistent parce que plutôt la mort que l’Est.

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La liberté n’est pas une donnée de la nature des choses, elle se gagne et se conserve par la lutte. On a vu dans l’histoire d’Europe au XXe siècle des nations subjuguées soumises aux envahisseurs, voire collaborer avec eux : ce n’est que pour un temps. Nul n’accepte durablement le sacrifice de sa liberté par la sujétion : les Ukrainiens veulent la vie souveraine, non la vie soumise. En ce sens, la bataille d’Ukraine, parce qu’elle est la bataille pour la souveraineté, rend manifeste, à la manière d’un cas d’école, ce qu’a été aux époques dites « modernes » la condition politique des Européens, à savoir la fondation guerrière des nations particulières ordonnées à la souveraineté des États. La guerre d’Ukraine modifie substantiellement, pour l’avenir, cet état de choses politique.

En effet, ce 24 février n’est pas seulement une date, c’est une étape. Étape dans la formation de l’Europe telle qu’elle s’est constituée depuis cinq siècles. Toute guerre a été, en Europe, guerre de souveraineté, cette force qui, dans la paix, définit le droit et la loi, la paix n’étant autre chose que l’absence de guerre. Ainsi, la guerre du 24 février surgit comme la dernière en date de ces guerres. Dernière en date, non la dernière tout court. Étape car, par la guerre, l’Ukraine prend sa part dans le vaste processus européen d’individuation des peuples et de formation des nations, toutes établies après l’effondrement des empires.

En cinq siècles le principe de souveraineté a été le régulateur des États en traçant les frontières territoriales et politiques ainsi que l’orientation géopolitique pour l’avenir, un avenir que les Ukrainiens veulent à l’Ouest. L’erreur de l’attaquant est d’avoir cru que le désir de l’Ouest de la part de plus de quarante millions de citoyens pouvait être réduit à néant, comme s’il suffisait d’envoyer des chars pour faire chez les autres ce qu’il fait chez lui, museler et tyranniser son propre peuple dans le fantasme de reconstruire un empire déchu. Si les mots ont un sens, ce 24 février peut être dit, à bon droit, « historique ».

L’appel à l’aide du président Zelensky ne saurait donc être compris, dans son essence même, par les Européens comme un simple appel au secours. La demande pressante d’aide militaire massive, faite à l’Ouest, notamment à l’UE, est une injonction adressée à cette dernière : la chute de l’Ukraine serait l’ébranlement de l’UE. Il apparaît à tous qu’il ne suffit pas que l’UE envoie seulement des soutiens militaires et moraux à l’Ukraine : elle est, de fait, mise en demeure de renforcer ses structures d’union, même si dans l’immédiat l’assistance militaire et humanitaire est à l’évidence prioritaire.

Si une victoire, aujourd’hui envisageable, est possible, elle est loin cependant d’être assurée ; elle l’est d’autant moins qu’un ennemi vaincu pourrait, en effet, chacun le redoute, adopter la tactique de la terre brûlée et du chaos par un geste délibéré d’utilisation des armes d’anéantissement, au moment de son retrait. Après tout, l’attaque de l’Ukraine est tôt apparue aux spécialistes comme relevant de l’absence de toute rationalité propre à la conduite de la guerre, tant par les motifs que dans les moyens et les buts – en dehors du délire mortifère d’un dictateur solitaire. Il n’est donc pas exclu que le délire ne se manifeste pareillement dans l’éventualité de la défaite, s’il n’est pas déjà à l’œuvre ce dont témoignent destructions, massacres, meurtres, viols, exécutions, assassinats.

Toute défense est commune et relève d’une alliance.

Nul ne sait, en vérité, ce que cette guerre pourrait alors provoquer en Europe et dans le monde. Il apparaît dès lors que l’achèvement des combats permettant d’empêcher une aussi funeste fin de la guerre, devra s’imposer en laissant aux belligérants l’espoir chez l’un, sans que l’autre y perde entièrement la face. Cela suppose que l’UE, à la fois accroisse son aide logistique et militaire, renforce ses sanctions, affirme ses principes sans atermoiements afin que l’Ukraine ne soit pas finalement subjuguée dans la défaite. Sans même envisager l’hypothèse ultime d’une destruction, la seule soumission de l’Ukraine à l’ennemi serait, pour les Ukrainiens d’abord qui veulent l’UE, et pour celle-ci ensuite, la porte ouverte à la ruine du projet de paix européenne mis en œuvre aux lendemains de la seconde guerre mondiale.

Dans ce contexte de très haute incertitude, l’UE se retrouve, de fait, au centre névralgique du présent. Et surtout face à elle-même. À nouveau, c’est en Europe que l’équilibre fondamental se situe. C’est peu dire qu’une responsabilité inédite échoit à l’UE. Inédite et paradoxale. En effet la souveraineté, que l’Ukraine tente de recouvrer par la résistance à la guerre qui lui est faite, ne saurait simplement reproduire le concept traditionnel que l’Europe a forgé, celui de l’État-nation comme structure de la modernité politique. S’il y a paradoxe, c’est que les États constitutifs de l’UE ont accepté la mise en commun de certaines de leurs prérogatives souveraines, à l’exception de la défense. En sorte que la souveraineté elle-même est impuissante.

On a aujourd’hui sous les yeux le paradoxe historique de 27 États européens dont aucun n’est en mesure de disposer réellement et efficacement de sa défense, s’il en a une. À l’exemple de l’Ukraine – toutes choses égales par ailleurs – aucun État européen ne saurait se protéger, seul, contre une attaque guerrière d’une ampleur équivalente à celle actuellement en cours en Ukraine, y compris une puissance, telle que la France, qui disposerait de l’arme nucléaire, arme dissuasive jusqu’à nouvel ordre. Toute défense est commune et relève d’une alliance. La construction (inachevée) de l’UE ajoute à l’épuisement de la souveraineté : il est patent d’observer en ces temps guerriers que l’UE, en tant que telle, ne suffit pas à elle seule à sauver l’Ukraine du désastre, pas plus, a fortiori, que les États qui la composent ne le peuvent individuellement.

Dans le monde tel qu’il est, la souveraineté, entendue comme processus d’individuation des peuples et des nationalismes, manifeste ses limites et ses insuffisances. Tout se passe comme si, à l’encontre de son but originaire, l’État souverain, en avouant sa propre impuissance, manifeste l’impuissance de l’UE elle-même, de sorte qu’il revient aux USA d’assurer le premier rôle parmi les fournisseurs d’aide à l’Ukraine.

Si donc les concepts et les mots ont une signification, il est vain, et contraire aux intérêts essentiels des nations d’Europe, d’en appeler à la « souveraineté » d’autrefois comme on l’entend proclamer ici ou là chez les souverainistes de droite ou de gauche. Un tel appel, en vérité une antienne, consiste de fait à demander la disparition de l’UE pour faire renaître les États : autant dire remettre la souveraineté au poste de commande, c’est-à-dire accepter la possibilité de la guerre des nations.

Qui niera que la formation des États de l’Europe (comme d’autres à sa suite) trouvait les raisons de la guerre dans le corpus juridico-philosophique de souveraineté ?

Il s’agit aujourd’hui de transgresser l’ordre inscrit dans le paradigme reçu du passé des nations européennes, un paradigme qui soumet encore l’entendement politique des contemporains. Un tel héritage fonctionne à la fois comme frein à la puissance et comme obstacle épistémologique. Le réel historique du moment est mentalement et intellectuellement dominé par l’héritage d’une tradition dont la signification était depuis plusieurs siècles de séparer et distinguer des peuples et des nations en les divisant selon l’ordre de la territorialité politique des États. La souveraineté est par nature la puissance d’un individu particulier se définissant lui-même par ce particularisme éthico-politique. Que le souverain soit prince (dictature ou monarchie) ou peuple (démocratie), il n’est jamais que cet individu dont la volonté s’incarne dans l’État.

Tout se passe à notre époque comme si l’ordre du jour de la pensée demeure encore celui, inchangé, des temps de la fondation. Penser la politique consiste encore à ressasser le passé d’une philosophie politique qui, pour avoir ses mérites révolutionnaires, ne saurait en aucun cas constituer le corpus conceptuel de l’espace politique contemporain. Si l’on ne traite pas le réel comme la somme nulle d’événements éphémères, attachés que nous sommes aux formulaires de souveraineté, comme si l’historique était la répétition du même et de l’identique, alors il importe de comprendre l’originalité du présent : en Europe, si le paradigme de souveraineté est obsolète, c’est que la paix européenne, dont les Européens jouissent depuis trois générations, ne peut se nourrir de la rhétorique de souveraineté.

Celle-ci a fait son temps : à notre époque, pas plus qu’aux époques passées, la paix ne procède pas de la souveraineté pour la raison qu’il est avéré que celle-ci a toujours agi comme principe de la guerre. Qui niera que la formation des États de l’Europe (comme d’autres à sa suite) trouvait les raisons de la guerre dans le corpus juridico-philosophique de souveraineté ? De ce point de vue, l’UE ne saurait penser sa présence et son rôle dans le monde qu’en trouvant ailleurs ses fondements. Quant aux États qui la composent, aucun effort d’originalité théorique n’est nécessaire pour se rendre compte que le réel historique n’est, pour aucun d’eux, dans la contemplation narcissique de sa propre souveraineté.

Pourtant, le paradigme de souveraineté est à l’œuvre dans les choses et les discours, au point d’être la tarte à la crème des acteurs et des candidats à l’exercice du pouvoir. Au moment où la réalité quotidienne nous enjoint de penser ce qui est, il n’est pas rare d’en appeler à ce qui fut pour répondre au besoin de liberté dans le temps même où celle-ci est menacée par la guerre : en effet le paradigme fautif en appelle, ici ou là, aux « nations souveraines au sein d’une Europe souveraine ». C’est là, outre la marque d’une déficience intellectuelle, le surgissement spontané du registre verbal de la tradition dans un monde qui doit s’en détacher. Autant vouloir la politique du cercle carré.

Si l’on ne veut pas proférer des recettes verbales proposées en solution de problèmes réels, il importe de ne pas perdre l’essentiel : l’appel à la « souveraineté » est l’appel à l’État. Or, il n’est nul besoin de vouloir l’État car, précisément, nous l’avons déjà ! Quant à vouloir la « souveraineté européenne », autant déclarer que ce qu’il nous faut, à nous autres Européens, ce n’est pas l’UE, mais on ne sait quel État européen. Autant demander l’empire sans phrase. Souveraineté européenne signifie stricto sensu État européen. « La souveraineté, disait un théoricien du 17ème siècle (Loyseau), est ce qui donne l’estre à l’État ». On ne saurait mieux dire.

Or les candidats à l’empire ne sont pas rares ; pour autant, l’appel à la souveraineté européenne, s’il ne signifie pas réellement l’appel à l’empire, manifeste en tout cas la faiblesse de la pensée qui abdique devant l’obstacle épistémologique qu’est le paradigme de souveraineté. Il n’y a plus de salut par la souveraineté et, s’il n’est ni possible ni souhaitable d’annuler l’œuvre historique de ce concept, l’ordre du jour de la pensée n’est pas dans sa restauration. Pareille restauration présentée comme solution à un présent problématique pour bâtir l’avenir va contre l’intention et la justification du projet nourrissant l’UE.

Par sa seule existence, celle-ci, aussi imparfaite qu’elle nous paraisse, manifeste à elle seule l’achèvement de ce que la souveraineté a produit dans notre histoire : une certaine conception de la liberté individuelle et collective. En un temps où l’exigence d’une participation commune à la paix s’impose tous les jours aux Européens, on ne voit pas de quel secours peut être la souveraineté. En d’autres termes, le schéma historique de la liberté héritée a épuisé sa puissance de nouveauté. L’époque requiert le nouveau paradigme d’une liberté plus haute. Il y a un monde européen qui ne saurait être compris – pour l’avenir – comme monde des souverainetés. Il s’agit au contraire de transgresser le passé politique par le cosmopolitique. À cela on aura raison de demander : de quoi s’agit-il ? Répondre à cette question c’est faire ce qu’on n’ose plus faire : transgresser le passé au lieu de le reproduire.

Ainsi, deux conclusions s’imposent : la souveraineté traditionnelle – affirmation dépassée de républiques clochemerlesques – a fait son temps, son concept est devenu obsolète ; ensuite, ceci étant la conséquence de cela, l’UE est contrainte de radicaliser ses fondements d’origine, ses principes et ses buts, de se mettre à jour. Au demeurant, l’événement du 24 février a suscité un mouvement en ce sens, de sorte que la tâche d’une affirmation de puissance devient une obligation pour les Européens. Tels sont les enjeux et la signification ultime des demandes d’aide faites à l’UE par le président Zelensky.


Gérard Mairet

Philosophe, Professeur émérite à l'Université Paris VIII