Société

Des RER métropolitains pour atterrir

Historien, Historien

Fin novembre, le président Macron lançait à la surprise générale l’idée d’un plan de « RER métropolitains » destinés à relier les périphéries aux villes-centres comme alternatives aux véhicules motorisés dans une dizaine d’agglomérations du pays. Si l’idée n’est pas nécessairement mauvaise, elle n’a de sens que si l’on se donne les moyens de penser l’aménagement du territoire au-delà des pôles urbains les plus « rentables » pour prendre aussi en compte des territoires n’ayant que peu d’alternatives à l’automobilisme.

L’expérience d’une vingtaine d’années d’animation et d’accompagnement d’un réseau international de recherches sur la mobilité autorise un peu de recul quant aux « nouveautés » et « avancées » qui animent périodiquement le champ, devenu très visible, des enjeux des déplacements, des trafics et des mobilités. Ainsi en est-il des « RER métropolitains » destinés à relier les périphéries aux villes-centres comme alternatives aux véhicules motorisés. C’est l’idée lancée à la surprise générale par le président de la République Emmanuel Macron à la fin du mois de novembre 2022, dans un climat social particulièrement tendu. Pourtant, bien qu’elle ne soit pas inédite, cette ambition nous paraît intéressante, car elle offre un côté « retour aux fondamentaux » et « atterrissage indispensable » que l’on va ici s’évertuer à expliciter.

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Lorsque l’on parle d’un grand projet de RER métropolitains en France, il y aura forcément des gagnants et des perdants : un tel dessein hérite de l’imaginaire francilien quelque peu daté mais toujours efficace – la preuve en est ! – des « Trente Glorieuses »[1] – mais n’est pas adapté à toutes les villes. Il ne concernera dès lors que certaines grandes métropoles. Mais ce projet n’impactera pas toutes les communes environnantes de ces mêmes métropoles. Certes, il y a bien congestion aux entrées et sorties de Bordeaux, Nantes, Lyon, Grenoble, Lille, etc., mais, l’enjeu se réduit-il uniquement à une fluidification de l’accès aux métropoles ? Avec ce genre d’orientation modale exacerbée, ne risque-t-on pas, une fois de plus, de penser l’aménagement du territoire autour des pôles urbains les plus « rentables » alors que le reste bien plus important encore des territoires n’aura toujours que peu d’alternatives à la motorisation tellement stigmatisée par ailleurs ?

Il semble que dans l’effet provoqué par l’annonce de ce projet de RER métropolitains, l’erreur majeure est, encore une fois, de porter un regard depuis les villes vers les périphéries urbaines et les territoires ruraux. Il en résulte l’incapacité d’embrasser plus largement le problème des mobilités périphériques. Certes, cette myopie urbanistique n’est pas uniquement imputable à une élite parisiano-centrée qui voudrait exporter son modèle au-delà de la couronne francilienne. Il faudrait, pourtant avant de penser à l’exporter, sérieusement s’interroger sur sa pertinence et ses limites, notamment en termes de reconnaissance et d’adhésion des usagers-citoyens . Les transports en périphéries ne seraient-ils pas ces « oubliés de la République » pour reprendre le titre d’un récent ouvrage d’André Broto[2].

Rééquilibrer d’urgence les récits sur les mobilités

La faute – car cela en est devenue une à force d’acharnement de type wishfull thinking permanent – en incombe particulièrement aux ingénieurs, aménageurs et reconnaissons-le aux chercheurs. En effet, ceux-ci ont, depuis plusieurs décennies, concentré leur attention sur l’espace urbain, omettant l’espace rural largement orphelin en termes d’alternatives aux véhicules motorisés[3]. Ce « malentendu » bien organisé est partiellement pardonnable dans la mesure où, depuis 1931 pour la France, la population urbaine a dépassé la population rurale en nombre : l’espace urbain a donc de fait retenu très majoritairement l’attention des recherches, des études et des financements doctoraux en aménagement urbain.

Sur le long terme, cela s’est traduit notamment par le budget des collectivités territoriales qui a été réduit à peau de chagrin avec le désengagement de l’État depuis plus de cinquante ans – le millefeuille administratif, lui-même ruineux, rendant difficile l’entretien optimal des routes communales, départementales et nationales, tandis que l’échelon régional subventionne des transports publics pas toujours utilisés dans leurs capacités efficientes si ce n’est simplement rentable. À ce sujet, l’insoutenabilité financière d’un système subventionné jusqu’à 80% de ses coûts réels interroge, mais étrangement plutôt moins qu’une hypothétique et très irénique « gratuité ». Dorénavant, bien que très vocaux, les passagers clandestins de ces débats en apesanteur doivent débarquer !

Aujourd’hui, les populations des territoires ruraux et périurbains englobées sous les expressions quelque peu caricaturales de « la France périphérique » et « déclassée » [4] car ne bénéficiant pas de la mondialisation, sont réduites avec une condescendance académique au « populisme ». Quand on accepte de les voir enfin, elles capitalisent sur le déploiement d’un système mobilitaire qui a parfaitement rempli sa mission depuis plus d’un siècle : l’automobilisme. Par automobilisme, nous entendons l’ensemble des modes motorisés utilisés dans le monde rural : automobile, camion et camionnette, motocyclette, tracteur, autobus et autocar. À tel point que les autres modes de transport sont relativement incapables de répondre au besoin des populations rurales qu’il s’agisse du train (les TER qui peinent à être à pleine capacité et dont les réseaux régionaux ont décliné depuis 1930[5]), le vélo, pratique générationnelle peu visible (ni même capacitaire ou utilitaire) hormis dans son acception touristique.

Rappeler les sentiers de dépendance, le poids et l’influence du substrat sur lequel nous vivons, c’est « ce que peut l’histoire[6] » dont le récit n’est pas idéologiquement plastique ni soluble dans les lames de fond de l’histoire sociale. Cette convocation est par conséquent indispensable comme garde-fou aux velléités de géo-ingénierie et à la foi aveugle et crédule au solutionnisme technologique tels les véhicules autonomes pour résoudre tous les problèmes de mobilité. Elle l’est aussi face aux diversions multiples qui depuis longtemps saturent un « débat » qui cherche à archaïser la civilisation routière. Présentée comme une persistance presqu’anecdotique et régressive, celle-ci est tout simplement manquée dans la massivité de ses services rendus[7].

L’automobilisme, il semble qu’il faille le rappeler tant l’évidence est rendue à dessein absconse, s’est développé au tournant du XXe siècle dans les espaces ruraux français[8] comme une solution désirée. Malgré des contestations et des critiques, les populations rurales ont embrassé l’automobilisme, d’abord au sein des élites mobilitaires : docteur, vétérinaire, maire et professionnels de la mobilité. Ensuite, très massivement. Le cheval-moteur est demeuré en usage jusque dans les années 1960 avant d’être remplacé par l’automobile démocratisée jusque dans sa propriété et la motorisation agricole plébiscitée par la productivité tant escomptée par un espoir de croissance, de développement. La promesse alors n’avait rien d’un mensonge[9].

Les transports en commun ont également subvenu avec cohérence aux besoins de mobilité rurale par l’intermédiaire, notamment, des services de Poste Automobile Rurale (1926-1990) transportant des marchandises, des courriers et des individus et l’essor des lignes d’autobus dès 1900 et d’autocars scolaires dès les années 1950. Cet état de fait, qui perdure jusqu’au XXIe siècle, rend difficile – mais pas impossible – le développement d’altermobilités (propriété en copartage, covoiturage, transports à la demande, vélos en libre-service, etc.)[10] malgré les militantismes politiques et associatifs dédiés à un ou plusieurs modes, à l’écologisme de type « pensée magique », souvent sélectif. À court terme, il est en effet illusoire d’escompter une quelconque « évaporation » des besoins mobilitaires essentiels que « la route » assure.

Penser l’impensé, agir enfin et moins communiquer

Cesser de rendre la route taboue, elle qui est une infrastructure capacitaire au fonctionnement H24, travailler à l’optimisation de l’existant, lutter contre l’autosolisme, déployer les modes doux dans les zones de pertinences, s’évertuer à lutter contre l’automobilisme lorsqu’il n’est pas judicieux (accidentologie, pollution, accompagnement pour le renouvellement du parc automobile à plus faible bilan carbone)[11] et ne pas se laisser abuser par les  « faux-semblants de la mobilité durable »[12] ; ce sont là, entre autres, des éléments qui devraient être à l’agenda prioritaire des tâches qui occupent les chercheurs et les politiques. Ces derniers, en étant plus réalistes, cesseraient par la même occasion de décevoir leurs électeurs.

La pensée des mobilités quotidiennes périphériques doit se faire dans la longue durée et non pas dans l’instantané volontiers démagogue de l’urgence communicationnelle. La pensée en termes de flux, d’intermodalité et de capacités comparées des modes de transport doit être privilégiée. La pensée en termes de pratiques de mobilité ancrées dans des histoires et des territoires réellement divers qui selon l’adage font notre richesse, doit être réévaluée.

Il faudra donc veiller à développer des écosystèmes de mobilités durables rurales et périphériques autour du ferroviaire et du vélo pour être compétitif avec l’automobilisme, ce qui prendra du temps et exigera une manne financière importante, deux choses qui manquent cruellement pour satisfaire aux enjeux du réchauffement climatique. D’un point de vue méthodologique, il faut donc penser réellement et concrètement une offre mobilitaire, raisonnée et raisonnable, capable d’atterrir et de répondre aux habitus et au désir des populations périphériques et rurales.

Fort de ces préalables exigeants en réalisme, la solution des RER métropolitains regagnera une justification complémentaire. Ceux-ci ne seront toutefois pas la panacée qu’une pétition de principes, fût-elle présidentielle, a pu laisser entrevoir.


[1] Cf. Le grand dessein parisien de Georges Pompidou, Somogy, 2010.

[2] André Broto, Transports : les oubliés de la République, Editions Eyrolles, 2022

[3] Une publication collective se pose la question suivante : Yohan Demoli (dir.), Peut-on se passer de la voiture hors des centres urbains ?, Gif-sur-Yvette, MSH Paris-Saclay, 2021.

[4] Christophe Guilluy, La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014 ; Les dépossédés : l’instinct de survie des classes populaires, Paris, Flammarion, 2022.

[5] Antoine Beyer, « Grandeur, décadence et possible renouveau du réseau ferroviaire secondaire français », Géoconfluences, novembre 2021.

[6] Patrick Boucheron, Leçon inaugurale au Collège de France, 2015.

[7] Il faut rappeler cette notion macro-économique fondamentale, riches de nuances selon les échelles qui n’affectent pas la proportion générale : « la route » réalise environ 80% des échanges de personnes et de frêt en France.

[8] Voir pour une version plus étoffée : Etienne Faugier et Mathieu Flonneau, « Les mobilités urbaines et rurales : complémentarités, divergences, ignorances, XIXe-XXIe siècles » dans Louis Baldasseroni, Etienne Faugier, Claire Pelgrims (dir.), Histoire des transports et des mobilités en France, XIX-XXIe siècles, Paris, Armand Colin, 2022, p.163-177.

[9] Mathieu Flonneau, L’automobile au temps des Trente Glorieuses, Loubatières, 2016 et en co-direction Vive la route ! Vive la République !, Editions de L’Aube, 2016.

[10] Aurore Flipo, Nathalie Ortar, « Les territoires ruraux à l’épreuve de la transition mobilitaire. Conflits et coopérations dans un système d’acteurs en transformation », Norois, n° 264-265, 2022/3, pages 87-102.

[11] Marie Huyghe, Laurent Cailly, Nicolas Oppenchaim, « Trajectoires mobilitaires et résidentielles des habitants du périurbain et du rural : des socialisations tout au long de la vie », Espaces et sociétés, vol. 184-185, no. 1-2, 2022, pp. 17-32.

[12] Hélène Reigner et Thierry Brénac (dir.), Les faux-semblants de la mobilité durable. Risques sociaux et environnementaux, Paris, Editions de la Sorbonne, 2021.

Mathieu Flonneau

Historien, Maître de conférences en histoire des civilisations

Étienne Faugier

Historien, Maître de conférence à l'Université Lumière Lyon 2

Notes

[1] Cf. Le grand dessein parisien de Georges Pompidou, Somogy, 2010.

[2] André Broto, Transports : les oubliés de la République, Editions Eyrolles, 2022

[3] Une publication collective se pose la question suivante : Yohan Demoli (dir.), Peut-on se passer de la voiture hors des centres urbains ?, Gif-sur-Yvette, MSH Paris-Saclay, 2021.

[4] Christophe Guilluy, La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris, Flammarion, 2014 ; Les dépossédés : l’instinct de survie des classes populaires, Paris, Flammarion, 2022.

[5] Antoine Beyer, « Grandeur, décadence et possible renouveau du réseau ferroviaire secondaire français », Géoconfluences, novembre 2021.

[6] Patrick Boucheron, Leçon inaugurale au Collège de France, 2015.

[7] Il faut rappeler cette notion macro-économique fondamentale, riches de nuances selon les échelles qui n’affectent pas la proportion générale : « la route » réalise environ 80% des échanges de personnes et de frêt en France.

[8] Voir pour une version plus étoffée : Etienne Faugier et Mathieu Flonneau, « Les mobilités urbaines et rurales : complémentarités, divergences, ignorances, XIXe-XXIe siècles » dans Louis Baldasseroni, Etienne Faugier, Claire Pelgrims (dir.), Histoire des transports et des mobilités en France, XIX-XXIe siècles, Paris, Armand Colin, 2022, p.163-177.

[9] Mathieu Flonneau, L’automobile au temps des Trente Glorieuses, Loubatières, 2016 et en co-direction Vive la route ! Vive la République !, Editions de L’Aube, 2016.

[10] Aurore Flipo, Nathalie Ortar, « Les territoires ruraux à l’épreuve de la transition mobilitaire. Conflits et coopérations dans un système d’acteurs en transformation », Norois, n° 264-265, 2022/3, pages 87-102.

[11] Marie Huyghe, Laurent Cailly, Nicolas Oppenchaim, « Trajectoires mobilitaires et résidentielles des habitants du périurbain et du rural : des socialisations tout au long de la vie », Espaces et sociétés, vol. 184-185, no. 1-2, 2022, pp. 17-32.

[12] Hélène Reigner et Thierry Brénac (dir.), Les faux-semblants de la mobilité durable. Risques sociaux et environnementaux, Paris, Editions de la Sorbonne, 2021.