Quand l’autonomie des universités menace l’autonomie des universitaires
Autonomie (subst. fém.) : − Faculté de se déterminer par soi-même, de choisir, d’agir librement. − Liberté, indépendance morale ou intellectuelle. – Étymol. − « Fait de se gouverner d’après ses propres lois. »
« Les chercheurs s’efforcent pleinement d’assurer que leurs travaux de recherche sont utiles à la société. » − Charte européenne du chercheur (2005)
Nous l’appellerons Linda. Sociologue, maîtresse de conférences dans une université française, Linda souhaite conduire une enquête sur les représentations politiques chez les personnels accueillant les bénéficiaires des aides sociales. Lors de l’examen de sa demande d’association au CNRS pour mener ce projet, le Conseil d’administration de son université émet un avis réservé, précisant dans sa délibération que « la levée de la réserve est conditionnée à l’obtention de l’accord du comité d’éthique qui devra inclure la question du traitement informatique de données personnelles (cf. CNIL, RGPD) ». Du fait des délais de cette procédure, Linda renonce à son projet.
Guillaume achève une thèse d’anthropologie sur le quotidien des migrants sub-sahariens dans un pays du Maghreb. Interrogé déjà à plusieurs reprises par la police locale qui suit chacun de ses déplacements et questionne systématiquement les personnes qu’il rencontre, il est une nouvelle fois convoqué au commissariat du quartier puis expulsé sans plus d’explication. Dans les semaines qui suivent, les responsables de son laboratoire l’invitent à « reconsidérer ses choix de terrain » afin de pas les mettre dans une « situation délicate vis-à-vis du FSD » (fonctionnaire sécurité défense) de l’université et des autorités françaises, inquiétés par les risques encourus.
À peine docteure, Claire a décroché un contrat de chercheure temporaire – un « post-doc » – au sein d’une chaire consacrée au thème « Gouvernance de la transition environnementale ». Dans ce cadre, elle réalise une série d’entretiens auprès d’entrepreneurs et de « startupeurs » du territoire. Elle découvre pas à pas l’univers de la « recherche partenariale » qui entremêle structures publiques de recherche et bailleurs privés. Quand elle annonce qu’elle a l’opportunité de présenter une analyse de ses premiers entretiens dans un colloque dédié aux nouveaux acteurs de l’économie locale, l’un des partenaires de la chaire lui rappelle qu’elle ne « peut prendre le risque de diffuser les données du projet à ce stade ». Dans le courriel qui lui est adressé dans la foulée, elle est renvoyée à sa « responsabilité », au titre de la Charte européenne du chercheur de 2005 : « Les chercheurs doivent être conscients du fait qu’ils sont responsables envers leurs employeurs, bailleurs de fonds ou d’autres organismes publics ou privés connexes ».
Gaël est spécialiste de la méthodologie des sondages d’opinion. Son expertise est appréciée des journalistes politiques de la presse nationale qui sollicitent souvent ses réactions, l’invitant à commenter « en universitaire » les enquêtes d’opinion qui font les titres des médias. Sur la base des critiques qu’il a confiées il y a déjà quelques semaines à un hebdomadaire à propos de ses doutes légitimes quant aux questions soumises aux répondant.es pour mesurer leur perception de la délinquance des jeunes, un grand institut de sondage décide de le poursuivre pour diffamation. En quelques heures, Gaël se voit placé par son université sous le régime de la protection fonctionnelle, rencontre un avocat pour préparer sa défense et mesure à ses dépens tout le sens de l’expression « procédure bâillon ».
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À première vue, chacune de ces situations de recherche empêchée – petites fictions inspirées de faits bien réels[1] – est singulière. C’est pour des raisons et par des entités différentes que Linda, Guillaume, Claire et Gaël voient leur activité ou leur parole scientifique compliquée, ralentie ou entravée. Et pourtant. À y regarder de près, on peut noter qu’à chaque fois, ce sont des acteurs et motifs non scientifiques qui pèsent dans le processus de production scientifique.
Prenant la forme d’objectifs, de principes, de chartes, de rappels à l’ordre (administratif, budgétaire, juridique, éthique, sécuritaire), d’injonctions et parfois d’ajournements, cette immixtion de logiques extérieures s’observe aujourd’hui à chaque étape du déroulement de l’activité scientifique, depuis la conception initiale des programmes jusqu’à la diffusion publique de leurs résultats. Rien d’incongru ni de scandaleux à cela.
N’est-ce pas, tout simplement, la conséquence de l’insertion tout à fait souhaitable des activités de recherche dans les cadres communs du droit, de la morale et de l’éthique ? Mais on pourrait y voir aussi le reflet d’une rationalisation d’inspiration gestionnaire venant se superposer aux principes d’autonomie au sens strict qui régulaient jusque-là le monde de la recherche scientifique et qu’on croyait indépassables, « se gouverner d’après ses propres lois » répondant au constat logique qu’aucune instance ne s’impose d’évidence pour orienter la recherche sinon ceux qui cherchent encore !
Si tout le monde de l’ESR se trouve aux prises avec ces nouvelles logiques, on va voir que la raison d’être et les façons de faire des sciences de la société exposent particulièrement les chercheurs de ces disciplines à l’hétéronomie croissante de leur métier.
La condition professionnelle des chercheurs fragilisée par la managérialisation de l’ESR
Les expériences de recherche empêchée ne sont pas dissociables du mouvement de managérialisation qu’a connu le monde de l’ESR depuis le tournant des années 2000. Depuis une vingtaine d’années, l’ESR fait en effet l’objet d’une attention très assidue de la part des gouvernants qui, en France et partout en Europe, ont enchaîné les réformes destinées à en aligner les structures sur les standards internationaux, avec l’intention de les rendre compétitives sur le marché mondial de « l’économie de la connaissance »[2].
Il s’est agi d’en faire des entreprises spécialisées proposant des produits (diplômes, publications, brevets, etc.) sur un marché internationalisé très concurrentiel. Les modalités de leur gouvernance ont aussi été repensées selon les préceptes et instruments éprouvés du management des entreprises commerciales. Leurs ressources sont désormais calculées sur leur « performance », référée à des « contrats d’objectifs » et mesurée par un arsenal de procédures d’évaluation et d’indices chiffrés.
Forts d’une plus grande autonomie gestionnaire, les managers des universités sont concentrés sur leur « politique de développement » : multiplier les projets, les partenaires, les labels, les brevets. L’œil rivé sur les classements internationaux et les indicateurs bibliométriques, ils savent que leurs établissements sont devenus des marques dont il faut préserver et consolider le capital d’image.
De nombreux signaux attestent des effets d’adaptation à cette nouvelle donne. Ainsi, l’explosion des départements et politiques de communication chargés de tenir un double objectif : promouvoir la visibilité des universités tout en veillant à leur réputation publique. Au nom de la sécurisation juridique et de la responsabilité éthique, les administrations de l’ESR ont sécrété des chartes de « bonne conduite », des comités et des procédures sophistiquées de contrôle, des postes spécialisés pour prévenir tout risque de poursuites judiciaires, toute affaire qui pourrait être médiatisée et serait préjudiciable à l’image et, par suite, aux finances de l’établissement.
La fonction de l’ESR s’est par ailleurs enrichie d’une mission impérieuse de « professionnalisation » en phase avec son pilotage gouvernemental : inculquer l’esprit entrepreneurial et le goût de l’innovation aux étudiantes et aux étudiants, être à l’écoute des besoins du marché, s’adapter aux évolutions de l’emploi, s’ouvrir aux « partenaires socioéconomiques », aux « entreprises du territoire », à la « société civile », aux « bailleurs privés »…
En moins de deux décennies, en faisant siennes des logiques qui régulaient historiquement d’autres secteurs, c’est donc tout l’écosystème de l’ESR qui a été remanié. On peut à raison estimer qu’il s’agit là de la nécessaire modernisation et du sain déconfinement d’un monde académique poussiéreux. Qui, du reste, voudrait restaurer l’université d’avant, engoncée dans la tradition, les rituels surannés, stérilisée par la domination verticale et arbitraire des « mandarins » ? Qui imagine encore une vie académique coupée des conjonctures (sociales, économiques ou politiques) et qui demeurerait la gardienne exclusive de la science pour la science ? Personne, à l’exception de quelques nostalgiques de la révérence aux « maîtres » et de l’obsession du rang.
Mais, à bien des égards, les lois successives qui ont entrepris de réformer l’université française (depuis la loi relative aux libertés et responsabilités des universités ou loi « Pécresse » de 2007 jusqu’à la récente loi de programmation de la recherche de 2020) ont sans conteste outrepassé les rêves les plus audacieux formulés depuis la fin du XIXe siècle par les prophètes de la modernité socioéconomique[3]. Sous couvert de « modernisation »[4], les universités se sont muées en entreprises obnubilées par « l’employabilité » de leurs étudiants (alors que le bas niveau de chômage des diplômés à Bac+2 et au-delà continue d’indiquer que les diplômes du supérieur protègent). Les laboratoires se sont faits « incubateurs d’innovation », machines à breveter et à engendrer des sources de croissance économique.
Certes, tous les professeurs ne sont pas devenus des « formateurs » à l’écoute des seuls recruteurs, ni tous les chercheurs de simples « opérateurs scientifiques » au service de bailleurs. Ce serait caricatural de penser les choses ainsi. Mais, pour satisfaire aux logiques régulant désormais le secteur, les stratégies de développement des structures de l’ESR ont placé tout au sommet de leurs priorités la préservation fébrile du « capital de marque » et l’impératif croissant de « sécurisation » (éviter les procédures judiciaires, protéger les données et consacrer la propriété intellectuelle), assujettissant toujours plus les activités universitaires aux logiques de l’économie de marché, de la société de communication et de la phraséologie sécuritaire.
De ce point de vue, la situation des jeunes générations se destinant au métier de chercheuse et de chercheur est à la fois emblématique et inquiétante. Avec les pressions continues, dès la première année de thèse, à « étoffer le CV » (enseigner, publier, s’intégrer à des réseaux de recherche…), avec la généralisation des « post-docs » et des contrats précaires, la socialisation à un horizon professionnel managérialisé est très précoce. Comme le soulignent Yves Gingras et Mahdi Khelfaoui, les chercheurs en début de carrière, par pragmatisme ou résignation, acceptent les nouveaux cadres régissant le métier : indicateurs bibliométriques, réponse aux appels à projets gouvernementaux, marketing scientifique…[5].
Les Usbek et Rica voyageant depuis l’université du lointain XXe siècle jusqu’à nous s’ébaudiraient très certainement devant ce rituel appelé « Ma thèse en 180 secondes », où de jeunes prodiges du savoir démontrent leur dextérité à « pitcher » leur recherche dans un spectacle d’un genre nouveau : une performance chronométrée sur la scène d’un grand auditorium sous l’œil d’un public et de caméras qui retransmettent en direct le show sur les chaînes Youtube et les pages Facebook des universités.
Ils s’amuseraient aussi de lire le curriculum vitae d’un.e universitaire de grand nom et de découvrir que ce portrait d’institution – qui dit si bien les valeurs cardinales qui y ont cours – commence par la liste détaillée des financements (bourses, grants, fonds et contrats…) qu’il/elle a décrochés et gérés.
Ayant connu les vives discussions politiques de leur temps autour des fonctions émancipatrices de l’université et de l’indépendance fondamentale de la recherche scientifique[6], Usbek et Rica se demanderaient pourquoi la spectacularisation ici et les empêchements là suscitent si peu de débat politique, sauf des engagements à « approfondir l’autonomie des universités ». Suivant en cela le mot d’ordre que partagent les majorités qui se sont succédées au pouvoir depuis maintenant vingt ans, l’autonomie gestionnaire des universités constitue aujourd’hui l’unique horizon de modernisation des universités françaises : pour gagner en « attractivité internationale », en « performance », en « compétitivité » sur le marché universitaire mondial et monter dans le « classement de Shanghaï ».
En janvier dernier, le président-candidat à la présidence de la République déclarait en clôture du 50e anniversaire du congrès de la Conférence des présidents d’université : « L’université doit devenir plus efficacement professionnalisante (…) l’État devra passer avec les universités de véritables contrats d’objectifs et de moyens pluriannuels, gages de clarté, d’efficacité, de performance, et bâtir le cadre d’une nouvelle étape de l’autonomie ». L’affaire semble close. Cependant, une question demeure : l’autonomie gestionnaire des universités se confond-elle avec l’autonomie scientifique des universitaires ?
La recherche empêchée en sciences humaines et sociales, symptôme d’une autonomie scientifique dégradée
Dès les années 2000, les réformes ayant emboîté le pas à la « stratégie de Lisbonne » ont bien nourri toutes sortes de débats. Le soudain et impérieux mot d’ordre d’une science tout à la fois compétitive et au service de la société, mais aussi le nouveau principe de concentration des moyens sur les sites et projets « d’excellence » ont avivé les controverses dans le monde académique.
Qui définit la science utile et comment ? Est-il seulement possible d’anticiper l’utilité future de la recherche fondamentale d’aujourd’hui ? Qui gouverne les agendas de la recherche ? Les équipes scientifiques ou les agences gouvernementales via la thématisation des appels à projets nationaux (ANR) et européens (PCRD) ? La polarisation au nom de l’excellence ne contribue-t-elle pas au creusement des écarts entre les sites, entre les structures de l’ESR ? Le darwinisme est-il une théorie s’appliquant d’évidence à la production de la recherche ?
Ces questions font très « ancien monde ». Elles percutent pourtant très directement l’autonomie professionnelle des chercheurs. Les situations de recherche empêchée s’y multiplient et témoignent des effets induits du « tournant managérial ». Aujourd’hui, il y a bien urgence à discuter ce que l’intervention croissante d’acteurs, de logiques et de procédures non-scientifiques fait concrètement et quotidiennement à l’autonomie professionnelle des chercheurs. Et singulièrement au sein des SHS.
Pour toute une série de raisons, les SHS sont en effet fortement vulnérables à ces pressions de désautonomisation. En parlant de phénomènes concernant le plus grand nombre dans une langue compréhensible du plus grand nombre, les SHS sont largement exposées aux controverses publiques, aux prises à parti, aux procès médiatiques, politiques et parfois judiciaires. Les dénonciations récentes quant à l’existence d’une recherche « woke » ou « islamogauchiste » l’illustrent à l’envi. En explorant des représentations divergentes voire conflictuelles du monde social, en étudiant in situ les pratiques ordinaires et les failles (inégalités, injustices, contestations) des politiques publiques, les SHS mettent au jour des problèmes, formulent des critiques plutôt qu’elles n’élaborent des solutions.
Sans compter que leurs travaux portent sur des personnes (anonymes ou personnalités publiques), des groupes ou des organisations qui peuvent légitimement s’inquiéter de la publicisation de leurs données personnelles, du dévoilement de leurs actes, de la mise en cause de leur réputation, etc. Enfin parce qu’étudier scientifiquement la société suppose de se déprendre des représentations communes que s’en font les citoyens comme les responsables politiques ou économiques.
Pour accéder à la réalité des situations sociales, le raisonnement scientifique se construit en prenant ses distances avec la doxa, qui devient une dimension de la réalité étudiée. Au fond, la raison d’être et les façons de faire des SHS expliquent donc que leurs chercheurs se cognent plus volontiers que d’autres aux nouvelles logiques d’encadrement et de surveillance de l’activité scientifique.
En parlant de la recherche, au singulier générique, la langue managériale feint d’ignorer que l’université et la science sont en réalité faites de représentations et de pratiques professionnelles très hétérogènes. Or, la compétitivité, la rentabilité et l’utilité ne se combinent pas spontanément avec le rapport à la connaissance de toutes les disciplines. L’accommodement aux mécanismes de marché a pu se faire sans beaucoup de heurts dans des disciplines déjà converties à la recherche appliquée, habituées aux partenariats public-privé et « naturellement » tournées vers l’innovation technique.
Cette conversion a aussi pu se faire sans difficulté pour les équipes en charge de produire des savoirs fondamentaux car, plus « à distance du marché », elles ont été autorisées selon une catégorie gestionnaire (Technology Readiness Levels ou « degrés de maturité ») à conserver l’accès à des guichets de financement public, accès même renforcé, au titre d’« investissement » à long terme dans l’économie de la connaissance. La transition s’est révélée plus problématique en revanche pour des disciplines traditionnellement ancrées dans la critique intellectuelle des constructions sociales et politiques.
Sans être opposés à l’idée d’une recherche « partenariale » ou « participative », des segments des SHS sont retors à l’idée de mettre leurs compétences au service… de « priorités thématiques », de « commanditaires », de « bailleurs ». Plus encore, ils s’élèvent contre tout droit de regard, voire d’ingérence d’intérêts non-scientifiques (venant d’autorités administratives, de responsables politiques ou de partenaires économiques) dans le processus scientifique qui pourrait en être appauvri.
Une certaine conception du métier scientifique au sein des SHS, très présente dans les traditions critiques et dans les courants pratiquant l’enquête de terrain où la compétence se gagne dans la maturité, a contesté l’injonction à adopter des normes et standards majoritairement issus des sciences dites « dures » (chimie, physique, biologie, informatique, mathématiques, sciences de l’ingénieur…) en matière d’intégrité scientifique, de rythme et volume attendus de publications, de généralisation des financements et des partenariats privés, de durée des thèses, de systématisation des dispositifs contractuels (projets financés, CDD post-doctoraux).
La généralisation de ces préoccupations a servi d’autres intentions pour les sciences moins spontanément concernées mais volontiers interpelées pour leur moindre « dureté ». Elle a suggéré une épreuve de leur caractère de science en laissant penser que rien (d’autre qu’une moindre scientificité) ne pouvait justifier qu’elles échappassent à la nouvelle organisation du soutien public et privé aux progrès de la connaissance. Une bonne façon de marginaliser une partie d’entre elles, vues comme « science[s] qui dérange[nt] »[7]. Et pour les autres, elle a servi d’arguments pour un contrôle de l’auto-définition des orientations de recherche et des manières de travailler des chercheurs pour qu’ils ne menacent pas les intérêts publics et privés qui viennent désormais en indispensable soutien de l’université.
Rien d’étonnant dans ces conditions à ce qu’en 2020, dans une conférence intitulée « Quel droit à quelle science ? », John Crowley, alors chef de la section Recherche du secteur SHS de l’UNESCO, souligne l’exposition singulière des sciences de la société aux logiques de la surveillance : « Si on regarde les scientifiques qui sont en prison, çà et là dans le monde, ils sont souvent issus des sciences humaines et sociales, dont les activités, peut-être parce qu’elles sont moins bien comprises par ceux qui surveillent les agissements scientifiques, apparaissent suspectes, surtout quand il s’agit de recherches sur le terrain dans des domaines comme l’anthropologie dont les questionnements, parce qu’ils apparaissent en concurrence avec le sens social commun, sont plus difficiles à admettre pour les non-spécialistes que des recherches dans les sciences de la vie ou dans les sciences physiques. »[8]
Vers un nouveau régime de surveillance des SHS ?
Instrument d’accomplissement de leur entrepreneurisation, l’autonomie gestionnaire des structures de l’ESR s’est traduite par l’adoption de procédures rationnalisant la conformation de l’activité scientifique à des « bonnes pratiques » pensées dans d’autres mondes professionnels. Mais cette autonomie accordée aux « managers » des structures universitaires a pour corollaire la perte d’autonomie des chercheurs. En quelques années, le lexique de ces instruments a envahi le quotidien des chercheurs : h-index, appel à projets thématiques, workpackages, consortium, advisory board, formulaire de consentement éclairé, diagramme de Gantt, livrables, timesheets, plan de gestion de données… Outre l’étirement de la charge bureaucratique imposée aux chercheurs, tous ces instruments produisent des effets de standardisation du travail scientifique qui sont sans doute préjudiciables à l’inventivité.
Ils engendrent surtout une transformation de l’écologie professionnelle des chercheurs, placés désormais dans un nouveau régime de dépendance et souvent de surveillance à l’égard des professionnels avec lesquels doit composer la conduite de leur activité de recherche : membres des comités d’éthique, experts des agences d’évaluation, membres des jurys d’attribution des fonds privés, avocats spécialisés dans la propriété intellectuelle, contrôleurs de gestion, conseillers en montage de projets internationaux, experts en communication scientifique et valorisation, fonctionnaires sécurité-défense, représentants des fondations, chercheurs des centres de recherche privés, des think tanks… En lisant cette liste, toute chercheuse, tout chercheur pourra la compléter selon ses expériences.
Sans aucun doute, ce qui ulcèrerait le plus nos Usbek et Rica venus de l’ancien monde serait de découvrir que des jeunes chercheuses et chercheurs en SHS, comme Linda, Guillaume et Claire, ont dû renoncer à leur recherche pour des motifs sans lien avec leur méthodologie disciplinaire ou la rigueur scientifique de leur travail. Et d’apprendre que Gaël, universitaire respectable et respecté, s’est vu reproché de dire dans les médias ce qui lui vaut la reconnaissance de ses pairs. Chacun.e d’eux subit les empêchements d’un nouveau régime de surveillance des SHS. Dans le cas de Linda, la surveillance procède d’une instance classique des institutions universitaires, le Conseil d’administration (CA).
Aléa des élections universitaires, aucun.e sociologue parmi le petit nombre de collègues qui y siègent. De toute façon, ce n’est ni l’opportunité ni l’originalité scientifique de son projet de recherche qui justifient la réserve de son CA mais la conformité aux cadres de la loi sur la constitution, le traitement et la conservation de fichiers contenant des données à caractère personnel. La vigilance du CA renvoie à l’expertise d’un comité d’éthique, instance habilitée à garantir la conformité légale du protocole de la recherche.
Mais conformité à quoi ? À l’orthodoxie méthodologique des sciences sociales par rapport aux sciences biologiques et médicales qui sont astreintes à ne pas engager des personnes dans des décisions qui peuvent les affecter sans leur accord ? Les sciences sociales n’ont pas d’action de cet ordre. La conformité exigée est donc plutôt ici à la défense des droits privés des personnes, étendus jusqu’à leur permettre de s’opposer au dévoilement du sens de leurs actions collectives. Droit bien sûr dénié aux bactéries et aux photons.
Dans le cas de Claire, la situation est différente et signale les effets de la recherche partenariale. Elle est renvoyée à son statut de salariée d’une chaire financée par des bailleurs privés dont elle est l’employée et, par là, l’obligée. Sur les conseils d’une amie qui a connu une situation similaire, elle va dorénavant essayer de « jouer une tutelle contre l’autre » pour faire avancer son projet. Guillaume, pour sa part, est à l’intersection de plusieurs dispositifs de surveillance. D’abord, celle, routinière mais toujours imprévisible des agents de la sécurité gouvernementale sur un terrain autoritaire à l’étranger.
Guillaume pense chaque jour à Fariba Adelkhah, politiste arrêtée et incarcérée depuis 2019 par les autorités iraniennes au prétexte fallacieux d‘activités d’« espionnage ». Il se souvient de Giulio Regeni, qui était comme lui doctorant quand il étudiait les syndicats en Égypte et qui a été enlevé avant que son corps mutilé ne soit retrouvé dans la banlieue du Caire. Mais aussi à la surveillance des agents et des logiques sécuritaires de son propre pays qui, aujourd’hui, décident de l’opportunité de sa recherche au regard de risques diplomatiques et institutionnels plutôt que de l’aider à la réaliser avec prudence.
Comme le politiste Alain Garrigou, plongé pendant dix longues années dans l’affaire dite des « sondages de l’Élysée », Gaël craint d’être pris corps et biens dans cette procédure judiciaire. En lisant un rapport du Parlement européen sur les procédures-bâillons, il apprend que des collègues américains les ont baptisées « slapp », pour Strategic Lawsuit Against Public Participation[9]. Très juste. Sa compagne, non-universitaire, lui demande s’il ne ferait pas mieux, « pour être tranquille », de réserver ses critiques « à l’intérieur des murs de l’université et laisser les grands médias aux experts des instituts de sondages ».
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Dans le mouvement actuel de transformation de l’ESR, les SHS sont toujours plus invitées à jouer les utilités, y compris à côté d’autres disciplines des sciences. Souvent dans une démarche clinicienne : pour établir des diagnostics et proposer des solutions ; recenser l’état des pratiques ou des représentations pour les corriger dans le « bon sens » ou encore faciliter l’« acceptabilité sociale » à l’égard d’une innovation technique ou d’une politique publique.
Les nombreux fonds de recherche débloqués à l’occasion des attentats terroristes ou de la pandémie de Covid-19 ont poussé à son paroxysme cette assignation des SHS à un rôle ancillaire de sciences « compréhensives », « accompagnatrices » ou « facilitatrices ». C’est là une autre menace – moins frontale, plus pernicieuse que la surveillance bureaucratique ou politique – mais à laquelle il est difficile de résister pour avoir des moyens de recherche et qui tend tout autant à éroder la dimension intrinsèquement indépendante et critique des SHS[10].
Diverses initiatives témoignent d’un sursaut pour la défense de l’autonomie professionnelle des chercheurs, au-delà des seules SHS. En France, la création éphémère, en 2010, de l’association « Chercheurs sans Frontières/Free Science »[11] destinée à organiser la solidarité aux universitaires inquiétés par les autorités et le soutien juridique dans les procédures-bâillons. Les actions et pétitions du collectif RogueESR (fondé en 2017) visant à dénoncer le rétrécissement de la liberté scientifique et le pilotage politique de la recherche.
Ou, plus récemment, l’initiative Camille Noûs[12], consistant à associer ce nom fictif à la signature de beaucoup de publications scientifiques pour perturber – et donc dénoncer – l’inanité d’une évaluation des chercheurs sur le seul volume de leurs publications. Mais la banalisation des situations de recherche empêchée constitue une nouvelle étape, véritablement alarmante, dans la dégradation de l’autonomie professionnelle des chercheurs.
À côté de la vigilance épistémologique que les chercheurs se doivent mutuellement, il convient donc aujourd’hui de réfléchir à une vigilance « écologique » qui s’exercerait collégialement pour prévenir les risques que les logiques non-scientifiques, désormais parties prenantes de leur environnement professionnel, pourraient produire sur l’orientation et la conduite de la recherche. Cette vigilance écologique, assurée par les chercheurs eux-mêmes, par grandes disciplines, aurait pour mission de protéger les droits fondamentaux à l’autonomie scientifique.
Dans le respect des cadres juridiques communs et des contraintes de leur employeur, elle garantirait la prise en compte des spécificités des démarches spécifiques par domaine, de sorte à minimiser les dommages – à commencer par le découragement et la résignation – du régime de surveillance sur la dynamique de recherche.
Il est urgent de rééquilibrer les droits scientifiques des scientifiques face aux droits de regard, d’ingérence et de contrôle sur leur travail qui ont été confiés ces dernières années à des acteurs non-scientifiques, (ou à des « pairs »… mandatés pour suivre des « référentiels » et renseigner des grilles de critères standardisées, comme les comités d’évaluation dépêchés par le « Haut Conseil de l’évaluation »). Pour restaurer la confiance, la légitimité, la sérénité et l’envie des chercheurs. Et protéger ainsi l’indépendance des enquêtes et l’inventivité scientifique qu’exige toute société démocratique pour sa propre connaissance.
NDLR : Philippe Aldrin, Pierre Fournier, Vincent Geisser et Yves Mirman ont récemment dirigé l’ouvrage L’enquête en danger. Vers un nouveau régime de surveillance dans les sciences sociales aux Éditions Armand Colin.