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Le capitalisme de connivence et ses limites : le cas Adani

Politiste

Gautam Adani, oligarque en chef de Narendra Modi et principal partenaire de Total en Inde, n’est plus l’homme le plus riche d’Asie : depuis la publication le 24 janvier d’une enquête accusant son groupe de fraude, sa capitalisation boursière a fondu de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Mais la chute de l’homme d’affaires n’est pas assurée. Comme son ascension fulgurante depuis dix ans, elle est suspendue aux renvois d’ascenseurs qui fondent le « capitalisme de connivence » indien.

L’an dernier, Forbes a annoncé que l’homme le plus riche d’Asie était désormais Gautam Adani, qui venait donc de dépasser un autre Indien, Mukesh Ambani, pour la première fois – la fortune du premier s’élevant à 90,1 milliards de dollars, tandis que celle du second n’était « que » de 90 milliards de dollars. L’ascension d’Adani a été fulgurante. Selon Forbes, sa fortune était dix fois moindre en 2008 – et contrairement à Mukesh Ambani, il n’a pas hérité de son père une entreprise comme Reliance. Comment expliquer une trajectoire aussi unique ?

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Gautam Adani a récemment acquis un très grand nombre d’entreprises (principalement dans le secteur de l’énergie), de ports et d’aéroports. Entre 2014 et 2020, il a ainsi fait affaire avec de grands groupes privés (dont Tata, Avantha, Reliance, L&T, GMR, GVK…) qui lui ont vendu une liste impressionnante d’actifs comme Dhamra Port, Kobra West Power, Upupi Power, WRSSS Transmission, Kattupallki Port, Mumbai Integrated Port, GMR Chhattisgarh Energy, Bikaner-Khetri Transmission, Krishnapatnam Port, Dighi Port, Orissa Power Generation, Alipurduar Transmission, MIAL et NMIAL…

Mais le groupe Adani a aussi bénéficié de la politique de privatisation du gouvernement Modi : après que le gouvernement a décidé de privatiser six aéroports – Guwahati, Ahmedabad, Jaipur, Lucknow, Mangalore et Trivandrum – en 2018, ils sont tous allés à Adani. En septembre 2020, le groupe Adani a aussi acquis une participation de 74 % dans l’aéroport international de Mumbai, le deuxième plus fréquenté d’Inde.

Jamais dans l’histoire de l’Inde le pouvoir politique n’avait autant aidé un opérateur privé à grossir aussi vite. Certes, cette trajectoire peut être comparée à celle de Dirubhai Ambani, le fondateur du groupe Reliance qui a beaucoup bénéficié du soutien d’Indira Gandhi dans les années 1970-1980[1]. Mais la différence entre le père Ambani et Gautam Adani est sans doute de nature plus que de degrés, du fait du rythme auquel ce dernier s’est enrichi et de sa méthode d’enrichissement, qui donne à voir une nouvelle forme de « crony capitalism », formule qu’on peut traduire par « capitalisme de connivence », ou même de « collusion »[2].

Gautam Adani a connu un essor des plus rapides dans le sillage de Narendra Modi : la capitalisation boursière de ses entreprises a d’ailleurs augmenté de 250 % entre septembre 2013 – date à laquelle Narendra Modi a été déclaré candidat officiel du BJP [Bharatiya Janata Party – ndlr] au poste de Premier ministre – et septembre 2014. Entretemps, pour sa prise de fonctions, Narendra Modi a effectué un vol remarqué d’Ahmedabad à New Delhi dans le jet privé d’Adani – le drapeau indien figurant sur la carlingue de l’appareil à droite tandis que le logo du groupe Adani était, lui, à gauche. Par la suite, Adani a accompagné le Premier ministre en tant qu’invité privé dans la plupart de ses voyages à l’étranger.

Adani faisait déjà partie de l’entourage de Modi depuis plus de dix ans, leur rapprochement remontant aux années où Modi dirigeait le gouvernement du Gujarat, un État d’où Adani est lui-même originaire. La proximité entre les deux hommes était déjà la principale raison pour laquelle le chiffre d’affaires du groupe avait été multiplié par plus de vingt entre 2002 et 2014 : les milieux d’affaires ayant des liquidités à investir savaient que le règne de Modi en politique allait profiter à Adani.

Quand Adani s’est engagé à investir 15 milliards de roupies au Gujarat, Modi a aussitôt trouvé les moyens de le remercier.

La genèse de leur association est révélatrice de la manière dont des relations personnelles très étroites peuvent se développer au carrefour des affaires et de la politique. À la suite du pogrom de 2002 qui a fait environ 2 000 victimes au Gujarat, principalement des musulmans tués par des militants nationalistes hindous liés à la mouvance du BJP, des membres éminents de la Confédération de l’industrie indienne (CII) critiquèrent Modi, alors chef du gouvernement de l’État, non seulement parce que certains étaient eux-mêmes musulmans ou « laïcs », mais aussi parce qu’un tel désordre avait pénalisé le monde des affaires pendant des semaines.

Certains grands patrons souhaitaient alors que Modi démissionne de son poste. En réaction, des membres de la CII du Gujarat formèrent le « Resurgent Group of Gujarat ». Gautam Adani, qui était un nouveau venu dans le monde des grandes entreprises, en prit la tête. Quelques mois plus tard, lors de la première édition de « Vibrant Gujarat », un salon des industries et services du Gujarat que Modi lança avec l’aide d’une agence américaine de relations publiques, APCO Worldwide, en septembre-octobre 2003, Adani est allé plus loin que ses collègues et s’est engagé à investir 15 milliards de roupies dans l’État du Gujarat – une manne pour Modi qui a aussitôt trouvé les moyens de le remercier.

La même année, en effet, Adani a reçu l’autorisation de créer dans la baie de Mundra une zone économique spéciale d’une envergure jusque-là inconnue : il a pu ainsi aménager une superficie énorme – 7 350 hectares – sans avoir à respecter les normes environnementales (qui protégeaient la mangrove, par exemple) et sans être soumis, bien sûr – car c’est à cela que servent les zones économiques spéciales –, ni au droit du travail, ni aux règles communes de fiscalité.

Cette implantation est devenue le premier port de l’Inde en moins de 20 ans, en partant de rien. Or, Forbes affirme, sur la base des textes des accords originaux, que pour la majeure partie de la superficie concernée, Adani « a obtenu des baux de 30 ans renouvelables pour seulement un cent de $ US par mètre carré ». Le gouvernement a également accordé à Adani des allègements fiscaux sur cinq ans pour un montant de plus de 3 200 milliards de roupies, soit près de quatre fois ce qu’il avait consenti pour la reconstruction de la zone du Kutch après qu’elle eut été détruite par le tremblement de terre de 2001.

En 2013, un rapport du Comptroller and Auditor General of India (CAG, l’équivalent de la Cour des Comptes) a souligné que, dans la ZES du groupe Adani à Mundra, le transfert d’une superficie de 465 728 mètres carrés par le biais d’un bail était illégal. Le CAG a également accusé le gouvernement du Gujarat d’avoir acheté de l’électricité au groupe Adani à un prix anormalement élevé. Il a souligné que cela revenait à accorder « un avantage indu à une entreprise privée ». Le rapport du CAG n’a rien changé : la capitalisation boursière du groupe Adani avait déjà augmenté de 8 615 % entre 2002 et 2012…

Depuis 2014, le CAG ayant perdu toute marge de manœuvre – comme la plupart des institutions susceptibles de résister au gouvernement –, aucune information du même type n’a filtré. Par contre, des journalistes étrangers ont mené l’enquête. En 2020, le Financial Times a révélé que l’encours total de la dette du groupe Adani s’élevait à plus de 30 milliards de dollars, dont 7,8 milliards d’obligations et 22,3 milliards de prêts. L’une des personnes interrogées par le journal sous couvert d’anonymat a souligné qu’une telle situation avait été rendu possible parce que « les groupes qui sont perçus comme ayant des liens politiques peuvent toujours demander des prêts aux banques » – et les banques publiques ne peuvent leur dire non, étant donné que leurs directeurs sont nommés par le gouvernement.

On touche là au cœur du capitalisme de connivence : les banques publiques prêtent à des industriels amis du pouvoir même lorsque leurs projets d’investissement sont loin d’être convaincants ; ces amis financent les campagnes électorales des gouvernants (à travers, notamment, un nouveau système de financement des partis politiques appelés « election bonds » qui permet de donner autant qu’on veut à qui on veut de manière anonyme) ; les grands groupes ne peuvent rembourser les banques, mais les gouvernants effacent les ardoises et socialisent les pertes. Les seules à s’en inquiéter – un peu – sont les agences de notation internationales et les institutions financières étrangères.

En 2015, le Crédit suisse, dans un document de 57 pages, détaillait le formidable niveau d’endettement de dix firmes indiennes qui continuaient à emprunter en dépit de la côte d’alerte qu’elles avaient atteinte.[3] En 2018, 84 % des créances douteuses étaient toujours le fait de grandes firmes et 12 d’entre elles étaient redevables de 25 % des créances douteuses[4]. Parmi elles figurait le groupe de Gautam Adani. En 2015, ce groupe avait accru sa dette de 16 % pour acquérir un port maritime et deux centrales thermiques. Sa dette atteignit par conséquent 840 milliards de roupies, contre 331 milliards seulement en 2011[5]. Si les banques ont continué à lui prêter, c’est bien en raison de la proximité de Gautam Adani avec Narendra Modi qui, après son succès électoral au Gujarat en 2012 apparaissait comme le nouvel homme fort de la politique indienne.

Un autre informateur du Financial Times a affirmé que « si Modi perdait les élections en 2024, vous verrez que les actions [d’Adani] se réajusteront immédiatement » – une définition concrète du « capitalisme de connivence ». En fait, la correction vient d’avoir lieu du fait des révélations de Hindenburg, un vendeur à découvert américain qui, au terme d’une longue enquête de deux ans, est parvenu à une conclusion sans appel : la valorisation du groupe Adani est artificiellement gonflée par des pratiques illégales.

Avec un décrochage de 15 % de sa valorisation boursière en 24 heures, Adani a perdu 19 milliards de dollars et a glissé de la troisième à la septième place au palmarès des hommes les plus riches du monde. Est-ce le début d’un dérapage mal contrôlable ? C’est en tout cas un test pour le capitalisme de connivence à l’indienne : le soutien de Modi est-il suffisant pour protéger Adani d’une déroute ? Jusqu’où le Premier ministre peut-il défendre l’homme d’affaires sans entamer son crédit politique lui-même ? Et Modi peut-il se passer d’Adani et prendre le risque de le voir révéler des secrets bien gardés ?

Ces questions intéressent certains partenaires étrangers du groupe, y compris en France. En 2018, Total a pris une participation dans Adani Gas Limited pour la distribution de gaz en Inde (avec les investissements associés dans les terminaux de GNL et la commercialisation du gaz), avant d’acquérir 20 % d’Adani Green Energy Limited en 2021 (soit un investissement de 2,5 milliards de dollars) pour le développement de l’énergie solaire et 25 % de Adani New Industries Limited en 2022, afin de « créer un acteur géant de la production d’hydrogène vert ». L’année 2022 a aussi été celle où Emmanuel Macron s’est entretenu avec Gautam Adani au Château de Versailles, une entrevue consacrée à la transition énergétique et largement publicisée par l’homme qui était, alors, le plus riche de l’Inde.


[1] Voir H. McDonald, The Polyester Prince. The rise of Dhirubhai Ambani, Saint Leonards, Allen & Unwin, 1998 et H., Ambani & Sons, Delhi, Roli Book, 2010.

[2] C. Jaffrelot, Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi, Paris, CERI, 2018, 47 p. (« Les Études du CERI », n° 237).

[3] Credit Suisse Securities Research & Analytics, House of debt, 21 octobre 2015.

[4] Jayati Ghosh, « Can banking recover ? », The Hindu, 26 février 2018. Dernière consultation le 23 mars 2018.

[5] Credit Suisse Securities Research & Analytics, House of debt, p. 22.

Christophe Jaffrelot

Politiste, Directeur de recherche au Centre de recherches internationales (SciencesPo-CNRS)

Mots-clés

Capitalisme

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Notes

[1] Voir H. McDonald, The Polyester Prince. The rise of Dhirubhai Ambani, Saint Leonards, Allen & Unwin, 1998 et H., Ambani & Sons, Delhi, Roli Book, 2010.

[2] C. Jaffrelot, Le capitalisme de connivence en Inde sous Narendra Modi, Paris, CERI, 2018, 47 p. (« Les Études du CERI », n° 237).

[3] Credit Suisse Securities Research & Analytics, House of debt, 21 octobre 2015.

[4] Jayati Ghosh, « Can banking recover ? », The Hindu, 26 février 2018. Dernière consultation le 23 mars 2018.

[5] Credit Suisse Securities Research & Analytics, House of debt, p. 22.