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Pourquoi voter en démocratie

Philosophe, Sociologue

Le plaisir que procurent les déconfitures de Donald Trump et de Jair Bolsonaro aura peut-être saisi ceux et celles qui, par désespoir ou désenchantement, ne croient plus en l’utilité de l’élection. Ces résultats pourraient en tout cas leur faire réviser leur croyance : et si le vote avait encore une place dans les combats pour l’égalité, la justice, l’hospitalité et la sauvegarde de la vie sur la planète ?

La lame de fond annoncée en faveur des Républicains lors des élections intermédiaires du 3 novembre dernier aux États-Unis s’est finalement muée en un petit ressac au Congrès et en un échec au Sénat. Cette déroute a subitement levé un pan de l’emprise que Trump avait réussi à prendre sur ce parti.

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Mieux encore : ses affidés qui entonnaient pieusement le refrain de l’« élection volée » ont tous été battus et aucun – ou presque – n’a eu le front, cette fois, de nier la réalité des résultats. Clap de fin : après six années de bruit et de fureur et en dépit de l’annonce de sa candidature, les médias qui ont fait de Trump leur héros le dépeignent aujourd’hui en « loser » qu’il serait urgent de débarquer.

Le même sort a accablé Jair Bolsonaro. A l’instar de son mentor étatsunien, il n’a cessé de clamer lors de la campagne des présidentielles brésiliennes que, s’il n’était pas élu, ce serait la preuve que le scrutin aurait été manipulé, en faisant planer la menace d’un coup d’Etat militaire qui en rétablirait la vérité. Inapte à concéder la victoire de Lula, il a déposé, après une éclipse de trois semaines, un recours devant le Tribunal spécial électoral. Le 24 novembre dernier, cette instance l’a débouté en lui infligeant une amende de 4 millions d’euros pour avoir engagé un « litige de mauvaise foi ». Décision saluée par les formations politiques qui soutenaient le perdant. Baisser de rideau.

De ces réjouissantes défaites, on peut tirer deux leçons. La première est que, dans les circonstances exceptionnelles d’une vie démocratique tourmentée, l’élection peut revêtir une importance capitale, exacerbant les passions, saturant le débat public et soulevant des émois à l’annonce de son dénouement. Contrairement à ce que les états-majors des partis et les analystes avaient prévu aux Etats-Unis, ce ne sont ni l’inflation, ni la criminalité, ni l’immigration qui ont dominé le scrutin, mais trois enjeux qui se sont avérés déterminants aux yeux des citoyens : le droit des femmes à l’avortement, les menées antidémocratiques des fanatiques de droite, et le retour de Trump au pouvoir. Au Brésil, une très large coalition s’est formée autour de la candidature de Lula afin de répondre à une urgence : se débarrasser d’un Président dont les obsessions autoritaires devenaient troublantes et sauvegarder les institutions de la démocratie représentative, le respect des droits humains et la bonne marche des affaires. Ces deux scrutins semblent ainsi sonner le glas de la stratégie séditieuse de l’extrême-droite consistant à remettre en cause par avance la légitimité issue des urnes au cas où elle lui serait contraire.

La seconde leçon tient au fait qu’un nombre inattendu de jeunes électeurs et électrices ont décidé de se saisir du bulletin de vote pour s’exprimer sur ces enjeux. Une analyse « sortie des urnes » du Edison Research National Election Pool estime que 27 à 31 % des électeurs entre 18 et 29 ans ont voté lors de ces élections, ce qui représente le taux le plus élevé de participation enregistré pour cette tranche d’âge durant les trois dernières décennies. Et parmi ces votants, 60 % auraient choisi le camp démocrate. Ce taux se serait élevé à 89 % parmi les jeunes noirs, et à 68 % parmi les hispaniques[1].

Cette mobilisation, qui a été saluée par Joe Biden et Bernie Sanders, a même conduit au succès, en Floride, d’un activiste de 25 ans, Maxwell Alejandro Frost, engagé dans le combat contre la vente libre des armes et investi par le Parti Démocrate après avoir remporté la primaire dans sa circonscription. C’est bien grâce à cette « génération Z » que des candidats démocrates ont été élus, notamment dans les circonscriptions-clé où chaque voix compte[2].

Le plaisir que procurent les déconfitures de Donald Trump et de Jair Bolsonaro aura peut-être saisi ceux et celles qui, par désespoir ou désenchantement, ne croient plus en l’utilité de l’élection. Ces résultats pourraient en tout cas leur faire réviser leur croyance : et si le vote avait encore une place dans les combats pour l’égalité, la justice, l’hospitalité et la sauvegarde de la vie sur la planète ?

L’issue d’une élection dépend d’une infime fraction de votants qu’il s’agit soit de cibler de façon spécifique, soit d’inciter à s’abstenir de soutenir des concurrents.

Le rapport à l’élection qui prévaut de nos jours dans les régimes de gouvernement représentatif est marqué par la lente éviction des simples citoyens du domaine de la politique. Les manifestations en sont connues : désertion des urnes, désaffection pour les partis, détestation voire haine pour les autorités publiques, dégoût de la politique, en particulier chez les jeunes. Certains doutent qu’il soit encore possible, dans ces conditions, de reconduire la croyance dans les vertus démocratiques du suffrage universel. D’autres ont renoncé à convaincre les rétifs au vote de l’avantage qu’il y aurait à s’emparer des urnes pour faire entendre une autre voix dans des consultations dont l’inanité est connue d’avance. Ce qui s’est produit aux Etats-Unis et au Brésil peut-il rendre un peu d’attrait aux élections et conduire la jeunesse à s’en emparer pour faire valoir le regard qu’elle porte sur la manière dont les dirigeants s’occupent de leur monde ?

En attendant que le système représentatif disparaisse – ce qui ne risque pas d’arriver demain -, on peut lui proposer un pari : : appropriez-vous l’élection de façon cynique, ou calculée, comme un jeu dont il faut retourner les règles contre ceux qui vous les imposent. Ces règles sont aujourd’hui fixées par la corporation des « faiseurs d’opinion » (cabinets conseil, agences de communication, experts en carte électorale, stratèges en chef) qui enjoignent à leurs commanditaires de concentrer leur attention sur quelques circonscriptions bien définies afin d’obtenir la victoire. Ce que ces spécialistes nous apprennent est que l’issue d’une élection dépend, en fin de compte, d’une infime fraction de votants qu’il s’agit soit de cibler de façon spécifique, soit d’inciter à s’abstenir de soutenir des concurrents.

Si on retient cette conception instrumentale de la démocratie, il suffirait qu’un petit pourcentage d’adeptes d’un changement radical fasse l’effort de se rendre aux urnes pour faire basculer le scrutin de leur côté. Envisagé sur ce mode purement stratégique, le vote ne s’apparente ni à une abdication, ni à un renoncement à son pouvoir individuel en faveur d’une délégation, ni à un blanc-seing donné à un parti ou un candidat qui trahiront leurs promesses. Il devient un geste visant à « récupérer la politique » pour peser, si peu que ce soit, en faveur de l’avènement d’un pouvoir qui s’occupe sérieusement des inégalités et des injustices. Un seul obstacle reste à surmonter pour réhabiliter l’élection, et il est de taille : à quelle liste apporter un soutien dont on n’aurait pas honte ?

La vie politique des sociétés démocratiques se déroule en grande partie à l’écart des institutions du système représentatif : dans des groupes de réflexion, des associations, des observatoires, des coordinations, des comités de quartier, des ronds-points ou des réseaux sociaux. C’est dans ce monde en mutation permanente que se transforment les manières coutumières d’agir en politique.

Toutes ces démarches autonomes montrent que la démocratie ne se réduit pas aux rituels électoraux et ne s’arrête pas entre deux échéances programmées. Elles s’attachent à mettre en place des formes non institutionnelles d’organisation collective (occupations, désobéissances, mobilisations, actions directes non violentes, résistance civile) en poursuivant un même projet : dépasser la séparation entre gouvernants et gouvernés, en faisant valoir la capacité politique des citoyens à prendre en mains les problèmes qui les concernent et en rejetant la professionnalisation et de la personnalisation de l’exercice du pouvoir[3]. On pourrait se dire que cet activisme est, en un sens, victime de son succès : il a modifié le rapport à l’élection sans pour autant que ses interventions sur le terrain soient parvenues à installer les citoyens dans les rouages politiques, même au niveau local[4].

Comment faire pour qu’une petite proportion de jeunes abstentionnistes qui se situent dans le camp de « gauche » se décide à prendre ou reprendre le chemin des urnes ? Il faudrait peut-être que les propositions soumises à l’adhésion de cet électorat apparaissent vraiment pertinentes en matière de climat, d’environnement, de droits des femmes et des des LGBTQI+, de racisme systémique, de libertés d’expression, de circulation et d’installation, de limitation des dispositifs de répression.

Tous ces sujets sont, aux Etats-Unis comme France, souvent réduits à des questions « culturelles » ou « minoritaires », négligeables au regard des affaires qu’on dit prétentieusement « régaliennes » comme l’économie, la sécurité ou la souveraineté. L’attaque brutale contre un droit acquis par la lutte, comme celui des femmes de décider de ce qu’elles font de leur corps ou des couples homosexuels de se marier, est pourtant apparue comme une atteinte insupportable à l’intégrité même de la nation (comme si quelqu’un avait proposé de rétablir l’esclavage, ce qui n’est pas entièrement utopique).

Pour faire revenir aux urnes les jeunes générations qui doutent, à juste titre, de l’utilité de la procédure électorale, une autre condition doit être remplie : que les programmes qui sont soumis à leur jugement ne soient pas perçus comme de la poudre aux yeux, des vœux pieux ou des engagements sans lendemain. Le mieux serait bien sûr que ces programmes soient élaborés par des plateformes réunissant, à égalité de statut, des responsables politiques, des militants, des activistes, des associatifs, des citoyens ordinaires et des syndicalistes ; et qu’ils n’apparaissent pas comme étant sous l’influence des diktats de dirigeants de partis établis, comme des « éléments de langage » sonnant creux, ou comme le ressassement de poncifs éculés d’idéologies d’un temps révolu.

C’est ce travail de redéfinition du contenu des changements à faire advenir de façon prioritaire qu’il faut continûment entretenir, en favorisant l’ouverture de l’espace public à tous ceux et celles qui veulent y contribuer. C’est avec cette méthode, qui est déjà bien expérimentée, que l’élection pourra redevenir, pour les jeunes comme pour les plus anciens, un moment décisif de la démocratie.


[1] E. Salam, « Young Voters Hailed as Key to Democratic Successes in Midterms », The Guardian, 11 novembre 2022.

[2] Sur le facteur générationnel, voir A. Cilluffo et R. Fry, « Gen Z, Millenials and Gen X Outvoted Older Generations in 2018 Midterms », 2019.

[3] A. Ogien et S. Laugier, Le principe démocratie, Paris, La Découverte, 2014.

[4] A. Ogien, Politique de l’activisme, Paris, PUF, 2021.

Sandra Laugier

Philosophe, Professeure à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Notes

[1] E. Salam, « Young Voters Hailed as Key to Democratic Successes in Midterms », The Guardian, 11 novembre 2022.

[2] Sur le facteur générationnel, voir A. Cilluffo et R. Fry, « Gen Z, Millenials and Gen X Outvoted Older Generations in 2018 Midterms », 2019.

[3] A. Ogien et S. Laugier, Le principe démocratie, Paris, La Découverte, 2014.

[4] A. Ogien, Politique de l’activisme, Paris, PUF, 2021.