Vers une écologie progressiste
L’ouverture des possibles qu’a produite le cycle d’élections présidentielle et législatives en 2022 en France, rapprochant le pays des situations de la plupart des pays d’Europe, nous invite à ne pas nous contenter des étiquettes des partis pour analyser les propositions et les actions des uns et des autres.
On peut définir le progressisme comme une orientation politique visant, pour la société et ses composantes, des avancées imaginées, définies, proposées et mises en œuvre par cette société et les acteurs qui l’animent. La démarche progressiste consiste à aller le plus loin possible vers des situations jugées meilleures par le plus grand nombre, en s’assurant que ceux qui jugent les changements négatifs aient aussi leur mot à dire.
Une traduction de ce choix est donnée par le caractère indissociable du couple développement-justice, chacun des éléments devenant synonyme de l’autre[1]. Dans deux textes précédents[2], j’ai montré que la vie politique en Occident tendait à se réorganiser en cercles concentriques progressiste / conservateur / réactionnaire / totalitaire et que le « curseur » gauche/droite s’affaiblissait, tout en devenant orthogonal à ces clivages, ce qui veut dire, par exemple, que rien ne garantit que ceux qui se disent de gauche soient effectivement progressistes.
Dans ce texte, je montre que les enjeux politiques liés à la nature entrent bien dans cette nouvelle configuration et j’explore les conditions de possibilité d’une écologie progressiste.
Une prise de conscience progressive de la responsabilité envers la nature
Un enjeu se situe désormais au sommet de l’arborescence des orientations politiques : la nature. Selon la manière dont les sociétés le traitent et le traiteront, beaucoup des autres enjeux seront profondément affectés.
Définissons la nature comme l’ensemble des réalités relevant du monde physique et biologique pour autant qu’elles concernent les humains, avec lesquelles ceux-ci interagissent et qu’ils peuvent ou non unifier (nature ou natures) selon différents principes[3].
Parmi ces réalités, deux enveloppes distinctes, quoique reliées l’une à l’autre, résument l’essentiel de ces interactions : le corps humain et la Terre. À travers le climat et la biodiversité, la Terre devient un domaine majeur des politiques publiques, comme l’est déjà depuis un moment, avec la santé, l’autre enveloppe naturelle.
On peut nommer conscience écologique le mouvement culturel, à la fois rationnel et éthique, avec aussi des composantes émotionnelles et esthétiques, qui inscrit au centre de l’action humaine les enjeux liés à la nature terrestre.
Que les hommes aient des idées sur la nature terrestre est tout sauf nouveau. Ces idées sont présentes dans toutes les sociétés et jouent un rôle majeur dans la construction des mythes, des religions et en général des fondements de la société qui constituent un socle de principes dans le cadre duquel la vie sociale se déploie. On peut même dire que depuis toujours, non seulement les conceptions de la nature évoquent aussi le monde social, mais même que ces conceptions peuvent être lues comme une manière particulière d’énoncer les modèles de société désirés ou refusés. Il ne faut donc pas être surpris que, lorsqu’il est question de climat ou de biodiversité, on nous parle aussi et peut-être d’abord de choix de société.
La nouveauté, à partir des années 1960, vient d’un constat inédit : la puissance de l’action humaine est devenue telle qu’elle peut remettre en cause les équilibres nécessaires au bien-être, voire à la survie de l’humanité. Ce diagnostic fait sens après 10 000 ans de Néolithique et l’accélération qui accompagne les révolutions industrielles depuis 1750. Alors que le Paléolithique se caractérisait par une dominante prédatrice (chasse, pêche, cueillette), l’invention de la production agricole puis industrielle rend peu à peu possible un accroissement illimité de la productivité humaine, mais au prix d’un nouveau type de prédation des composantes de l’environnement naturel (sol, air, eau, monde vivant).
Compte tenu de la puissance croissante des activités humaines dans un univers biophysique limité, il est logique de conclure qu’un jour ou l’autre les ressources naturelles finiront par être épuisées, tandis que des atteintes plus systémiques (climat et biodiversité) menaceront l’existence des humains. Comment sortir du Néolithique en inventant un système de production non prédateur, tel est bien la question que pose la conscience écologique.
Les sociétés ont commencé à répondre, à bas bruit, à cette question. Un bon indicateur de ce qui se passe est l’état du découplage entre consommation de ressources naturelles et production humaine. Dans sa version relative, les deux courbes s’écartent, la pente de la première allant de moins en moins croissante tandis que la seconde maintient son allure. Dans sa version absolue, la courbe de prélèvement ne progresse plus.
Si l’on observe le niveau de découplage entre produit intérieur brut (PIB) et émission de gaz à effet de serre (GES), on constate une divergence des courbes à l’échelle mondiale à partir de 1985 – et l’écart ne cesse de s’accroître –, tandis que les émissions stagnent depuis 2015. Si l’on prend en compte les données par habitant, le découplage absolu est spectaculaire à l’échelle mondiale : entre 1990 et 2019, le PIB per capita a augmenté de 40 % tandis que les émissions par personne ont baissé de 20 %. On sait que le PIB mesure très imparfaitement les dynamiques de développement. Le fait que même cet indicateur voit son coût écologique unitaire diminuer est bon signe.
En fait, il s’agit d’inclure la matière et l’énergie dans le principe qui résume l’histoire du développement : faire plus avec moins en augmentant la productivité de l’intelligence, traduite en techniques de toutes sortes, et en découplant la quantité et la pénibilité du travail de l’augmentation du bien-être.
Ces données sont d’autant plus encourageantes que, pendant cette période, la population mondiale a augmenté des deux tiers alors que, d’ici 2050, les projections de l’ONU prédisent un accroissement de seulement un quart suivi d’une nouvelle inflexion (+13 % dans les cinquante années suivantes), ce qui signifie que la stabilisation de la population du nombre des humains est bien engagée. La part de la croissance démographique dans l’impact de l’humanité sur la nature va donc se réduire de manière spectaculaire dans les décennies à venir.
Dans l’Union européenne, la quantité d’émissions de gaz à effet de serre (y compris importées) a augmenté jusqu’à 2010 environ, puis a stagné et a fini par diminuer. Si l’on prend l’indice 100 en 2009, il est à 113 pour le PIB et à 90 pour l’empreinte carbone. Il y a donc aussi un découplage absolu total (et pas seulement par habitant). Compte tenu du caractère cumulatif des effets climatiques des émissions, la trajectoire souhaitable serait une diminution encore plus nette des émissions pour arriver à une « neutralité carbone » de l’action humaine.
Ce ne serait plus seulement un découplage mais une décorrélation totale (« orthogonalité ») entre production et émission. On aboutirait à une économie circulaire (avec son équivalent agricole, la permaculture). Cela marquerait la fin du Néolithique. C’est tout à fait pensable, et même réalisable, comme le montre le cas de l’aluminium : 75 % de toute la quantité de ce métal extraite depuis 1880 est actuellement en cours d’utilisation.
Si l’on porte le regard sur les types d’énergie – décisifs pour la préservation du climat –, on note qu’avec une consommation qui a augmenté de 60 % depuis 1990, le rapport entre sources carbonées et non carbonées (80/20) semble avoir peu évolué. Cela s’explique par le fait que l’essentiel de l’augmentation est dû au développement de l’Asie et de l’Amérique latine et que, dans ces régions, le recours aux énergies fossiles a d’abord été massif pour répondre aux nouvelles demandes.
Dans l’Union européenne, les énergies décarbonées représentent environ le tiers de la consommation et la croissance de leur part est rapide, celle-ci atteignant 70 % en Suède et dépassant 50 % en Suisse, en Finlande et en France. Les perspectives à moyen terme sont favorables car la part des investissements mondiaux dans l’énergie propre progresse de manière spectaculaire, donnant d’ores et déjà une rentabilité effective au renouvelable.
Deux enseignements méritent d’être tirés dans ce domaine : le découplage relatif et absolu, entre prédation et développement, est possible ; la première phase du processus, commencée il y a quelques décennies, se déroule pour une bonne part indépendamment de politiques publiques dédiées et provient de la dynamique propre des systèmes productifs.
Cela résulte pour une large part de la dématérialisation d’une partie de la vie sociale, qui se décline en deux versants : l’explosion de l’immatériel avec le numérique ; l’accroissement de la créativité, par opposition à la programmation et à la reproduction. Ce double mouvement change en profondeur l’univers des interactions sociales.
Et si, par exemple, l’on s’applique à mesurer sérieusement l’impact climatique de l’Internet, il ne faut pas mettre en regard ce que « coûte » un courriel d’un côté, et rien de l’autre, mais confronter le message numérique à ce qu’impliquerait l’envoi d’une lettre par la poste : papier, encre, stylo, postiers, bureau de poste, centre de tri, véhicules, déplacements multiples…
De même, si l’on s’interroge sur les effets écologiques des nouveaux dispositifs productifs, il convient de comparer le coût écologique des nombreux ouvriers des années 1970 et celui des « travailleurs intellectuels » (techniciens, enseignants, ingénieurs ou chercheurs…) qui à eux tous représentent désormais près de la moitié de la population active[4]. Les raisonnements les plus courants à ce sujet sont pourtant bien différents, comme s’il allait de soi que les nouvelles techniques et les nouvelles pratiques ne puissent apporter que du pire, jamais du mieux.
La rencontre de trois temporalités
En outre, pour bien comprendre la configuration actuelle du débat public, il ne faut pas se tromper sur la périodisation, qui englobe les temporalités multiples de la Terre et de la vie sociale.
Sur le climat, le consensus scientifique large sur l’existence d’un réchauffement du climat d’origine anthropique se met en place par étapes et, après le Sommet de la Terre de Rio (1992), les discussions se sont poursuivies activement sur l’importance et l’origine du phénomène jusque dans les années 2010. L’échec scientifique de ceux qui contestaient l’existence d’un réchauffement non cyclique, substantiel et rapide a été d’autant plus lent que, dans un premier temps, c’est un refroidissement qui était constaté : entre 1940 et 1980, les courbes évoluaient dans la partie basse et légèrement descendante de la future « crosse de hockey » [du nom d’un graphique montrant l’augmentation des températures depuis 1900 – ndlr]. Les glaciers s’étaient même remis à progresser et la crainte d’une nouvelle glaciation perlait dans les médias qui vulgarisaient les sciences du climat.
Cependant, dans les années 1970, de nouveaux travaux, de mieux en mieux argumentés, concluaient à un réchauffement à venir, avant même que celui-ci ne se produise effectivement et n’étaye leurs hypothèses. Le monde de la recherche a donc envoyé pendant un certain temps des messages contradictoires et c’est le travail de mesure, à partir du milieu des années 1980, qui a permis de trancher, non sans la résistance d’une partie des chercheurs, ce qui est classique dans toute innovation scientifique et ne doit pas être réduit à l’action occulte des lobbies.
Le débat public a de plus été compliqué par le panachage argumentatif entre la description (les températures augmentent-elles ?) et l’explication (s’agit-il d’un phénomène naturel ou anthropique ?). Surtout, il a souffert du mélange des genres entre recherche et militantisme qui a brouillé l’accès des citoyens à l’état des savoirs[5].
En 1972, à Stockholm, la Conférence des Nations Unies sur l’environnement se concentrait sur la pollution et sa déclaration finale, à la fois lucide et ambitieuse, ne mentionnait pas le climat. En 1979, la première conférence mondiale sur le climat où les chercheurs jouèrent un grand rôle pointait la variabilité du climat et sa vulnérabilité plutôt qu’un danger univoque. Elle insistait sur le risque d’impacts d’origine humaine et mentionnait un possible réchauffement dû à l’émission de dioxyde de carbone comme une cause de changements possibles, mais au même titre que sept autres types d’activités anthropiques. Elle recommandait surtout d’intensifier et de généraliser la collecte de données climatiques sur la longue durée et de développer la recherche.
C’est seulement en 1988 que la Conférence de Toronto s’exprime sans ambiguïté sur le changement climatique et que le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est créé. Il publie, en 1990, son premier rapport. À la même période, le rapport Brundtland (1987) pose le cadre politique du développement durable, dans lequel les questions de nature peuvent aisément trouver leur place comme un élément important du tableau de bord d’un progrès général de la société.
On ne peut pas dire, par ailleurs, que les sociétés soient restées inactives face aux phénomènes climatiques jusqu’à une période récente. La découverte, à la fin des années 1970, de « trous dans la couche d’ozone » de la stratosphère terrestre a rapidement percolé sur la scène publique. Dans les années 1980-1990, le traitement du problème a donné lieu au Protocole de Montréal, et, à partir de 1987, à l’arrêt progressif de la production des chlorofluorocarbures.
Enfin, on ne peut pas reprocher aux acteurs politiques et aux citoyens de prendre le temps de laisser les controverses scientifiques se déployer et se dénouer avant de métaboliser dans leur registre propre les résultats de la recherche.
Dans le cas des « pluies acides », une unanimité apparente des chercheurs avait conclu, dans les années 1970, que c’était l’acidité provenant des émissions de l’industrie dans l’atmosphère qui, retombant avec la pluie, mettait en danger les forêts. Seul un petit groupe de géologues ostracisés par leurs pairs affirmait que c’était la nature du sol et non les précipitations qui expliquait, pour l’essentiel, les maladies des arbres. Ils finirent par convaincre leurs collègues mais cela prit des années.
Entretemps, les gouvernements et les parlements avaient pris des décisions portant sur les émissions d’oxydes de soufre et d’azote. Ce fut une bonne nouvelle car les industriels modernisèrent utilement leurs méthodes de fabrication et réduisirent des pollutions qui constituaient une grave atteinte à la santé publique. Mais on était loin des « pluies acides », dont l’existence hypothétique avait conduit nombre de chercheurs-militants à sélectionner les travaux qui allaient dans le sens de leurs convictions et avait à la fois accéléré le mouvement et perturbé la relation entre science et citoyenneté.
La période qui commence en 1970 voit interagir trois temporalités distinctes : celle du climat lui-même, rendue accessible par les progrès de sa mesure, celle de la production d’énoncés théoriques scientifiques pour en rendre compte, et celle de la vie politique sur le sujet, chacune ayant ses ressorts et ses rythmes propres. Le travail de traduction d’une réalité dans l’autre ne va pas de soi et on ne peut qu’être impressionné par la vitesse à laquelle l’alignement rapide de ces trois grandes logiques se produit. En moins de cinquante ans, l’humanité a décrit, compris, délibéré et s’est donné des moyens d’agir sur un enjeu gigantesque.
L’urgence écologique : un problème de rythmes
Et pourtant, cela ne suffit pas. L’évolution des sociétés vers la sortie du Néolithique – à la fois par leurs mouvements spontanés et par des politiques écologiques – est incontestable. Cependant, elle ne permet pas de répondre aux exigences que comporte la nouvelle responsabilité de l’humanité vis-à-vis de la nature. En matière de climat comme de biodiversité, les mesures que la recherche met chaque jour sur la table des citoyens sont claires : l’inflexion nécessaire pour éviter des situations dangereuses voire désastreuses n’est pas suffisamment franche.
Pour le climat, c’est dans la dynamique du mix énergétique mondial que le compte n’y est pas, car l’accumulation des GES dans l’atmosphère impose un rythme de transition beaucoup plus rapide que ce qui se produit jusqu’ici. Le terme d’urgence se justifie donc pleinement. La conscience écologique ne peut se limiter à une prise de connaissance, elle doit impérativement, aussitôt construite, s’orienter vers l’action.
Une course de vitesse se déroule entre les rythmes de l’action humaine et ceux du climat. L’équation comprend aussi une rétroaction positive de l’action humaine telle qu’elle a existé jusqu’ici : la poursuite de l’existant signifie une aggravation inévitable de la situation. En outre, il ne s’agit pas que d’un décalage des climats actuels vers des variantes plus chaudes, mais d’une bascule catastrophique, difficile à prévoir mais possible, de l’ensemble du système climatique comprenant l’atmosphère et les océans.
La conscience d’une urgence invite à penser et à agir aussi vite que nécessaire. Comment faire en sorte que la protection du bien public Nature soit à la hauteur, sans qu’elle ne se traduise par la dégradation d’autres biens publics comme l’éducation, la culture ou la liberté des sociétés de se choisir des horizons désirables ?
La commensuration de l’incommensurable s’impose alors : combien de degrés de réchauffement vaut la défense des valeurs-socles de la société ? Ni zéro, ni l’infini. Entre les deux, ce n’est ni aux experts, ni aux militants de trancher. C’est à l’ensemble des citoyens, dans un débat que l’urgence doit inspirer mais non troubler, de définir le point d’équilibre.
Des clivages inédits, une mondialité impérieuse
Ce point d’accord légitime peut résulter d’une discussion générale mais aussi d’une multitude de choix concrets. Si l’on observe la manière dont les sociétés réagissent à ces défis, on est frappé de voir que les évolutions sont d’autant plus contrastées que les changements requis touchent plus ou moins les différents modèles de société qui animent la vie quotidienne et les imaginaires des habitants.
Les émissions de GES relèvent presque totalement de quatre domaines : les bâtiments (en France : 19 %), l’industrie y compris la production d’énergie (30 %), les transports (30 %) et l’agriculture (17 %). Or, si de 1990 à 2019 l’industrie a diminué ses émissions d’environ 45 %, les transports les ont augmentées de 9 %. Des baisses limitées sont constatées dans le bâtiment (13 %) et l’agriculture (8 %). Dans le bloc des transports, les véhicules individuels motorisés représentent à eux seuls 16 % du total tandis que le chemin de fer n’en émet que moins de 1 %. La périurbanisation explique ce dernier constat.
L’usage d’un véhicule et l’intensité de cet usage ne sont plus des signes extérieurs de richesse mais le résultat d’orientations portant sur la manière d’habiter. À revenus égaux, il existe plusieurs manières de gérer les coûts de logement et de mobilité et le choix en faveur du périurbain (prix du m2 faible, budget de déplacement élevé) comme le choix contraire d’habiter dans les zones centrales des grandes villes traversent tous les groupes de revenus[6].
On peut également constater que les émissions de gaz à effet de serre par l’agriculture sont très différenciées (au litre ou au kilo) selon les produits : très faibles pour les légumes et les fruits, un peu plus pour le lait, les œufs, le riz, le manioc, l’huile et le poisson, forte pour le fromage, la viande de volaille ou de porc et très forte pour le mouton et les bovins. Moins que les variables sociales classiques, ce sont plutôt les nombreux types de régimes alimentaires, aux géographies et aux sociologies variées, qui font la différence.
On notera que l’hypervalorisation de la « viande rouge » appartient à un modèle de réussite impliquant des normes liées à la force physique souvent associées à la masculinité dans les sociétés agro-industrielles occidentales. Le déclin bien entamé de ces normes ouvre des voies prometteuses.
Lorsque, pourtant, il est prétendu[7] que « les riches sont coupables » et que davantage de redistribution suffirait à régler la question climatique, il s’agit, comme l’a montré Baptiste Perrissin Fabert, d’approximations hâtives conduisant à des conclusions erronées qui éloignent au bout du compte l’action publique de solutions effectives.
En analysant ce qui avance et ce qui résiste, on comprend qu’il y a deux types de mouvements de réduction : ceux qui résultent d’une régulation fondée des progrès technologiques réguliers (procédés industriels) ou sur une maîtrise technique simple mais exigeant une simplicité des procédures (isolation thermique) ne posent pas de problème politique car, sur le principe, ils bénéficient d’un large consensus. En revanche, sur la mobilité et l’alimentation, c’est une partie de la société qui freine.
C’est là que la dynamique pourrait être grandement accélérée si les blocages liés à la défense de certains choix d’habiter s’atténuaient. En France, le mouvement des Gilets jaunes a montré que la réduction des vitesses routières et l’instauration d’un prix du carbone pour les véhicules thermiques suscitaient une résistance farouche de certains groupes sociaux. La Convention citoyenne pour le climat de 2019-2020 et l’expérience du changement climatique des dernières années ont pu contribuer à faire évoluer les esprits, mais une partie des citoyens rechigne à accepter comme légitimes des dispositifs qui heurtent l’idée qu’ils se font d’une vie agréable. Les classements socio-économiques habituels ne nous aident pas à aborder ces problèmes car les clivages sur le climat leurs sont transversaux, mettant en cohérence des préférences individuelles et les environnements spatiaux qui leur correspondent.
Être progressiste, c’est aller vers la partie réticente de la société et chercher à la convaincre de faire mouvement en politisant la réponse du message : pas de punition, mais des incitations ; pas de culpabilisation, mais une responsabilisation, en tant que citoyen, c’est à dire en intégrant dans le raisonnement bien d’autres choses que des décisions personnelles. Cela ne se fait pas par un claquement de doigt et cette lenteur, qui caractérise tout processus démocratique, entre en collision avec la vitesse qu’appelle l’urgence. Être progressiste, c’est considérer que la voie de sortie peut être trouvée par le débat public, en jouant sur la capacité des acteurs sociaux à être aussi des acteurs politiques.
L’autre caractéristique est la mondialité. C’est une tautologie : le monde et la Terre occupent la même étendue et, aux problèmes terrestres, c’est-à-dire mondiaux, la solution ne peut être que mondiale. L’absence d’un gouvernement du monde rend la démarche plus difficile mais il n’est pas possible d’y échapper. Les différentes rencontres internationales depuis 1992 montrent que l’idée fait son chemin et qu’il n’y a pas d’action cohérente qui ne soit mondiale. Il faut, par exemple, prendre en compte l’existence d’un commerce actif à l’échelle planétaire. Ainsi, si on considère l’ensemble de l’Union européenne, on constate qu’elle importe du reste du monde environ le tiers de ses émissions[8].
Il est donc particulièrement absurde de se focaliser sur les seules options individuelles quand l’essentiel se joue dans les orientations de toute la société, à toutes les échelles. Sur ce point, la taxe écologique aux frontières de l’Union européenne qui est en cours de préparation semble une mesure efficace, car elle incitera les exportateurs extra-européens à mieux faire. Elle suppose le renforcement de l’échelon européen de l’agir politique, ce qui est justement ce que rejettent d’une même voix l’extrême gauche et l’extrême droite, toutes deux souverainistes, c’est-à-dire partisanes d’une échelle unique de souveraineté, l’État national.
Chacun en convient : le rythme des changements doit s’accélérer. Cependant, l’accélération n’est possible que si les causes de lenteur ou de blocage sont identifiées et traitées. Être progressiste en matière de politiques climatiques passe par une discussion publique sur les choix à faire ensemble et non dans la culpabilisation de personnes ou de groupes ; cela ne passe pas par le repli sur une échelle unique, nationale, mais dans l’articulation des échelles, du local au mondial en passant par l’Europe.
Un événement d’abord idéel, un temps polarisé à ses extrêmes
Face à la nécessité d’une approche à la fois déterminée et raisonnable des enjeux liés à la nature, deux singularités qui spécifient la politique de la nature par rapport à d’autres enjeux d’importance comparable permettent de comprendre pourquoi cette approche n’est pas encore solidement installée dans le débat public.
La conscience écologique est un événement aux effets majeurs sur l’ensemble de la vie sociale, dans ses imaginaires comme dans ses pratiques. Au-delà de la nature, c’est une conscience environnementale qui introduit dans le monde social ce troisième actant – toutes les espèces d’environnements – à côté des acteurs et des objets. C’est une révolution de nature éthique qui se profile, en rendant concrètement indissociable la liberté et la responsabilité et ce, dans tous les domaines.
Or cette prise de conscience fait événement d’abord parce qu’elle est idéelle. Elle a précédé et facilité la réalisation de travaux sur le climat qui comprenaient une part d’énoncés théoriques proposés, on l’a vu, alors que les données empiriques n’étaient pas encore là pour les corroborer. Elle est le résultat de l’expansion spectaculaire du monde de la connaissance au cours des XIXe et XXe siècles, une expansion permise par l’accélération générale du développement, celui-ci ayant été rendu possible par l’irruption de l’industrie de masse.
Sans révolution industrielle, pas de conscience écologique. Sans conscience écologique, pas de bifurcation vers un âge post-industriel. Grâce à ce processus paradoxal, les humains ont pu anticiper ce qui risquait de leur arriver s’ils n’agissaient par rapidement et fortement.
Des événements météorologiques (canicules, inondations, sécheresse) sont de plus en plus associés au climat dans son ensemble, mais le contraste reste frappant entre le changement climatique, dont on parle beaucoup et qui affecte encore relativement peu le quotidien des humains, et la pollution atmosphérique liée à l’industrie et désormais surtout à la circulation automobile, qui tue des millions de personnes et dont on parle encore peu.
L’autre singularité vient de la dynamique politique qui s’est installée sur le sujet à partir des années 1990 : un système tripolaire qui a d’abord favorisé les extrêmes. En effet, il y a concurrence entre non pas deux mais trois paradigmes éthico-politiques comportant une conception de la nature et un modèle de société désirable : le modèle agro-industriel mis en crise par la conscience écologique, le mouvement en faveur de la décroissance et le projet de développement durable.
À partir de la fin du XVIIIe siècle, la « sagesse » populaire valorisant la nature et dévalorisant la vie en société séduit des intellectuels, en Europe d’abord, avec le rousseauisme et le « romantisme allemand », puis aux États-Unis avec des écrivains tel Henry David Thoreau qui, dans Walden (1854), exprime son amour de la nature et sa haine de l’humanité.
Dans les années 1960, des scientifiques rejoignent le mouvement. Leur vocation de climatologue, de botaniste ou de zoologue repose souvent pour une part sur un dégoût de « l’humain », jugé irrationnel, matérialiste et égoïste, tandis que le monde biophysique serait, lui, caractérisé par l’intelligence, l’empathie et l’altruisme. Un vocabulaire d’éthologue (« comportements ») et d’ingénieur (« acceptabilité ») apparaît, se substituant à l’exploration méthodique de la complexité des mondes sociaux.
Ces courants convergent avec une métaphysique de la nature qui permet un recyclage des postures antihumanistes traditionnelles du corpus judéo-chrétien. Désormais, l’immanence des « non-humains » remplace la transcendance d’un Dieu surplombant qui fait de moins en moins recette. Cette translation permet de maintenir les notions de péché, de culpabilité, de pénitence, d’expiation et de soumission aux forces extérieures.
Enfin, à partir des années 1970, l’extrême gauche européenne se reconfigure face à l’échec du projet révolutionnaire classique en gardant l’esprit du léninisme (la nécessaire extériorité de l’avant-garde vis-à-vis d’une société gangrenée par le « réformisme », la légitimité du recours à la violence), mais en l’appliquant à de nouveaux objets.
Cet ensemble paraît composite mais, comme le montre la popularité de tribuns comme Greta Thunberg, qui en propose sa synthèse à la jeunesse, il prouve son efficacité politique.
En face, la défense du modèle agro-industriel par ceux qui en font un élément central de leur modèle de société : les libertariens qui se méfient de toute régulation en matière d’habiter (notamment de la mobilité), les firmes liées à l’extraction prédatrice, les conservateurs qui craignent tout changement dans les « modes de vie » entrent en résistance.
Enfin, le paradigme du développement durable, qui définit les politiques écologiques comme une dimension du développement – et non comme son antithèse –, développe une approche systémique impropre aux simplismes populistes et mise sur le débat démocratique pour que la société avance d’un même mouvement. Elle s’inscrit logiquement dans une perspective progressiste. Bien que probablement majoritaire en Occident mais peu défendu dans l’arène politique, ce paradigme se retrouve pris en étau entre les deux visions radicales.
Ces extrêmes se retrouvent pour éviter de contribuer à résoudre des problèmes et préfèrent se situer dans des registres surtout discursifs. Ils se ressemblent sur plus d’un point. Leurs ennemis communs, ce sont l’histoire et la politique.
Le cas de Notre-Dame-des-Landes a rendu visible l’absurdité de devoir choisir entre ces deux attitudes. D’un côté, une vision technocratique et autoritaire, un projet établi dans des conditions opaques, sans concertation et cherchant à passer en force ; de l’autre, un petit groupe violent se moquant de la démocratie et visant à extraire de vastes territoires de la délibération des citoyens.
Deux imaginaires rigides, négateurs d’historicité, se sont partagé la scène, laissant peu de place à une pensée posée et argumentée. D’un côté, l’idée que la Providence veillerait au grain et que tout irait bien comme cela s’est toujours produit, comme si l’histoire de l’humanité n’était pas l’histoire d’un développement endogène dans un environnement naturel souvent hostile. De l’autre, l’« évidence » selon laquelle une « croissance infinie » ne pouvait advenir dans un « monde fini », ce qui, on l’a vu, constitue une lecture fortement biaisée de l’histoire de l’humanité.
Cette symétrie entre les idéologies extrêmes porte en fait une ressemblance profonde, qui se manifeste dans les débats sur les causes du réchauffement : pour les « climatosceptiques », il est essentiel de montrer que les hommes n’y sont pour rien car cela leur retire toute responsabilité sur la suite ; pour les partisans de l’écologisme radical, il est crucial d’associer la culpabilité humaine aux changements observés.
La passivité béate et le catastrophisme eschatologique ont pour point commun de s’attaquer frontalement à l’idée de responsabilité. Pour les habitants de la planète, quant à eux, la problématique est tout autre : si le réchauffement était d’origine naturelle, cela n’en supprimerait nullement les effets néfastes et l’ignorance sur les causes augmenterait la force de la menace ; ce ne serait pas une raison pour se laisser mourir et il faudrait redoubler d’efforts pour contrebalancer le réchauffement.
La généalogie du mythe de Babel[9] montre des convergences récentes entre ceux qui détestent la ville – et à travers elle la société – parce qu’elle incarne un capitalisme destructeur et ceux qui la haïssent parce qu’elle manifeste un collectivisme dégénéré. Les premiers sont des écologistes « profonds » et les seconds des libertariens endurcis. Tous dénoncent les forces du mal qui ont pris possession des humains et valorisent le monde sauvage comme parcours de rédemption. Theodor Kaczynski (le terroriste « Unabomber » qui envoyait des lettres piégées entre 1978 et 1995) a proposé dans son manifeste une élégante synthèse de ces points de vue en présentant la violence comme le seul moyen pour régler le problème.
L’occupation de la scène publique par des extrémistes peu soucieux de la nature mais engagés dans une croisade idéologique a contribué pendant un temps à éloigner les raisonnements des questions effectivement posées. Comme il a été maintenant prouvé aux yeux de presque tous qu’il y avait bien un problème, les défenseurs du vieux modèle agroindustriel peinent à se faire entendre et ce sont les écologistes radicalisés qui parlent le plus fort.
On observe un ralliement discret des extrêmes droites européennes à un plaidoyer pour les « circuits courts », reliant écologie et protectionnisme (comme une partie de la gauche), et à une congélation de paysages « traditionnels » contre toute nouvelle infrastructure, le parti NIMBY [Not in my backyard – ndlr] partant à l’assaut des éoliennes au nom de l’« environnement ».
L’écologie : morale contre éthique
Cette configuration, sans doute provisoire, a fait de la nature une ressource renouvelée pour la pensée réactionnaire. Ce mouvement entre dans une courbure plus vaste du discours politique consistant à détourner des aspirations progressistes définies par des valeurs universalisables (égalité, liberté, solidarité…) vers des projets néocommunautaristes appuyés sur des normes qui visent à renforcer les allégeances irréversibles des individus à des groupes non choisis.
Ainsi observe-t-on une tendance à instrumentaliser la lutte contre les discriminations et les violences raciales ou sexuelles en une affirmation de communautés à définition biologique (sexe, race). Ces orientations morales (injonctions transcendantes comprenant des antinomies) entrent en collision avec le projet éthique (construction historiquement assumée de valeurs compatibles entre elles) d’une société d’acteurs, de l’autonomie de la connaissance et de la libre invention du politique par tous les citoyens.
Aux États-Unis et dans une moindre mesure en Europe, l’extrême gauche a largement sombré dans cette dérive. Or, dans les enjeux liés à la nature, ce communautarisme est également présent : il consiste en l’affirmation d’une communauté « éveillée » dotée d’une mission religieuse. Il s’agit d’une spiritualité de type animiste. Les différentes réalités naturelles sont présentées comme des acteurs de plein exercice porteurs d’une supériorité morale sur les humains et qui possèdent donc la clé de notre salut.
Dans cet esprit, l’animisme juridique qui est proposé par certains courants s’attaque au caractère républicain (État de droit, séparation des pouvoirs, libertés civiles) de la société. Il ne s’agit pas d’identifier des réalités (êtres vivants sensibles, environnements, patrimoines) vis-à-vis desquelles nous avons des devoirs, et qui doivent être protégées sans que personne ne puisse parler en leur nom. L’objectif est d’attribuer à ces réalités les mêmes droits qu’aux justiciables, qui sont aussi les citoyens qui, à travers les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif, disent la loi, ce qui ferait de ces entités des monstres juridiques, porteurs de droits mais non de devoirs. En pratique, ce seraient leurs représentants qui disposeraient de pouvoirs disproportionnés qui déséquilibreraient le principe d’égalité devant la loi.
Dans cette galerie anthropomorphe d’animaux, de plantes, de virus, de fleuves et de glaciers[10], la société des individus n’a pas sa place : toute intentionnalité d’acteurs, individuels ou collectifs, est remplacée par la notion de « besoins », que les activistes (les seul acteurs autorisés) se font fort d’identifier et de hiérarchiser à la place des intéressés. En général, le but de l’opération est de traquer les « faux besoins » (l’urbanisation « effrénée », la « surconsommation », le « surtourisme »…) et, une fois cette liste établie, de montrer qu’il n’est plus nécessaire de s’encombrer d’une démocratie représentative qui ne pourrait qu’amollir les choix radicaux que la crise impose. On n’a plus le temps de discuter, nous disent-ils, et l’« inaction » (i. e. le fait d’agir de manière différente de ce qu’ils préconisent) justifie le non-respect de l’État de droit.
Dans cette Weltanschauung où les enjeux liés à la nature ne sont qu’un langage, et non un message, ce qui compte ce ne sont pas des mesures propres à résoudre des problèmes, mais des emblèmes appartenant au registre de la culpabilité : l’énergie nucléaire, qui se révèle pourtant utilement décarbonée et peu létale mais qui est assimilée à la bombe atomique ; les OGM, dont la dangerosité reste un fantasme, qui constitueraient l’expression parfaite de l’hubris des humains ; l’avion, qui émet huit fois moins de GES que les transports automobiles mais qui est présenté comme un privilège de riches. On pourrait ajouter la publicité, les baignoires, le courriel ou la climatisation.
Dans chaque cas, nous n’avons affaire qu’à des pictogrammes du péché. Cette apparence figurative cherche à donner à voir l’abstraction d’une humanité extraite de sa propre histoire, dévorée par le mal qu’elle engendre elle-même, et qu’il faudrait toutes affaires cessantes exorciser. Cette posture ne se situe pas dans une démarche symbolique, car un symbole est par définition le signifiant d’autre chose. Il s’agit d’une visée auto-emblématique : on agite l’étendard d’un pays qui se réduit à cette icône, on s’immerge dans un univers de discours qui n’a pour but que de se conforter lui-même. C’est typique des attitudes tribunitiennes, qui ont tout à craindre que leurs idées entrent en interaction avec la réalité. La relation à construire entre l’humanité et ses natures, elles n’en n’ont cure.
Dans cette affirmation, le parcours intellectuel d’un demi-siècle de Bruno Latour, empli de constructions astucieuses et de rebondissements inopinés, qui s’est achevé par sa mort le 9 octobre 2022, mérite attention. Il montre une cohérence plus forte que ce que la succession apparemment hétérogène de ses activités ne pourrait laisser penser.
Dès les années 1980, sa proposition de traiter les objets comme « actants » offre des ouvertures épistémologiques stimulantes, mais permet aussi de réduire symétriquement le registre de l’agir humain. Au même moment, l’Actor-Network Theory, à laquelle il apporte son soutien, applique cette dégradation aux chercheurs, qui ne sont plus acteurs mais seulement des éléments parmi d’autres d’un système où l’innovation scientifique se réduit à un effet secondaire négligeable de la « vie de laboratoire ». Son compagnonnage avec le « relativisme » post-moderne a aussi donné à Latour un cadre argumentatif consistant à faire passer l’hubris de la connaissance pour une naïveté ringarde et cherchant à ridiculiser ceux qui s’employaient à rendre possible la construction du savoir comme pratique sociale autonome.
L’irruption des enjeux de nature dans le débat public lui a permis d’aller encore plus loin et de réactiver les ressources rhétoriques acquises dans sa formation de théologien : en révérant Gaïa, divinité anthropomorphe, il pouvait s’attaquer frontalement au projet auto-émancipateur des Lumières[11]. À partir de 2015, son basculement dans l’action politique explicite l’a conduit à valoriser l’allégeance et la dépendance à la nature, qui, dit-il dans son dernier ouvrage, « nous fait vivre » et « nous possède »[12].
Se réclamant de Carl Schmitt pour justifier une montée aux extrêmes dans la vie politique, il a fini par prophétiser une lutte à mort de « Terrestres » sympathiques contre les « Humains » destructeurs. Comme naguère le prolétariat, la « classe écologique » est fondée à revendiquer un pouvoir absolu, sans perdre un temps précieux à convaincre les autres « classes ». Enterrée, l’idée d’une construction éthique permise par l’inclusion réciproque de la liberté et de la responsabilité. Place à une morale de la faute, de la honte, de l’injonction et du renoncement.
Comme beaucoup avant lui, Latour a cherché à établir des appuis dans le monde biophysique, non pour approfondir la conscience écologique de la société contemporaine, mais pour miner la légitimité des humains à inventer des capacités pour s’inventer.
Donner le primat au faire sur le dire
L’étonnant décalage entre ce qui se dit et ce qui se joue a pu être interprété dans les premiers temps comme une « pédagogie » brutale mais efficace pour alerter les secteurs de la société encore insuffisamment conscients de la gravité des problèmes. Désormais, quand le temps manque pour les échanges purement rhétoriques, alors même que des décisions lourdes doivent être prises sans tarder, engageant les politiques publiques et les citoyens pour une longue période, ces distorsions sont encore plus clairement contre-productives.
Si on regarde les enjeux liés au climat et à la biodiversité, le paysage est tout autre, et les réponses qu’on peut attendre bien différentes. Créer les conditions d’un débat orienté vers l’action, pénétré des urgences et ouvert à l’imagination politique : voici sans doute la première tâche d’une écologie progressiste.