Société

Comment habiter dans le Grand Paris ?

Architecte

De nos jours, nombreux peinent à se loger dans les grandes métropoles et particulièrement en région parisienne. Seuls les logements sociaux semblent pouvoir répondre aux moyens de la majorité des habitants mais la liste d’attente pour y accéder est telle qu’il faut parfois une éternité pour se loger. Au 19e siècle, la question sociale était la question politique centrale. Aujourd’hui, c’est la question urbaine car elle englobe et conditionne toutes les autres.

En moins de trois générations, deux politiques massives, successives et opposées du logement en France ont vu se succéder aux grands ensembles les lotissements généralisés. Si les premiers ont offert la lumière, la surface, l’eau chaude à ceux qui en étaient démunis, la répétition du même à l’infini, de ces passoires acoustiques et thermiques, dont l’état fut aggravé par le manque d’entretien, les ont condamnés, pour beaucoup, à la démolition.

publicité

Les pavillons sur catalogue, eux, ont donné à chacun la possibilité de bricoler son chez soi et de s’ouvrir sur un espace extérieur, un jardinet. Ces deux temps ont rendu la majorité des Français exigeants sur ce que devait leur apporter leur logement. Mais à quel prix ?

Ces dernières années en France, l’équivalent de la forêt de Fontainebleau – soit la surface d’un département tous les dix ans – a été artificialisé. L’utilisation des terres agricoles, par la construction des pavillons, ne peut être poursuivie car les pavillons sont, par toutes leurs faces exposées, des passoires thermiques, et nécessitent, à l’heure de la crise énergétique, l’usage et la possession de plusieurs voitures, leur desserte ne peut être assurée autrement, leur faible densité empêchant la rentabilité de tout transport en commun.

Il faut donc dépasser ces deux extrêmes, celui des grands ensembles et celui du pavillon généralisé, pour construire les logements qui manquent dans les métropoles et singulièrement dans celles du Grand Paris qui regroupe sept départements et douze millions d’habitants, soit autant que ceux qui peuplent les trente-cinq départements de la diagonale du vide.

L’artificialisation des sols est aujourd’hui quatre fois plus rapide que l’évolution de la population. Ce qui veut dire qu’il faudrait, pour en tenir compte, que les opérations nouvelles aient une densité quatre fois plus grande que celle des pavillons sur catalogue. À cette première contrainte, il faut ajouter celle du coût d’acquisition.

Les célibataires, les familles monoparentales, comme la famille type de la télévision – deux adultes et leurs deux enfants – peinent à se loger aujourd’hui dans la région parisienne en raison du prix des logements en accession, qui répercutent, sur les acheteurs, la hausse du prix foncier. À Paris et suivant les arrondissements, les prix varient de 10.000 à 20.000 € le m². Ce qui veut dire, dans le meilleur des cas, pour un appartement de 80 m² un apport personnel de 160.000 €, dont l’effort se prolonge par trente ans d’endettement.

Jusqu’à présent la diminution des heures travaillées a permis des temps de transport plus longs et la possibilité de trouver, aux confins de l’Ile-de-France, des terrains dont la charge foncière était moindre. Le bail réel solidaire expérimenté, çà et là a permis d’atténuer la charge foncière dans la capitale et sa périphérie. Même dans ce cadre, seuls les logements sociaux, de tous types, locatifs ou en accession, peuvent répondre aux moyens de la majorité de nos contemporains. Mais, la liste d’attente pour y accéder est telle qu’il faut, aux moins chanceux, une éternité pour se loger et vivre.

Dans un manifeste récent, des maires de la région parisienne constataient qu’il faut jusqu’à onze ans pour obtenir un logement social dans la métropole du Grand Paris. Plutôt que de saupoudrer de ristournes ceux qui pour aller travailler passent tous les jours jusqu’à deux heures dans leurs voitures, il faut construire autour des gares du futur Grand Paris Express, le métro du Grand Paris, les logements accessibles qui aujourd’hui font défaut. Des logements qui réconcilient les acquis de surface et de confort du logement collectif – comme la liberté de bricoler son intérieur des pavillons – et surtout ce qui a fait leur succès, la pièce extérieure en plus, jardinet à rez-de-chaussée, grande terrasse, balcon ou loggia aux étages, d’une taille suffisante pour y placer une table et des chaises, des transats comme des bacs à fleurs.

Un habitat individualisé groupé, étagé, superposé, doit succéder aux barres hectométriques et aux pavillons sur catalogue, pourtant préférés et habités par une majorité de Français. Dans l’imaginaire de leurs acheteurs, ils renvoient culturellement à l’american way of life popularisé par les séries télévisées qui vantent un monde de bons voisinages et de barbecues avec, comme décor les pavillons des banlieues américaines, plus grands, mieux distribués, mieux isolés, mieux construits, sur de plus grands terrains dénués de clôtures, qui rendent évidente la mesquinerie des petits lopins qui, ici, sont la règle.

Une exposition au Pavillon de l’Arsenal[1] par la succession de trois verbes : « Conserver, Adapter, Transmettre », fixait le cadre souhaitable de notre travail. Démolir est la pire des solutions, ce fut celle préconisée au début des années 2000 par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine. Il n’est pas question de conserver, ni de réparer l’inhabitable et l’inacceptable, mais de constater que dans l’habitat collectif des Trente Glorieuses et des années qui suivirent tout n’est pas semblablement critiquable et dans bien des cas, les surfaces étaient plus grandes que celles proposées aujourd’hui.

Il faut donc privilégier le réemploi plutôt que la démolition, trop souvent justifiée par le non-entretien de ce patrimoine. Quelques exemples récents, à commencer par celui de la cité-jardin de la Butte Rouge, illustrent ce gâchis. Cet ensemble architectural et paysager, sans égal en France, que toute l’Europe visita et admira, est aujourd’hui, pour partie, vidée de ses habitants, leurs logements murés, en attendant la démolition prochaine. Ici, les logiques d’exsanguino-transfusion électorale et sociologique, l’emportent aux yeux des élus sur toute autre considération. Comme le constatait, non sans humour, Bertolt Brecht, le peuple « est mécontent de son gouvernement, il faut donc changer le peuple. »

Alors qu’on rendait de tout part, hommage à l’architecte Renée Gailhoustet, qui vient de mourir, son ensemble de la Maladrerie à Aubervilliers était menacé de démolition. Cet exemple d’une cité-jardin verticale, dont l’intérêt a été reconnu par un label protecteur du Ministère de la Culture, a fait ses preuves à Ivry. Elle y fut mieux entretenue et reste un modèle enviable. Les habitants y sont attachés et savent qu’ils n’en retrouveront pas l’équivalent, aussi près du centre-ville, de ses services et des transports.

À titre personnel, je pourrais ajouter la démolition il y a quelques années – sans raisons autres que celles avancées à la Butte Rouge – des logements et commerces de Courcouronnes, que j’avais construit et qui pourtant avaient été rénovés peu de temps avant leur démolition. Enfin, l’ensemble de logements des Briques Rouges et des équipements qui les accompagnent à Vigneux, pourtant labellisés « Architectures remarquables du XXe siècle » par le Ministère de la Culture, sont menacés de destruction pour être remplacés par la construction d’un plus grand nombre de logements en accession, eux, au prix de la disparition de tous les espaces libres. À ce jour sans réaction du Ministère de la Culture.

Dans les deux cas, ces logements étaient plus grands et plus habitables que ceux construits aujourd’hui. Des rapports récents, et en premier lieu celui de Leclercq et Girometti, ont dénoncé la perte de surface et d’habitabilité de la plupart des logements construits ces dernières années. À moins de 65 m² – sans tenir compte de la pièce extérieure – il est difficile de bien distribuer un trois pièces.

La question urbaine est devenue la question politique centrale, qui englobe et conditionne toutes les autres dans un monde peuplé de villes de toutes formes et de toutes tailles.

Il est temps de reconnaître que la cuisine dite américaine, n’est en fait qu’un placard non éclairé, non ventilé dans un recoin du séjour. Cuisiner ce n’est pas réchauffer au micro-ondes des plats surgelés, c’est éplucher, cuire, laver les couverts, comme les assiettes. Au même titre que la cuisine, il est souhaitable d’ouvrir la salle de bains sur la lumière naturelle, ainsi que les circulations communes des logements et penser que les ascenseurs et leurs paliers sont des lieux de sociabilité, de rencontres entre voisins et ne peuvent être conçus comme des monte-charges fonctionnels.

Bien des logements d’immeubles haussmanniens ont été transformés en bureaux, puis redevenus logements récemment. On voit des bureaux ou des parkings transformés en logements. Cette polyvalence des structures devrait être la règle des projets nouveaux. La fonctionnalité, tant de fois mise en avant pour justifier la bureaucratisation normative du logement fait l’impasse sur un simple constat, l’être humain n’est pas un animal de laboratoire. Le logis n’est pas une cage à lapins, mais un lieu de vie, d’éveil aux formes, aux volumes, aux lumières, aux couleurs, aux usages, aux autres enfin. Le logement doit réconcilier deux termes qui semblent opposés : la privauté et la sociabilité.

Pour répondre à toutes ces demandes, en apparence contradictoires, il faut les replacer dans le contexte actuel d’urbanisation générale. La question urbaine, aujourd’hui de même importance que fut la question sociale au XIXe  siècle et jusqu’aux Trente Glorieuses, est devenue la question politique centrale, qui englobe et conditionne toutes les autres dans un monde peuplé de villes de toutes formes et de toutes tailles.

La question du logement doit s’inscrire dans cette mutation, tout autrement que par l’approche consumériste dont un Stéphane Plaza se fait le porte-parole. Dans une récente tribune du Monde, Philippe Bihouix, directeur général d’AREP, le plus important bureau d’architecture et d’ingénierie de France, dénonçait l’illusion d’un progrès continu du consumérisme, comme de celui que la technologie apporterait en toutes choses.

Sa démonstration montrait avec force que les métaux rares utilisés dans les batteries des véhicules électriques, comme dans les portables et l’électronique, pour leur condition même, empêchait d’espérer une croissance sans fin qui maintiendrait nos façons d’être et de vivre. Un monde plus dense et plus urbain, fait aussi de proximité, s’impose avec évidence, un mode de vie plus frugal enfin.


[1] L’exposition « Conserver, adapter, transmettre » est présentée jusqu’au 5 mars 2023 au Pavillon de l’Arsenal.

Paul Chemetov

Architecte , Grand Prix national de l'architecture

Notes

[1] L’exposition « Conserver, adapter, transmettre » est présentée jusqu’au 5 mars 2023 au Pavillon de l’Arsenal.