L’affaire Maou ou le resserrement antilibéral du pouvoir russe
La fête bat son plein, en ce matin d’octobre, dans l’amphithéâtre plein à craquer du Centre sibérien de gestion, filiale régionale de l’Académie présidentielle. De petits groupes se succèdent sur l’estrade pour recevoir des mains de Sergueï Sverchkov, le directeur de l’Institut, un diplôme et un énorme bouquet de fleurs. J’en viens rapidement à me demander s’il est même possible de ne pas recevoir de récompense « pour sa participation à la réussite de l’établissement » tant les personnes primées sont nombreuses…
J’apprécie en tout cas la variété des missions représentées : du doyen de l’établissement aux cuisiniers de la cantine, en passant par le secrétariat de direction, de nombreux enseignants et les agents de sécurité qui gardent les entrées du bâtiment, personne n’échappe aux remerciements appuyés du directeur et aux applaudissements nourris de l’assistance. Le rituel est rodé, les noms et les photos des lauréats défilent sur une présentation PowerPoint sur fond de musique entêtante. Le tout s’accompagnant de force poignées de mains et de l’inaltérable sourire triomphal de Sergueï Sverchkov. Cette cérémonie de récompenses est en fait le bouquet final d’une matinée d’autocélébration de l’institution à l’occasion des 25 ans de l’établissement.
Elle a été inaugurée par un discours du directeur conclu sur une note programmatique pour le moins ambitieuse : « Le chemin à parcourir est encore long, nous pourrons considérer notre mission accomplie lorsque l’un des jeunes gens que nous formons ici sera devenu président de la Fédération de Russie ! » S’il me paraît d’emblée excessif, ce discours fait écho aux différents affichages rencontrés sur le chemin de l’amphithéâtre ce matin-là.
Dès le fronton de l’établissement, on vante en effet « le seul établissement d’enseignement supérieur de Russie présidé par le Président ! », « Un VUZ[1] leader de Russie », ou encore « L’Académie présidentielle, l’avenir de la Russie ! ». Je retrouverai en effet ce discours tout au long de mon enquête ethnographique menée entre 2014 et 2018 au sein de différentes filiales régionales de l’Académie présidentielle dans les régions du Nord-Ouest, de la Volga, de l’Oural, ou encore de Sibérie.
Et la cinquantaine d’établissements qui compose cet immense réseau de l’Académie présidentielle aurait tort de se priver d’une telle publicité. L’équipe au pouvoir l’a, dès sa création sur oukase présidentiel en septembre 2010, placé sur un piédestal. Elle entend faire de l’Académie russe de l’économie nationale et de l’administration publique – le nom complet de l’Académie présidentielle, également connue sous son acronyme russe RANKhiGS – un acteur de la transformation du pays et de la formation de ses élites.
À la fin du mois de juin dernier, pourtant, on apprenait que le recteur de la RANKhiGS, Vladimir Maou, avait été arrêté. Accusé de détournement de fonds par le biais d’emplois fictifs, cet économiste reconnu et réputé proche du pouvoir est passible d’une peine de 15 ans d’emprisonnement. Comment le recteur de cet établissement choyé par le pouvoir a-t-il pu se retrouver dans la tourmente ? Et que va-t-il advenir de cet établissement, désigné comme le creuset de la nouvelle génération de cadres du régime de Vladimir Poutine ?
Quand le pouvoir réprime jusque dans ses rangs
Pour comprendre l’affaire Maou, il convient de la replacer dans la trame de fond d’une autre affaire politico-judiciaire de plus grande ampleur impliquant l’ancienne vice-ministre de l’Éducation, Marina Rakova, et le recteur de la Shaninka, Sergueï Zouev. M. Rakova et S. Zouev sont accusés d’avoir fourni des emplois fictifs au sein de l’Académie présidentielle à douze employés du ministère de l’Éducation. Or, au cours de l’instruction de cette affaire débutée à l’automne 2021, Marina Rakova aurait, au côté d’autres complices présumés, mis en cause Vladimir Maou.
Le cas de Vladimir Maou interpelle car il s’agit d’un cadre du régime parfaitement accommodé et accommodant avec le pouvoir[2]. En tous cas jusqu’au déclenchement de la guerre. En effet, Maou s’est rendu coupable en ne signant pas le texte de l’Union russe des recteurs (RSR) en soutien à Vladimir Poutine et à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine, rédigé une semaine après le début de la guerre[3].
Les médias russes qui s’en sont fait l’écho se montraient particulièrement prolixes sur ses liens avec la France et le fait qu’il y jouissait d’un permis de séjour. Certains articles à charge allaient même jusqu’à rapporter qu’il avait purement et simplement « disparu » depuis le déclenchement de l’offensive militaire le 24 février, suggérant une désertion[4]. Alors qu’il semblait en fort mauvaise posture après son arrestation, nous apprenions, le 3 août 2022, que son assignation à résidence avait été levée à condition qu’il s’engage à ne pas quitter la ville, puis, le 5 août, qu’il coopérait avec les enquêteurs. Vladimir Maou refuse, en revanche, de plaider coupable.
Il est difficile à ce stade de savoir si Vladimir Maou est tiré d’affaire. D’abord, il est toujours accusé d’avoir détourné 21 millions de roubles. Ensuite, il serait périlleux de penser que l’affaire est close sur le seul fondement de l’annonce, par le service de communication de l’Académie présidentielle le 10 août 2022[5], de sa reprise de fonction[6]. D’autant qu’au sein de la direction de l’Académie présidentielle, c’est désormais le vice-recteur Ivan Fedotov qui semble faire l’objet des principales accusations. Pour ce qui le concerne, si Vladimir Maou a pu retrouver ses fonctions de recteur de l’Académie présidentielle, il s’est engagé à rester à la disposition des enquêteurs. Il n’est donc ni relaxé ni blanchi.
Dès lors, et même en faisant l’hypothèse d’une « simple » mise en garde, les accusations portées contre le recteur de l’Académie présidentielle ne sont pas anodines. Elles sont l’une des dernières manifestations en date d’une guerre interne aux cercles du pouvoir qui a pris la forme d’une véritable « chasse aux sorcières » contre les « libéraux » dont Maou était un représentant dans l’élite scientifique et intellectuelle[7]. L’arrestation et les poursuites contre Vladimir Maou à partir de la fin du mois de juin témoigne d’un nouveau durcissement des pratiques répressives du pouvoir jusque dans ses propres rangs. Maou est en effet loin d’être un simple administrateur et représente bien davantage au sein de l’élite du pouvoir tandis que la RANKhiGS, elle-même, revêt une importance stratégique pour cette dernière.
Un skilled social actor de circonstance
Au-delà du récit réformateur qui raconte la réunion de quinze établissements d’enseignement supérieur et de formation continue des agents publics – dont, principalement les deux anciennes académies soviétiques de formation des hauts-cadres, d’une part, de l’administration (RAGS), et, d’autre part, de l’économie (ANKh) – la réforme de septembre 2010 portant création de la RANKhiGS renferme des enjeux politiques particulièrement conflictuels engageant la vision de l’État et la formation de ses serviteurs. Cette réforme est le produit d’une constellation particulière d’intérêts[8], représentés par un groupe d’acteurs dont Maou était la figure emblématique et auquel l’équipe au pouvoir s’en est remis pour gérer la mise au pas du secteur de la formation des agents publics[9]. Identifiés comme les acteurs dominants du champ, Vladimir Maou – et sa petite équipe d’économistes et de gestionnaires à la tête de l’Académie de l’économie nationale – a vu sa solution préemptée par le pouvoir.
Dans un contexte de conversion de l’administration russe au nouveau management public et du modèle de l’État modeste et gestionnaire, le prestige et la modernité affichée de l’ANKh lui ont conféré une position de force face à la RAGS, réputée conservatrice et sur le déclin[10]. D’autant que les savoirs promus par la première – économie, gestion et management largement inspiré des travaux occidentaux – tout comme son ambition – former indifféremment des cadres pour l’économie du pays, qu’ils trouvent à s’employer dans le secteur public ou privé – se coulent parfaitement dans le moule de la nouvelle gestion publique fondée sur le postulat d’équivalence entre public et privé et la forte croyance idéologique en une supériorité managériale du privé sur le public[11].
Ainsi, le nouveau management public et les normes et préconisations internationales ont servi de substrat idéologique au sens commun modernisateur et à l’élaboration de référentiels à l’activité réformatrice tandis qu’un petit groupe d’acteurs, issu de l’ANKh, a pris en charge la dimension stratégique de la réforme et assuré sa victoire par la prise de vitesse de ses concurrents directs : les administrateurs de la RAGS.
Les intérêts de l’État fédéral et son tournant néo-managérial – encourager la création de grands établissements en mesure d’être compétitifs sur le marché international de l’enseignement supérieur, notamment – ont coïncidé avec la présence de ces acteurs dominants en capacité d’accroître leur sphère d’influence et de proposer une réforme clé en main d’un dispositif institutionnel de formation hérité de l’Union soviétique. De leur côté, les équipes de l’ANKh ont habilement su faire correspondre leurs intérêts catégoriels avec un air du temps réformateur et les objectifs du pouvoir fédéral et ainsi incarner the right men for the right job ou – en français – des entrepreneurs de réforme[12].
S’il s’est fait à leur bénéfice à court terme, cet arbitrage a profité à l’équipe au pouvoir à plus long terme. Dans ce processus réformateur, l’ancien recteur de l’ANKh à partir de 2002 et jusqu’à ce qu’il soit choisi pour diriger l’Académie présidentielle, a joué un rôle fondamental. Vladimir Aleksandrovich Maou correspond, en effet, au portrait que dressent Alec Stone Sweet, Neil Fligstein et Wayne Sandholtz du skilled social actor[13] en capacité de persuader le pouvoir fédéral du bien-fondé de la fusion des deux établissements tout en parvenant à concilier des visions de l’État, de la formation des agents publics et même des cultures institutionnelles disparates entre l’ANKh et la RAGS.
Un serviteur du pouvoir, porteur d’une certaine vision de l’État
Ancien élève du prestigieux Institut moscovite de l’économie nationale – Plekhanov (MINH), Vladimir Maou a poursuivi ses études d’économie en tant qu’aspirant puis candidat à l’Académie des sciences de l’URSS. Or, au moment de la préparation de sa deuxième thèse[14], Vladimir Maou est recruté par l’Académie de l’économie nationale (ANKh). Il y intègre l’équipe de l’Institut de politique économique dirigé par Iegor Gaïdar[15]. Après un bref passage au ministère des finances de février à avril 1992, Iegor Gaïdar est nommé à la tête du gouvernement en juin et recrute aussitôt ce jeune chercheur en économie. Vladimir Maou est ainsi nommé conseiller du Premier ministre à l’âge de 32 ans. Il suivra son mentor[16] dans ses fonctions de Premier vice-Premier ministre jusqu’en 1994.
Cependant, lorsque Iegor Gaïdar se fait élire à la Douma et fonde un nouveau parti politique, « Le choix démocratique de la Russie »[17], Vladimir Maou préfère revenir à la recherche et l’expertise en économie. Il réintègre ainsi l’Institut Gaïdar et en devient le directeur-adjoint avant d’être nommé directeur du nouveau centre d’analyse de la politique économique créé par le gouvernement en 1997[18].
Cinq ans plus tard, Vladimir Maou est élu recteur de l’Académie de l’économie nationale (ANKh), poste auquel il sera réélu en 2007 avant d’être nommé, le 23 septembre 2010[19], au poste de recteur de l’Académie russe de l’économie nationale et de l’administration publique (RANKhiGS). Ainsi l’homme-fort de la formation des cadres supérieurs et intermédiaires de l’administration russe est-il un disciple de Iegor Gaïdar qui a su se reconvertir habilement sous les présidences de Vladimir Poutine et Dmitri Medvedev.
Cultivant sa proximité avec les premiers cercles du pouvoir, Vladimir Maou a été régulièrement récompensé et décoré par ce dernier. Au total, il a reçu pas moins de neuf décorations sous le patronage des trois Présidents de la Fédération qui se sont succédé depuis la fin de l’URSS : Boris Eltsine (1991-1999), Vladimir Poutine (1999-2008 puis à partir de 2012) et Dmitri Medvedev (2008-2012). Économiste émérite de la Fédération de Russie depuis 2000, il a notamment été décoré de l’Ordre de l’honneur, en 2009, puis de l’Ordre du mérite pour la Patrie, en 2012, « pour ses mérites dans l’élaboration de la politique socio-économique de l’État et pour l’ensemble de son travail scientifique fructueux », Ordre du mérite au sein duquel il a été élevé au troisième rang, en 2017.
Plusieurs des administrateurs, enseignants-chercheurs et experts, que nous avons interrogés au cours de notre enquête considèrent que c’est justement la renommée du tandem Gaïdar-Tchoubaïs, et de leurs équipes dont a fait partie Vladimir Maou, ainsi que le souvenir de leur méthodes particulièrement radicales, qui expliquent que lui ait été confiée la réforme de l’Académie présidentielle. Comme le résume l’un d’entre eux : « Maou, il fait partie d’une équipe d’économistes qui sont connus pour leur manière de faire assez… je dirais… radicale, et peu attentive aux demandes qui viennent d’en bas […] : des réformes libérales sans penser aux conséquences sociales et aux implications sur le terrain. Donc c’est la thérapie de choc adaptée à l’administration[20]. »
Cette prise de pouvoir – incarnée par Maou mais dont il n’est que la figure de proue – des économistes issus des cercles libéraux à la manœuvre des réformes économiques des années 1990 a marqué leur retour en force dans la détermination de l’agenda de la réforme de l’État en Russie jusqu’à la guerre.
Quel avenir pour l’Académie présidentielle et les libertés académiques en Russie ?
Le verdict de l’affaire Maou n’a pas encore été prononcé sur le terrain judiciaire et Vladimir Maou pourrait finalement être mis hors de cause. Cependant, rien n’est moins sûr à ce stade et, surtout, cette affaire fera quoiqu’il en soit figure d’avertissement pour ce dernier comme pour l’ensemble de la communauté scientifique et universitaire. L’affaire Maou confirme d’ores et déjà que nul n’est à l’abri de l’arbitraire du pouvoir et de la répression de l’appareil d’État.
Ensuite, et au-delà du cas personnel de Maou, ces nouveaux développements n’augurent rien de bon pour les libertés académiques en Russie. L’Académie présidentielle qui compte de nombreux centres de recherches en sciences humaines, économiques et sociales et qui pouvait se targuer d’accueillir encore en son sein une pensée critique, pourrait être enjointe d’entrer encore davantage dans le rang[21] si elle ne veut pas perdre son statut profitable tandis que la nouvelle intensification des restrictions des libertés académiques et autres attaques contre les sciences humaines et sociales[22] inquiètent quant à leur avenir dans une Russie en guerre.