Économie

L’échec d’un pur marché de brevets

Économiste

Au cours de la période contemporaine et en lien avec la financiarisation de l’économie et le renforcement des droits de propriété intellectuelle, l’attraction généralisée du brevet participe à la valorisation des entreprises qui les détiennent. Mais depuis le boom du « marché de brevets » dans les années 2000, lequel avait suscité une littérature annonçant sa consolidation et les opportunités de profit des intermédiaires, l’espoir est largement retombé.

Au tournant des années 2010, le bien-fondé de la construction d’un marché de brevets, notamment pour financer l’innovation dans les start-up[1], n’a pas vraiment suscité de controverses dans le monde académique des économistes. Certains ont néanmoins dénoncé la logique financière animant l’activité de nouveaux intermédiaires du marché des droits de propriété intellectuelle (DPI)[2]. Cette financiarisation conduirait à accroître l’incertitude juridique pesant sur les brevets et à se déporter de l’objectif initial de ce dispositif légal visant à encourager l’investissement dans la recherche et développement et le transfert technologique.

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D’autres économistes ont fait part de leur scepticisme quant aux possibilités de développement d’un tel marché, du fait notamment de la singularité de ces titres de propriété. Cette singularité rend difficile la standardisation de méthode d’estimation de leur valeur et donc problématique l’efficience du marché dans la révélation de « vrais » prix. Les résultats des expériences étrangères sont d’ailleurs peu encourageants, en particulier aux États-Unis et en Allemagne où les tentatives d’organisation d’enchères n’ont pas atteint les résultats escomptés.

Dix ans après ce type de débat, les marchés de brevets sont toujours dans un état embryonnaire et peu transparents, les transactions de gré à gré étant dominantes ; si bien qu’on peut parler d’un échec de la finance moderne à créer une nouvelle classe d’actif. Depuis le boom du « marché de brevets » dans les années 2000 qui avait suscité une littérature annonçant sa consolidation et les opportunités de profit des intermédiaires, et par suite des investisseurs finançant ce modèle d’affaires, l’espoir est largement retombé.

Les anticipations de croissance n’ont pas été vérifiées, remettant en cause la croyance collective conduisant à considérer le brevet, et l’ensemble des DPI, comme une source naturelle de valeur et capable d’attirer les investisseurs. Dans ce texte, nous revenons sur ce mouvement de naturalisation de la valeur des DPI et de son échec relatif. La thèse que nous défendons est que ce processus de naturalisation est largement la résultante des actions conjuguées des « entrepreneurs » du marché de brevets.

La pluralité des conventions de valorisation des brevets

La financiarisation des DPI, en particulier du brevet, que l’on constate aujourd’hui au niveau global, est liée à la multiplication de ses usages reconnus collectivement au cours de l’histoire. Cette dynamique est de même nature que celle conduisant une monnaie à devenir un actif parfaitement liquide, à partir du moment où elle remplit simultanément différentes fonctions basées sur une longue chaîne d’institutions et de conventions. L’analyse historique montre comment l’institution du brevet d’invention évolue suivant les différentes conventions de valorisation et d’appropriation des DPI définies par les intermédiaires du droit, chacune renvoyant à une vision de l’innovation et de l’organisation du travail.

Schématiquement, à partir du XVIIe siècle, une première convention de valorisation va reposer sur le statut privilégié de l’inventeur, ainsi que sur la constitution d’un domaine public de connaissances techniques supposant une bonne qualité de description des brevets particulièrement utiles au développement industriel.

Puis, dès le milieu du XIXe siècle, avec la séparation de l’inventeur et du déposant, se développe la représentation partagée du brevet comme source de pouvoir de marché des entreprises. Il confère alors à l’industriel un avantage compétitif sur ses concurrents potentiels et peut constituer une source de revenu à travers des politiques de licence favorisant les transferts technologiques. On passe d’une approche défensive de protection à une stratégie économique beaucoup plus offensive, en particulier de pénétration de marchés nationaux, puis internationaux.

L’attraction du brevet au cours du XXe siècle va tenir au fait qu’il devient aussi une monnaie d’échange dans les processus de négociation industrielle. Suivant cette convention de valorisation, les brevets sont des moyens de positionnement stratégique de l’entreprise sur le marché, ce qui produit des usages en dehors de toute considération d’exploitation industrielle des inventions qu’ils protègent. Au cours de la période contemporaine et en lien avec la financiarisation de l’économie et le renforcement des DPI, l’attraction généralisée du brevet participe à la valorisation des entreprises qui les détiennent, contribuant à leur capitalisation financière et à l’introduction en bourse des plus jeunes (exemple des start-up des biotechnologies).

La valorisation financière s’appuie sur la construction optimale de portefeuilles de brevets, notamment afin d’accroître le pouvoir de négociation des entreprises avec leurs concurrents. Cette construction de portefeuilles suppose l’existence d’un marché de brevets suffisamment fluide afin de procéder à des échanges avec le concours d’intermédiaires spécialisés dans l’évaluation et la sécurisation des titres. Le marché alimente en retour la monétisation des brevets afin d’estimer leur vraie valeur.

Les conditions d’émergence d’un pur marché de brevets

Mais, les conditions concrètes d’émergence d’un pur marché de brevets, distinct d’un marché des technologies brevetées, sont très restrictives. Au-delà des facteurs institutionnels[3], il faut compter sur les stratégies offensives de grandes entreprises et sur l’émergence de nouveaux intermédiaires des DPI proches de la finance, comme dans le cas de la Silicon[4].

Ces derniers rencontrent néanmoins une série de difficultés pour développer le marché sur une vaste échelle[5]. Les plateformes de vente en ligne de DPI, tels que Tynax et yet2.com, ont échoué dans leur tentative d’attirer en masse des acheteurs et des vendeurs. La sensibilité des informations attachées aux brevets et le besoin d’instaurer un climat de confiance rendent les vendeurs et acheteurs potentiels peu enclins à révéler assez de détails pour négocier un brevet en ligne. Les transactions bilatérales, telles que celles garanties par des courtiers en brevet, peuvent seulement être réalisées à petite échelle et la confidentialité des informations sur les prix de vente ne conduit pas à créer de la transparence sur le marché et à assurer sa liquidité.

Face à ce manque d’extension du marché, ont émergé des agrégateurs de brevets (Non-Practicing Entities, NPE) qui anticipent de nouvelles sources de profit. Leur développement s’est appuyé sur la fragmentation des activités dans les NTIC qui a rendu propice leur intervention en multipliant leur possibilité d’arbitrage et d’extraction de paiement à la suite de procès en contrefaçon favorables à ces véritables patent trolls. Ces opportunités de profit judiciaire ont ensuite attiré les fonds d’investissement à la recherche d’une diversification de leurs actifs et de taux de retour sur investissement particulièrement élevés.

Avec cette alliance inédite entre le droit et la finance, les agrégateurs de brevets ont ainsi contribué à l’engouement autour des brevets des entreprises du secteur des NTIC au cours des années 2000, suite à l’éclatement de la « bulle internet ». Cet éclatement avait en effet permis aux NPE d’acquérir à bas prix les brevets des entreprises défaillantes. En recherchant systématiquement le contentieux, leur stratégie judiciaire a conduit à accroître l’incertitude sur la valeur des titres.

En l’absence de mécanismes de découverte de prix efficients, tels que les plateformes de vente en ligne de titres ou d’organisation d’enchères, les procès restent les dispositifs privilégiés de révélation des prix. Ainsi, loin de correspondre à un processus efficient de formation des prix, la valeur des brevets est donc fixée dans le cas américain indirectement par les tribunaux, au cas par cas des procès en contrefaçon, sans lien évident avec la qualité des inventions protégées par ces titres.

L’attractivité d’une telle activité d’arbitrage des patent trolls, a suivi une forme de processus mimétique conduisant une foule d’investisseurs dans le capital des NPE à accorder de la valeur au brevet en général, de façon relativement arbitraire[6]. C’est en ce sens que l’on peut parler de « convention pro-brevet », au sens d’une croyance durable sur la valeur des brevets en tant que réservoir de liquidité. Au cours de la dernière décennie, la stagnation du marché de brevets tiendrait alors au recul de cette convention suite à deux séries de facteurs. D’une part, dès la fin des années 2000, les chances des patent trolls de gagner leur procès, face aux entreprises exploitantes, auraient diminué[7].

Cela proviendrait du fait que la juridiction américaine spécialisée dans les brevets serait relativement moins encline à défendre les titulaires des droits qu’elle ne l’avait fait depuis sa création en 1982, suite à des arrêts de la Cour suprême visant à limiter la portée des titres, sinon à les annuler comme dans le domaine médical. D’autre part, et en lien avec le facteur précédent, les patent trolls auraient beaucoup moins le vent en poupe ; ce qui participerait à la réorientation du capital des investisseurs vers des domaines plus prometteurs, comme les GAFAM.

En Europe, face à l’insuffisance des transactions, les partisans des marchés de brevets militent pour accroître leur valeur juridique en renforçant leur procédure d’examen et en créant une juridiction spécialisée (voir aussi en France la loi Pacte de 2019). Cette politique du brevet a pour conséquence de complexifier le droit et de rendre plus coûteux son dépôt et sa défense, pénalisant ainsi les PME et posant la question de la légitimité d’une juridiction d’exception relativement à des procédures d’arbitrage sectorielles. Ces points de réforme ont d’ailleurs divisé la profession des conseils en propriété industrielle, dont seulement une partie défend la financiarisation du brevet.

En conclusion, il importe aussi de souligner que la financiarisation des brevets a donné lieu à de nouvelles formes d’expropriation de la richesse produite, en particulier au détriment des travailleurs de l’innovation dont les apports sont rendus invisibles. Les conventions de valorisation des DPI portées par les nouveaux intermédiaires du droit ont transformé plus en amont les conventions d’attribution des fruits de l’innovation. Le développement du modèle de la start-up fondée sur la capitalisation des brevets en donne une bonne illustration, conduisant à une concentration du pouvoir au sein des entreprises au bénéfice de leurs fondateurs-créateurs et au détriment des travailleurs.

NDLR : Christian Bessy a récemment publié L’expropriation par le droit. Propriété intellectuelle, valeur et travail aux Éditions de l’EHESS.


[1] Guellec D., Madiès T., Prager J.-C., Le marché des brevets dans l’économie de la connaissance. Rapport pour le Conseil d’Analyse économique, 2010.

[2] Coriat B., Orsi F., « Establishing a New Regime of Intellectual Property Rights in the United States, Origins, Content Problems », Research policy, n°31, 2002, 1491-1507.

[3] Ibid.

[4] Monk A., « The Emerging Market for Intellectual Property : Drivers, Restrainers, and Implications », Journal of Economics Geography, (9)4, 2009, 469-491.

[5] Hagiu A., Yoffie D., « The New Patent Intermediaries: Platforms; Defensive Aggregators, and Super-Aggregators », Journal of Economic Perspectives, 27/1, 2013, pp. 45-65.

[6] Orléan A., L’empire de la valeur, refonder l’économie, Paris, Éditions du Seuil, 2011.

[7] Allison J., Lemley M., Schwartz D., « How Often Do Non-Practicing Entities Win patent Suits ? », 2017.

Christian Bessy

Économiste, Directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Guellec D., Madiès T., Prager J.-C., Le marché des brevets dans l’économie de la connaissance. Rapport pour le Conseil d’Analyse économique, 2010.

[2] Coriat B., Orsi F., « Establishing a New Regime of Intellectual Property Rights in the United States, Origins, Content Problems », Research policy, n°31, 2002, 1491-1507.

[3] Ibid.

[4] Monk A., « The Emerging Market for Intellectual Property : Drivers, Restrainers, and Implications », Journal of Economics Geography, (9)4, 2009, 469-491.

[5] Hagiu A., Yoffie D., « The New Patent Intermediaries: Platforms; Defensive Aggregators, and Super-Aggregators », Journal of Economic Perspectives, 27/1, 2013, pp. 45-65.

[6] Orléan A., L’empire de la valeur, refonder l’économie, Paris, Éditions du Seuil, 2011.

[7] Allison J., Lemley M., Schwartz D., « How Often Do Non-Practicing Entities Win patent Suits ? », 2017.