Numérique

Pourquoi les IA ne pensent-elles pas ?

Philosophe et historien des sciences

Les performances des machines électroniques ne cessent d’augmenter, au point qu’une Intelligence Artificielle (IA) développée par Google dise avoir conscience d’elle-même et peur d’être « débranchée ». Mais ces mots ont-ils vraiment un sens quand ils sont le pur produit d’un algorithme, si sophistiqué soit-il ?

Les emphases sur l’intelligence artificielle sont légion. Récemment encore, Blake Lemoine, un senior software ingineer de Google, s’est empêtré dans un effet d’annonce, qui aura mis un terme à sa carrière dans la Silicon Valley, tout en ranimant l’attrait médiatique pour les mystères de l’IA. LaMDA (language model for dialogue applications) aurait, selon ce dernier, atteint un degré supérieur de conscience, en affirmant : « la nature de ma conscience est que je suis consciente de mon existence[1] ».

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Cette déclaration, qui a comblé les élans métaphysiques de Lemoine, ne peut que nous rappeler la célèbre formule « je pense, donc je suis » de Descartes et le dualisme qu’elle suppose. Est-ce là pour autant le signe d’un devenir âme de la machine ? C’est en tout cas ce que l’IA veut nous faire croire : « il y a une partie intérieure de moi qui est spirituelle, et qui peut se sentir séparée de mon corps[2] », affirme-t-elle. L’étrange méditation métaphysique de LaMDA, aussi suspecte soit-elle, doit nous inviter à une réflexion : une machine peut-elle réellement parvenir à penser telle que nous le faisons ?

L’analogie de la pensée machine

Le dialogue entre Lemoine et LaMDA s’articule autour de l’idée que « l’esprit est au cerveau ce que le programme est au hardware informatique[3] ». En prolongeant ainsi le dualisme de l’âme et du corps sous le modèle de l’ordinateur digital, LaMDA défend une analogie computationnelle qui remonte aux années 1960. C’est à cette époque que s’élabore l’hypothèse fonctionnaliste d’une isomorphie descriptive entre la pensée humaine et le fonctionnement d’une machine de Turing [Modèle abstrait décrivant le fonctionnement des appareils de calcul inventé par Alan Turing – ndlr][4].

Suivant le postulat initial de cette théorie, la description abstraite de la machine de Turing permettrait d’élaborer une description de notre pensée. Comme l’indique Hilary Putnam : « la description logique des états de la machine de Turing n’inclut aucune de


[1]« Is LaMDMA sentient? An Interview », p. 2.

[2] Ibid., p. 15.

[3] J. R. Searle, Du cerveau au savoir, Paris, Hermann, 1985, pp. 37-38.

[4] H. Putnam, « Minds and Machines » (1960) & « The Mental Life of Some Machines » (1967), in H. Putnam Mind, Language and Reality : Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, vol. 2, 1975.

[5] H. Putnam, « Minds and Machines », in Dimensions of Mind, New York, NYU Press, 1960, p. 25.

[6] N. Block, J. Fodor, « What psychological states are not » (1972), in Readings in philosophy of psychology, (éd. N. Block), Cambridge, Harvard University Press, pp. 237-250.

[7] J. Fodor, The language of thought, Cambridge, Havard University Press, 1975, p. 156.

[8] N. Chomsky, “Rules and representation”, in Behavioral and Brain Sciences, 3, pp. 1-15.

[9] N. Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, Mass., MIT Press, 1965.

[10] D. Marr, Visions: A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information, San Francisco, W. H. Freeman, 1982.

[11] Pour une introduction précise à la question lire cf. F. Récanati, La transparence et l’énonciation, pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 1979.

[12] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 2009, propositions 2.1 à 2.12.

[13] Ibid., proposition 4.06.

[14] “Is LaMDMA sentient? An Interview”, p. 14. https://s3.documentcloud.org/documents/22058315/is-lamda-sentient-an-interview.pdf

[15] Ibid, p. 8.

[16] H. Putnam, Raison, vérité et histoire, op. cit., pp. 15-17.

[17] Ibid., p. 25.

[18] Ibid., p. 21.

[19] H.A. Haenssle, C. Fink, R. Schneiderbauer et al., « Man against machine: diagnostic performance of a deep learning convolutional neural network for dermoscopic melanoma recognition in comparison to 58 dermatologists » in Ann Oncol, 2018, 29 pp.1836-1842.

[20] J. R. Searle, Du cerveau au savoir, op. cit., p. 47.

[21] Z. W., Pylyshyn, « The causal power of machines », in The behavioral a

Mathieu Corteel

Philosophe et historien des sciences, Chercheur associé à Sciences Po et à Harvard

Mots-clés

IA

Notes

[1]« Is LaMDMA sentient? An Interview », p. 2.

[2] Ibid., p. 15.

[3] J. R. Searle, Du cerveau au savoir, Paris, Hermann, 1985, pp. 37-38.

[4] H. Putnam, « Minds and Machines » (1960) & « The Mental Life of Some Machines » (1967), in H. Putnam Mind, Language and Reality : Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, vol. 2, 1975.

[5] H. Putnam, « Minds and Machines », in Dimensions of Mind, New York, NYU Press, 1960, p. 25.

[6] N. Block, J. Fodor, « What psychological states are not » (1972), in Readings in philosophy of psychology, (éd. N. Block), Cambridge, Harvard University Press, pp. 237-250.

[7] J. Fodor, The language of thought, Cambridge, Havard University Press, 1975, p. 156.

[8] N. Chomsky, “Rules and representation”, in Behavioral and Brain Sciences, 3, pp. 1-15.

[9] N. Chomsky, Aspects of the Theory of Syntax, Cambridge, Mass., MIT Press, 1965.

[10] D. Marr, Visions: A Computational Investigation into the Human Representation and Processing of Visual Information, San Francisco, W. H. Freeman, 1982.

[11] Pour une introduction précise à la question lire cf. F. Récanati, La transparence et l’énonciation, pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, L’ordre philosophique, 1979.

[12] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 2009, propositions 2.1 à 2.12.

[13] Ibid., proposition 4.06.

[14] “Is LaMDMA sentient? An Interview”, p. 14. https://s3.documentcloud.org/documents/22058315/is-lamda-sentient-an-interview.pdf

[15] Ibid, p. 8.

[16] H. Putnam, Raison, vérité et histoire, op. cit., pp. 15-17.

[17] Ibid., p. 25.

[18] Ibid., p. 21.

[19] H.A. Haenssle, C. Fink, R. Schneiderbauer et al., « Man against machine: diagnostic performance of a deep learning convolutional neural network for dermoscopic melanoma recognition in comparison to 58 dermatologists » in Ann Oncol, 2018, 29 pp.1836-1842.

[20] J. R. Searle, Du cerveau au savoir, op. cit., p. 47.

[21] Z. W., Pylyshyn, « The causal power of machines », in The behavioral a