Savoirs

Nos manières de compter : péril économique, écologique et démocratique

Philosophe

Qui sait qu’atteindre les 5 % de croissance par an en France équivaudrait au doublement du PIB en 15 ans ? Un simple changement dans la manière de présenter un même énoncé chiffré suffit à nous situer dans d’autres formes de vies. Les chiffres du chômage, de l’inflation et de la croissance économique forment une grille de lecture et de décision loin d’être aussi partagée que celle de notre maniement des mots. Ils nous dominent : à nous de dissiper le malentendu.

Avec la guerre en Ukraine et les tensions sur l’alimentation en énergie et en blé qui en résultent, l’inflation a fortement augmenté. Il n’en fallait pas plus pour que le spectre d’une inflation durablement élevée resurgisse et s’invite sur tous les plateaux de télévision. Ce débat est emblématique de la place prise par la quantification dans les sociétés contemporaines : elle est devenue notre manière privilégiée de nous orienter et de prendre des décisions.

publicité

Ce faisant, le problème étudié par Michel Foucault dans son archéologie des sciences humaines, Les mots et les choses paru en 1966, se trouve déplacé au profit d’un nouveau problème, celui du rapport entre les faits et les chiffres. Une mauvaise compréhension de la portée des chiffres et de la manière dont ils sont établis représente alors un réel péril, non seulement économique, mais aussi écologique et démocratique.

Le monde flottant des prévisions

L’INSEE vient d’annoncer que, fin 2022, l’augmentation des prix sur un an a été inférieure à 6 % (5,9 %) alors que sa note de conjoncture du 15 décembre prévoyait encore qu’elle serait de 6,6 % avec une tendance à 7 % début 2023. Cela ne serait pas bien important si ces prévisions n’avaient pas d’impact sur les comportements et n’alimentaient pas les tensions inflationnistes : selon des mécanismes déjà mis en avant par Keynes, les statistiques maniées dans l’espace public influent sur le climat des affaires (les chefs d’entreprises en tenant compte pour établir leurs prix de vente) et sur le moral des ménages.

Or, sans que nous en soyons le plus souvent conscients, la plupart des statistiques économiques commentées dans l’espace public sont des prévisions. Ces prévisions, établies à partir de modèles économétriques, ne peuvent par principe pas tenir compte de faits inattendus et varient selon les institutions : au 15 janvier 2023, le FMI prévoit pour la France une inflation moyenne en 2023 de 4,6 %, l’OCDE de 5,7 %. Elles ont aussi, en matière de croissance, une fâcheuse tendance à se situer au-dessus des performances réalisées, performances qui ne seront établies de manière définitive qu’avec un délai de deux ans.

Comme le reconnaît l’OCDE dans une note de 2014 où elle fait part de nouvelles précautions pour effectuer et communiquer ses prévisions, en moyenne, entre 2007 et 2012, les écarts entre ses prévisions pour l’année suivante et la croissance constatée sont respectivement de 1,4 point (pour ses prévisions publiées au printemps) et 0,9 point (pour celles d’automne). Ces écarts, au demeurant fort difficiles à reconstituer, sont à comparer au niveau moyen de la croissance durant ces mêmes années : 1 %. Ils sont donc massifs.

Emmanuel Kant avait critiqué la philosophie pour le « ton grand seigneur » qu’elle utilisait jadis. Ce ton n’est pas plus de mise en matière d’économétrie ou de prévisions.

Les chiffres ne sont pas les nombres

Se frayer un chemin dans l’univers des chiffres n’est pas aisé tant on peut se méprendre sur le type de statistiques maniées (prévision ou réalisation) mais aussi sur leur nature et leur sens.

Il est par exemple deux manières traditionnelles de présenter l’inflation : en glissement annuel ou en moyenne annuelle ; le premier cas représente l’évolution des prix à la consommation entre le début et la fin d’une année, le second en moyenne sur l’année. Les deux chiffres ont très peu de chances de coïncider et, sauf à ce que les prix baissent, l’inflation en glissement est supérieure à l’inflation moyenne. Cette petite subtilité macro-économique est l’occasion de multiples confusions dans le débat actuel sur le niveau de l’inflation : c’est le chiffre de l’inflation en glissement qui est en ce moment le plus commenté (5,9 % pour 2022), alors que l’inflation en moyenne sert normalement de référence et s’établit à 5,2 % sur 2022.

Il ne s’agit pas d’insinuer que l’inflation actuelle n’a pas vocation à être durable (c’est aussi un moyen pour les États et les entreprises de limiter le poids de leur endettement par rapport au PIB) ou encore que les institutions statistiques feraient mal leur travail. Il s’agit en revanche de pointer du doigt l’importance d’une culture partagée sur la manière dont les chiffres sont construits et présentés.

Au travers des chiffres s’est mise en place une forme de quadrillage du réel différente de celle à laquelle les mots et leurs qualificatifs nous avaient habitués. Or, cette grille de lecture et de décision n’est pas du tout aussi partagée que l’est celle de notre maniement des mots, nous renvoyant à des périodes fort anciennes où les clercs étaient très rares et où les patois dominaient.

On parle ici de chiffres et non de nombres car c’est bien de ce dont il s’agit dans le déploiement de l’appareil statistique décrit par Alain Desrosières et ses logiques de pouvoir mises à jour par Alain Supiot. De Platon à Wittgenstein en passant par Descartes et Russell, les nombres se caractérisent comme des entités théoriques : leur force provient du fait qu’ils ne représentent pas des objets visibles ou palpables chez Platon, ou encore qu’ils n’admettent rien que l’expérience ait rendu incertain pour Descartes. Ce n’est pas du tout dans ce registre que se situent les chiffres maniés en économie et dans le débat public : ils cherchent au contraire à rendre la réalité, à y correspondre du plus près possible.

Le monde et nos actions ne se donnant pas directement à lire sous forme de quantités, des instruments de mesure et des conventions de décomptes sont nécessaires pour obtenir des chiffres. On l’a bien vu en 2019 lorsqu’on a commencé à égrener les décès quotidiens de la Covid : n’y figuraient pas, au départ, les personnes en EHPAD ; les remontées d’informations étaient moins bonnes les dimanches, faisant bondir les statistiques les lundis ; pour les personnes ayant plusieurs pathologies, on a retenu la Covid comme cause de décès.

Ces conventions sont nécessaires et ont un effet décisif sur les chiffres qui seront obtenus. Pour établir le taux de chômage par exemple, il faut déterminer ce qu’est un chômeur, décompter la population concernée à un moment « t » et enfin la rapporter à la population active. Toutes ces étapes sont délicates : la population active varie en fonction des mouvements démographiques et n’est établie, de façon fine, que par les recensements et notamment ; la population des chômeurs est déterminée à travers d’une enquête menée par l’INSEE sur un échantillon de la population ; les critères pour être considéré comme chômeur sont définis par le Bureau international du travail et sont sources de multiples embûches dans un contexte où les contrats de travail très courts se sont largement développés.

Parfois, la simple manière dont est appliquée une convention transforme le tableau que nous nous faisons des faits, pour utiliser la terminologie de Wittgenstein. Ainsi, depuis 2003, l’INSEE utilise la même interprétation qu’Eurostat pour définir la recherche active d’un emploi, critère nécessaire pour être considéré au chômage ; il ne suffit plus de renouveler son inscription à ce qui n’était pas encore Pôle emploi pour satisfaire cette condition.

Il en a résulté une rupture de série avec les données précédentes, assortie d’une forte baisse du taux de chômage. Dans la foulée, les statistiques des décennies précédentes ont été révisées pour correspondre à cette nouvelle interprétation. Selon ces nouveaux chiffres, le taux de chômage était en 1985 de 8,8 %, au lieu des 10,2 % affichés jusque-là. Entre 1987 et 2000, le taux de chômage avait été supérieur à 10 % durant neuf des quatorze années considérées ; désormais, ce n’est plus le cas que pour deux années. Sans se prononcer sur la question de savoir quelle est la meilleure des deux conventions, c’est une vision du passé bien différente de celle qui nous fut donnée à l’époque.

Quand bien même on se limite à des statistiques descriptives comme le taux de chômage, les chiffres ne sont donc ni des « données » qui nous tomberaient du ciel, ni le produit immédiat d’un réel qui se donnerait directement à lire sous une forme quantitative. Ils sont issus de règles, d’une grammaire elle-même évolutive et méritent un examen philosophique à ce titre. Si, pour le Wittgenstein de 1921, « les limites de ma langue signifient les limites de mon monde », alors, en tant que langage désormais dominant, les chiffres forment les limites de notre monde. Il est particulièrement périlleux de s’en remettre à des limites qui ne sont que des prévisions (dessinant un monde imaginaire et n’en transformant pas moins le futur) ou à des évolutions dont on ne comprend pas qu’elles ont pu réécrire le passé.

C’est dire toute l’importance de disposer de règles transparentes et non biaisées. Ces règles peuvent s’appuyer sur le travail d’institutions éprouvées. Mais nous pouvons aussi éprouver ces institutions et les faire évoluer pour tenir mieux compte des besoins d’information des populations. Ce fut tout le sens du travail de la Commission Sen-Stiglitz-Fitoussi en 2009. Presque quinze ans plus tard, l’essentiel de ses recommandations n’a pas été mis en œuvre. Et force est de constater une certaine méfiance populaire vis-à-vis des chiffres publics, situation qui n’est évidemment pas positive et contribue à alimenter le populisme.

L’espace-temps insoutenable formé par le chiffre de la croissance

Les chiffres de la croissance sont à cet égard ceux qui alimentent les malentendus les plus tenaces et les plus dommageables.

Sur le plan de la temporalité, nous oublions le plus souvent que les taux de croissance se composent dans le temps et s’entendent après prise en compte de l’inflation. Une croissance de 5 % par an pour un pays comme la France telle que le souhaitait Jacques Attali dans son rapport de 2007 signifie ainsi un doublement de la richesse du pays en 15 ans et son triplement en 22 ans. Même avec un chiffre bien plus raisonnable en apparence, 2,5 %, le PIB double en moins de 30 ans et triple en 45 ans, toujours après prise en compte de l’inflation.

Avec 1 % de croissance annuelle, chiffre qui serait jugé déplorable par les sphères dirigeantes et qui fut pourtant celui des pays développés lors de la première révolution industrielle (1770-1870) alors que le niveau du PIB était bien plus faible, la richesse double en 70 ans, soit l’horizon d’une vie. À cet égard, la comparaison avec les trente glorieuses est peu pertinente. Le PIB français de 1945 équivalait à 45 % de celui d’avant-guerre, justifiant un rattrapage ; cette période a aussi été marquée par une entrée massive de l’activité des femmes dans le PIB. Aujourd’hui, avec les circuits courts, circulations douces ou encore achats d’occasion, la dynamique est inverse.

Le maniement des taux de croissance dans l’espace tel qu’il est aujourd’hui pratiqué est tout aussi préoccupant : il revient à mettre de côté les inégalités de niveau de richesse entre pays. Le raisonnement en taux de croissance et non en valeur d’évolution du PIB a pour effet de ramener tous les pays à la même base (100) alors que leur niveau de PIB initial est différent, codicille méthodologique qui n’apparaît pas dans les publications du FMI ou de l’OCDE. La lecture de l’évolution de la richesse dans le monde en est totalement biaisée (1 % de croissance sur 100 € vaut 1 €, 1 % de croissance sur 1 000 € vaut 10 €, soit dix fois plus).

Ainsi, quand l’Éthiopie affiche une croissance de 6,8 % en 2019, ce taux correspond à 50 dollars par habitant. En France la croissance de 1,7 % équivaut à 705 dollars par habitant. C’est plus que les 645 dollars que représentent la même année les 6,6 % de croissance de la Chine.

Les économistes ont pour habitude de retraiter les statistiques et utilisent des « parités de pouvoir d’achat », ce qui a pour effet d’amenuiser les écarts. C’est bien l’un des rares domaines où ce type de retraitement est pratiqué, retraitement dont on peut clairement interroger la pertinence dans une économie mondialisée : toute se passe en effet comme si l’économie était désormais mondialisée sauf pour les populations. En tout état de cause, le taux de croissance par pays ou groupes de pays ne permet pas de voir selon quelles trajectoires les niveaux de richesse pourraient converger dans le monde.

On perçoit au travers de la croissance ce qui se joue en en restant à la simple présentation des chiffres et combien d’autres présentations, reposant sur les mêmes chiffres de base mais les rapportant à un espace-temps différent, donneraient à lire le monde autrement, induiraient des perceptions différentes, notamment en termes de déclin, et pourraient aboutir à des décisions elles-mêmes différentes.

Dire « en 2019, la croissance française a été de 1,7 % et celle de la Chine de 6,6 % » et dire « en 2019, le PIB français a évolué après inflation de l’équivalent de 700 dollars par habitant et celui de la Chine de 650 dollars par habitant » est strictement équivalent. De même, dire « la France a eu une croissance de 1,7 % en 2019 » et dire « en 2019, le PIB après inflation est sur une tendance de doublement en 43 ans » est équivalent.

Si nous cessions de rapporter l’évolution de notre produit intérieur brut à un horizon annuel et de masquer les inégalités de départ entre pays, nous aurions ainsi un tableau du monde totalement différent de celui – clairement non durable – auquel nous nous sommes habitués.  De simples changements dans notre manière de présenter la même quantité (ici l’évolution du PIB en volume) suffisent à nous situer dans d’autres formes de vies.

Aristote avait retenu dix catégories pour rendre compte de ce qui se produit : substance, quantité, qualité, relation, lieu, temps, position, possession, action, passion. Nous avons la prétention aujourd’hui de pouvoir toutes les embrasser au travers de la quantification. Il nous faudrait à tout le moins le faire dans un espace-temps qui préserve de l’oxygène et ne soit pas radicalement étriqué.

Compter et assembler les voix, cœur de la démocratie

À ce stade, on pourrait se dire qu’il serait bon de mettre de côté les chiffres. Ce serait méconnaître leur valeur et leur force, en particulier en démocratie. Par rapport à leurs conventions de référence, les chiffres proposent bien des vérités.

Et la démocratie est le système politique qui repose sur le décompte de la voix de chaque citoyen, toute voix comptant pareillement. Elle rompt ainsi avec le système du lignage ou avec celui de la fortune, incarné par le suffrage censitaire.

Là encore, les systèmes électoraux reposent sur différentes manières de composer les suffrages. On va de la proportionnelle intégrale comme en Allemagne au suffrage majoritaire à deux tours par circonscription, comme en France. Cela donnera lieu à des représentations différentes tout comme les politiques qui en découleront. La manière dont les voix sont assemblées (les lois électorales qui la définissent) jouent ainsi un rôle décisif y compris dans la démocratie, et même tout particulièrement en démocratie.

Le problème n’est donc pas de mettre de côté les chiffres mais de se libérer de leur domination de sorte que nous disposions de suffisamment d’oxygène et nous réveillions du sommeil dogmatique dans lequel ils peuvent nous plonger.

Quand on songe à la campagne gouvernementale en faveur de la vaccination contre la Covid et à son slogan « On peut discuter de tout sauf des chiffres », il reste beaucoup de chemin à parcourir et du travail pour le philosophe tel que Ludwig Wittgenstein en définit la tâche dans ses Investigations : dissiper des malentendus pour avoir la vue claire.

NDLR : Valérie Charolles a récemment publié Se libérer de la domination des chiffres aux éditions Fayard.


Valérie Charolles

Philosophe, Chercheure au Laboratoire d’Anthropologie Politique

Rayonnages

SavoirsPhilosophie