International

Foot, Qatar et climatisation

Géographe

Situé dans une région où les températures caniculaires sévissent une longue partie de l’année, l’émirat vit au rythme de l’air conditionné. Au regard des catastrophes naturelles qui continuent de s’intensifier un peu plus chaque année, la conception de stades climatisés en vue de la coupe du Monde de football s’avère être en total décalage avec les préoccupations scientifiques actuelles, mais pour le Qatar, il s’agit avant tout de s’extraire d’une géographie contraignante pour se hisser et exister à l’échelle mondiale.

À Salalah, la sélection junior de handball du Qatar prend part au mois de juillet 2018 au championnat d’Asie. La capitale du Dhofar, région de l’ouest omanais, accueille à cette même période l’équipe de football du club d’Al Gharafa, une autre institution de l’émirat. En stage de pré-saison, cette entité alors dirigée par le technicien français Christian Gourcuff a pris ses quartiers sur les bords de ce rivage grandement apprécié par les populations de la péninsule Arabique en recherche de fraicheur.

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À ce moment de l’année, ce climat est généré par les flux de masse d’air de la mousson. Chaque année les sportifs de haut niveau essayent ainsi de fuir dès qu’ils le peuvent la chaleur moite de Doha et de ses alentours pour trouver un cadre plus favorable à leur préparation. Quand les plus modestes clubs gagnent le Dhofar ou les côtes turques, les équipes majeures optent pour l’Europe, telle l’équipe Al-Sadd SC qui a l’habitude de prendre ses quartiers au pied du massif alpin.

Ces différentes migrations qui s’opèrent lors de la période estivale, témoignent bien d’une région peu propice à l’exercice physique et ce d’autant plus, lorsqu’il s’agit d’y réaliser des performances de premier plan. Les acteurs du sport local s’adaptent aux temporalités climatiques et, pour être dans des conditions optimales, prévoient leur agenda en conséquence. Les matchs locaux ou continentaux qui se déroulent d’août à octobre, se disputaient il y a encore peu en soirée, ils se jouent à présent sur les pelouses climatisées. Les entrainements restent quant à eux encore fixés à la tombée de la nuit. Ce cadre change lorsque l’émirat ambitionne d’être candidat à des événements sportifs mondiaux majeurs, Doha fait face à un « pré-carré » pensé par le passé dans l’ombre de la suprématie mondiale européenne.

Un émirat en recherche de caisse de résonance

Pour comprendre le lien entre sport, Qatar et climatisation, il faut revenir à Doha et à la décennie 1990. L’arrivée aux affaires dans l’ombre du prince héritier, puis émir, Hamad bin Khalifa Al Thani, d’une nouvelle génération de décideurs au cours de cette décennie, conduit Doha à entreprendre un changement de posture sur l’échiquier international.

D’un point de vue géopolitique, l’objectif affiché consiste à s’extraire de son profil géographique initial d’émirat grand producteur d’hydrocarbures à la superficie restreinte pour développer une stratégie mêlant discrétion et résonance. En arrière-plan de la politique d’influence qui se dessine, il s’agit de consolider ses fondations économiques par une politique de diversification de son produit financier et de ses domaines de relations au plan international. Fort de cette puissance, l’émirat s’active pour conjuguer l’essor d’une intense politique étrangère à l’échelle régionale associant interventionnisme et médiation, à une politique d’images mondiale.

Doha travaille sa stature internationale par l’organisation de conférences de premier plan. C’est dans ce tournant esquissé à la fin des années 1990 et dans cette quête de centralité qu’il faut replacer sa stratégie sportive. Le Qatar cherche à investir des piliers du système mondial qui passionnent et s’affirment comme des caisses de résonance pour toucher un large public au-delà des frontières et des salons ayant trait au pouvoir. À cet effet, en tant que domaine de masse, l’industrie sportive apparaît comme un terrain rêvé dans l’élaboration de son réseau d’influence. Possédant déjà une culture sportive sur le terrain local, il s’agit à présent pour l’émirat de développer sa stature de pays dédié au sport dans les coulisses internationales auprès des acteurs de l’industrie sportive.

Dans les années 2000, l’émirat repense ses installations sportives pour façonner les contours de sa politique et s’impose comme un candidat de plus en plus sérieux aux yeux des autorités compétentes. Fondation de l’Aspire Academy, transformation de l’esquisse de quartier du sport du Khalifa Sports City en un complexe du sport d’avant-garde, l’Aspire Zone, rénovation du Khalifa International Stadium en vue de l’accueil des Jeux Asiatiques de 2006. Doha modernise ses infrastructures pour faire du sport un pilier moteur de sa politique étrangère. Bien que son vestiaire sportif se mondialise, la nouveauté réside dans le dessein de l’émirat de se définir comme un territoire non plus seulement de sport mais du sport mondial.

Les temporalités du nord, une coutume saisonnière limitée

Vu de Doha, vouloir intégrer l’industrie sportive c’est adopter un langage dominant de la mondialisation pour parler au monde. Grâce à son profil économique, l’émirat peut rapidement s’approprier ces codes et se transforme en un acteur qui séduit les institutions qui cherchent à étendre leur marché à de nouvelles régions. Dans la construction de cette politique et afin de gagner en légitimité, Doha devient au cours des années 2000 une nouvelle étape pour de multiples circuits sportifs annuels, l’émirat accueille un premier grand événement en 2006, les Jeux Asiatiques, il devient aussi un acteur redouté dans l’acquisition des droits télévisés et s’intéresse de plus en plus à l’achat d’un club européen.

Ces divers investissements apparaissent comme un premier palier pour partir à la conquête du graal sportif, d’événements qui possèdent un capital symbolique planétaire de masse, à savoir la Coupe du monde de football et les Jeux olympiques. Mais contrairement aux événements sportifs internationaux annuels qui s’ancrent dans un calendrier qui s’étale sur plusieurs mois de l’année, la Coupe du monde de football et les Jeux olympiques sont en revanche circonscrits à une période bien précise, l’été de l’hémisphère nord. Ce cadrage temporel est la marque de la suprématie européenne sur le terrain sportif.

À l’origine du mouvement sportif et à l’initiative des premiers rassemblements d’envergure, les Européens et leurs descendants américains ont articulé ces premiers événements de taille autour d’une conception saisonnière propice à leurs yeux au bon déroulement du jeu. À force de répétitions, cette temporalité est devenue une coutume dans la manière de prévoir l’agenda sportif. Depuis ces événements restent grandement cantonnés au nord, ou du moins aux climats qui s’accordent le mieux avec la temporalité saisonnière européenne et nord-américaine. À la fois question d’agenda politique et d’ordre climatique, rares sont les prétendants aux temporalités contraires qui peuvent se permettre de surmonter ce rythme.

S’accorder à des rythmes contraires, le Qatar face au dilemme du stade climatisé

Confronté à cet état de fait, pour Doha qui poursuit le but d’inscrire son territoire au centre du jeu mondial par l’accueil d’événements qui font la légende du sport, une seule solution s’impose pour apparaître comme un candidat crédible et surmonter ce décalage temporel : la climatisation. Le Qatar voit dans ces systèmes de refroidissement des stades extérieurs un moyen de s’adapter aux temporalités du sport mondial et de poursuivre son agenda politique à un rythme soutenu. D’autant plus que lorsqu’il s’agit de sa grandeur, l’émirat ne craint pas de mettre le prix, quitte à maquiller par une stratégie de greenwashing l’énormité de la facture écologique de ces procédés technologiques.

Comme dans de nombreux cas, la souveraineté étatique prévaut sur les enjeux mondiaux à long terme, le Qatar s’inscrit manifestement dans cette dynamique. En fin de compte, la Coupe du monde a été décalée à l’automne, le Qatar est parvenu à bousculer l’ordre établi mais se heurte toujours au refus du CIO de lui attribuer les Jeux olympiques. Il faut dire que Doha est aujourd’hui assimilé à un candidat certes séduisant par sa fortune mais embarrassant d’un point de vue médiatique, au regard des dix dernières années tumultueuses.

À la lumière de l’émirat, une diversité limitée

À travers Doha, c’est la diversité climatique du monde qui se fait jour sur le terrain d’une Coupe qui se dit monde mais qui sur le plan de son organisation demeure une fête limitée à un nombre infime de prétendants. La mondialisation accrue induit la possibilité de voir de nouveaux concurrents entrer dans la course à l’accueil de grands événements. Dans sa quête d’influence, le Qatar a été le premier hors du cadre historique du sport international à mener activement sa démarche jusqu’à obtenir l’attribution d’un premier méga-événement.

À l’opposé des saisonnalités européennes, l’émirat a poussé à son paroxysme l’illustration du manque de souplesse des cadres de l’industrie sportive mondiale. Rappelons-nous les sportifs à l’agonie dans les rues de Doha lors des épreuves d’endurance des championnats du monde d’athlétisme 2019, qui plus est tard dans la nuit qatarienne. Ce désaccord entre les saisonnalités a rejailli à travers ces tristes images, l’expression de temporalités en dissonance. Vu du Qatar, au-delà d’un émirat qui essaye de faire sa place dans un domaine de taille dont il ne domine pas les tenants et aboutissants, c’est plutôt la durabilité des politiques de hub accueillant de grands événements qui interrogent au regard de la dureté de son territoire.

Sans la technologie, le Qatar ne pourrait pas mener ses politiques avec une telle aisance. Avec une moyenne pluviométrique annuelle entre 50mm et 80mm, Doha désalinise, avec des températures avoisinant les 50 degrés de mai à octobre, Doha climatise, face à un manque de ressources naturelles, Doha importe près de 80% de ses besoins agroalimentaires[1]. Son territoire a fait sa puissance mais constitue toujours l’une de ses principales fragilités que la technologie peut certes masquer, mais pour encore combien de temps ? Le messianisme technologique dans lequel est engagé le Qatar au même titre que ses États riverains, s’explique par le fait que la technologie apparaît dans son cadre spatial comme la seule voie de survie de l’émirat en tant que territoire habité.

Tendre vers la souplesse pour durer

Loin de ces prévisions, le Qatar va accueillir la première Coupe du monde de l’histoire de l’aire moyen-orientale, son mois de gloire à ses yeux. Au-delà des paillettes, ses systèmes climatisés seront-ils mis en marche au cours d’un Mondial qui se jouera de novembre à décembre dans des conditions se rapprochant de la période estivale européenne, telle est la question. L’hubris de ses dirigeants va-t-il les pousser à faire montre de leur puissance à travers l’activation de ces bouches d’aération qui irriguent leurs enceintes nouvelle génération, telle l’expression d’un émirat parvenu à dominer son territoire faisant fi des critiques, seuls l’événement et la météo l’entourant nous le diront.

Plus globalement, le cas du Qatar doit amener à repenser les cadres sportifs d’une société du spectacle qui se manifeste par l’absurdité d’étapes du Tour de France qui se courent de plus en plus dans une atmosphère caniculaire, ou de pelouses de Ligue 1 arrosées en pleine période de sécheresse estivale alors qu’au même moment les interdictions concernant l’usage de l’eau se multiplient. Ces situations montrent un système qui fonctionne à flux tendu et qui aura besoin de souplesse pour s’adapter à un monde de plus en plus imprévisible quant à son évolution climatique.


[1] Julie Heuguet, « Le secteur de l’agriculture et de l’agroalimentaire au Qatar », Rapport de l’Ambassade de France au Qatar, 27/02/2020.

Raphaël Le Magoariec

Géographe, Doctorant au sein de l'Équipe Monde arabe et Méditerranée (EMAM) de l'université de Tours

Notes

[1] Julie Heuguet, « Le secteur de l’agriculture et de l’agroalimentaire au Qatar », Rapport de l’Ambassade de France au Qatar, 27/02/2020.