Comment faire de la liberté scientifique un bien public
La longue incarcération en Iran de Fariba Adelkhah, qui vient de retrouver la liberté après plus de trois ans dans la prison d’Evin, a une fois de plus souligné la grande précarité des chercheurs confrontés à un contexte autoritaire. Cette heureuse libération intervient après trois ans de mobilisation exemplaire de la part de son comité de soutien, trois ans de veille médiatique, trois ans d’action diplomatique… mais surtout après que l’ayatollah Khamenei a souverainement décidé d’accorder sa grâce à des milliers de prisonniers arbitrairement arrêtés, comme il a l’habitude de le faire à l’occasion des principales fêtes religieuses ou nationales.
Les pressions venues de France ont-elles joué un rôle dans sa libération ? Nous ne le savons pas. Les chercheurs ont-ils des raisons de se sentir mieux protégés quand ils travaillent dans des contextes hostiles ? Certainement pas. L’emprisonnement de Fariba Adelkhah a-t-il suscité une émotion collective en France, au-delà de la communauté académique ? Que non. Le grand public sait-il ce que sont les libertés académiques (ou, c’est peut-être plus parlant, la liberté scientifique) et est-il prêt à s’indigner, pétitionner voire défiler en soutien à des chercheurs en péril ? Probablement pas.
Et c’est un problème. Car au-delà des cas les plus emblématiques, comme celui de Fariba Adelkhah, les libertés académiques – soit le fait de pouvoir librement, en tant que chercheur, chercher, enseigner et exprimer des points de vue critiques, connaissent de dangereuses remises en cause dans un nombre croissant de pays. Pour les protéger durablement, l’acteur décisif n’est, outre l’universitaire, ni l’État, ni le régime politique, même si elle passe par leur truchement ; il s’agit du public. L’enjeu de constituer la science en bien public et de considérer la liberté scientifique comme valeur collective apparaît en effet de plus en plus nécessaire.
La diffusion de ce que certains ont appelé la pensée unique alors que triomphait, il y a encore quelques années, le discours néo-libéral, rendait nécessaire un regard critique et distancié. Le primat du court terme dans le traitement de l’information commandait une mise en perspective dans le temps et l’espace et des jeux d’échelle qui sont l’apanage de la communauté scientifique. À l’heure du démembrement de ce qui était autrefois un espace public et de l’explosion des « fake news » sur les supports numériques, cet impératif n’est plus simplement nécessaire : il est devenu vital.
Les obstacles à l’émergence d’un « attachement public » au savoir scientifique et donc aux libertés académiques dans les sociétés contemporaines (comme il y a un attachement public à la liberté de la presse ou de la création artistique), sont cependant nombreux et puissants, en raison de la très grande diversité des atteintes d’un contexte à l’autre, des divergences dans le fait de requalifier telle ou telle situation en atteinte aux libertés académiques mais aussi et surtout car les modes d’action sont hétérogènes, les initiatives dispersées et sans doute trop réactives, quand elles n’ignorent pas très souvent le public. On peut néanmoins formuler quelques pistes pour qu’enfin la liberté scientifique devienne ce que les économistes appellent un « bien public » et les sociologues « un commun ».
Un tableau contrasté
Le premier obstacle tient à la grande diversité des situations d’atteinte aux libertés académiques, qui peuvent être distinguées en fonction de plusieurs critères. Le plus évident est le degré de gravité des périls, mêmes s’ils peuvent tous être vécus et ressentis, au niveau individuel, avec la même intensité. On conviendra aisément qu’une restriction de la liberté d’expression est très différente d’une dégradation statutaire, d’une relégation, d’un licenciement abusif ou encore d’un exil contraint, d’un emprisonnement voire d’une disparition ou d’un assassinat.
Un second critère tient à la visibilité de l’atteinte : la censure peut être assumée par les autorités ou opérer de manière voilée en suscitant l’autocensure, les arrestations ne donner lieu à aucun procès, ou évoluer en disparitions pures et simples. La violation peut être aussi plus ou moins directe : il n’est rien de plus différent qu’une politique de persécution à l’endroit d’une communauté académique que l’ensemble de ces « douceurs insidieuses » que sont les incitations produites par les réformes néo-libérales, qui travaillent en profondeur l’université et la recherche, sans que les acteurs prennent toujours conscience des contraintes qui pèsent sur leur activité[1]. Le tableau est aussi plus complexe que le grand partage schématique entre pressions religieuses, politiques et économiques. Celles-ci peuvent en effet aller de pair et former des combinaisons aux effets doublement voire triplement pervers.
Un autre critère tient à l’ampleur de son champ d’application : ici, ce sont une poignée d’individus et de situations singulières, là, c’est la communauté académique elle-même, en tout ou partie, qui est concernée. En contexte de guerre, c’est l’ensemble des secteurs professionnels qui sont impactés, impactant les modes de faire la recherche. Dans le cas des Ouïghours en Chine, c’est même tout un groupe ethnique et culturel qui devient l’objet d’une persécution d’État, pas seulement les acteurs académiques, pas même la seule catégorie des intellectuels. Là où, a minima, la liberté d’expression est réprimée par les autorités, les chercheurs ne sont qu’une partie du tout persécuté. Parfois ce sont les curriculums, une discipline, une école ou une communauté épistémique, les modalités organisationnelles d’une institution ou l’institution elle-même qui sont visés. Les atteintes aux libertés académiques peuvent être éruptives, ponctuelles, mettre à l’amende un ou plusieurs chercheurs pour une durée limitée ou s’installer dans une temporalité longue. Dans certains contextes, elles tendent à pénaliser les chercheurs les moins dotés, plus fragiles statutairement et socialement que ceux qui bénéficient d’une protection statutaire ou d’une position d’autorité.
Un dernier critère, crucial même s’il est souvent minimisé, relève de l’origine des acteurs qui remettent en cause les libertés académiques. Les menaces proviennent la plupart du temps de l’extérieur du monde de l’université et de la recherche : une autorité politique ou religieuse, une partie de la société civile, un acteur économique, une nouvelle législation, un programme de réformes, etc. Elles peuvent aussi naître à l’intérieur même des communautés académiques : comportements autoritaires de collègues devenus présidents d’université, pratiques de prédation académique, compétition exacerbée au sein et entre les laboratoires d’une institution, blocages fomentés par des minorités militantes, etc. Elles peuvent enfin résulter d’un événement inattendu, à l’instar de la pandémie de la Covid-19, dont les conséquences sur l’accès au terrain, aux lieux d’archives et sur l’organisation d’événements scientifiques ont été nombreuses mais différentes en fonction des pays.
Des diagnostics qui divergent
L’enjeu, on le voit, est global. Mais un second obstacle tient aux divergences d’un pays à l’autre et parfois au sein d’un même pays, quant à la manière de problématiser une situation quelconque en termes d’enjeu de défense de la liberté scientifique. Il existe certainement un certain consensus parmi les chercheurs pour dire que cette liberté « faite de libertés », selon les mots de Georges Vedel, doit être protégée[2]. Le consensus est moins net quant à la définition des cadres au sein desquels cette liberté peut s’exercer.
Une forte divergence concerne la nature et le degré d’implication de l’État dans l’enseignement supérieur et la recherche, comme peuvent l’illustrer dans de nombreux pays les débats sur l’autonomie des universités. Pour certains, l’autonomie institutionnelle des organismes d’enseignement et de recherche est une condition sine qua non de la défense des libertés académiques : elle est fréquemment revendiquée dans le contexte d’une configuration autoritaire ou post-autoritaire. Un dissident biélorusse peut légitimement penser que les règles du marché appliquées au monde du savoir apporteront la liberté aux universitaires ; un grand nombre d’universitaires français pensent à l’inverse que l’autonomie des universités met en péril leur indépendance. Et le rattachement à l’État, ou du moins à un État dont les autorités comprennent l’enjeu de la production et la diffusion de connaissances forgées de manière autonome, y est généralement perçu comme la condition même de l’indépendance intellectuelle. L’autonomie n’est pas forcément synonyme en effet de dé-bureaucratisation. Sans parler des dérives autoritaires toujours possibles des dirigeants d’une université autonome ou d’un établissement privé.
À l’heure d’un désengagement public des secteurs de l’éducation et de la culture et d’une transformation en profondeur du rôle de l’État, l’autonomie des universités s’est toutefois imposée comme une norme globale, sans convaincre tous les acteurs du champ. C’est dire combien la liberté scientifique est perçue très différemment en fonction de l’histoire nationale sur laquelle pèse l’histoire des relations entre les mondes académiques et le pouvoir. La Déclaration de Kampala de 1990, qui fait office de référence en Afrique, insiste par exemple sur l’articulation du combat pour la liberté intellectuelle et de la lutte pour les droits humains et pour la démocratie : la méfiance des universitaires à l’égard du pouvoir politique se traduit par la revendication d’une autonomie totale des établissements vis-à-vis de l’État.
Une seconde divergence tient aux fonctions sociales que l’on attribue ou non aux universitaires. Ceux-ci ont-ils quelques devoirs à accomplir envers la société, en particulier les contribuables qui financent leurs salaires ? Doivent-ils avant tout remplir une fonction d’utilité sociale ? Cette question n’est pas partout envisagée de la même manière, mais la tendance est à l’extension des attentes de la société vis-à-vis des chercheurs, repensés en experts spécialisés de questions de plus en plus complexes.
On ne trouvera pas davantage de consensus quant à la prise en compte des menaces de type économique sur le respect des libertés académiques. Elles sont généralement ignorées dans les baromètres internationaux, comme celui de Scholars at Risk, qui comptabilise surtout les violations caractérisées telles que le meurtre, la disparition, l’emprisonnement injustifié, etc. Les chercheurs français se distinguent, avec quelques autres, par la vigueur des critiques des transformations néo-libérales de la recherche. On y dénonce régulièrement les « ravages de la marchandisation », les « mirages de l’évaluation quantifiée », la « misère de la spécialisation » et la précarisation[3]. Les différentes réformes de l’ESR suscitent de fortes mobilisations, à l’instar de l’épisode de la Loi de programmation de la recherche (LPR) en 2020. Une approche compréhensive des rapports entre le savoir et l’économie a sans doute moins de chances de se faire entendre en France que dans d’autres pays européens.
Un autre point de divergence concerne la question de savoir si le droit à la liberté peut ou doit être encadré, voire limité et par qui. Sur ce point, des points de vue contradictoires s’opposent y compris au sein d’une même communauté académique. Ainsi en Allemagne ou en France du « wokisme » qui est dénoncé par les uns comme une politisation illégitime de la science quand elle est pour les autres la prise en compte des discriminations qui frappent les groupes dominés.
À l’échelle internationale, le boycott des universités israéliennes tel que défendu par les militants du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) est parfois justifié en opposition à la répression des libertés académiques des universitaires palestiniens ; il est contesté par ceux qui s’y opposent au nom de la liberté scientifique des Israéliens. Ces controverses renvoient aux limites acceptables de la liberté d’opinion des chercheurs dans le cadre de leur participation au débat public. Il est facile de comprendre pourquoi cette liberté varie dans le temps et dans l’espace. Sans être attaquable pénalement, la parole d’un chercheur engagé dans le débat public peut susciter l’ire de ceux qui dénoncent la politisation des universités et revendiquent la neutralité absolue du savoir. Certains chercheurs à l’inverse revendiquent une liberté d’expression, voire d’engagement politique sans restriction : qu’est-ce que le potentiel critique de la recherche si le gouvernement décide d’imposer des limites sur ce qui peut être ou non exprimé dans l’espace public ?
Ces divergences renvoient plus fondamentalement à la diversité des définitions de la liberté académique. L’approche américaine (la plus intuitive) fait de la liberté académique une émanation de la « liberté d’expression », soit un droit de l’Homme comme un autre. Dans d’autres pays, comme en France, elle n’est pas considérée comme telle : la liberté académique n’est pas un droit humain mais bien un privilège professionnel réservé à une minorité, celle des universitaires en tant que membres de la communauté académique. Selon Olivier Beaud, « la liberté académique implique une certaine clôture du monde académique, clôture rendue nécessaire pour pouvoir penser le monde[4] ». Là peut-être est la raison principale pour laquelle le grand public se sent rarement concerné par la situation des universitaires quand elle ne l’ignore pas totalement. Il est au moins certain que de cette diversité d’approches de la liberté académique découlent des approches différentes de légitimité des universitaires à intervenir en dehors de l’enceinte universitaire.
Certains débats enfin émergent dans des contextes nationaux spécifiques sans équivalent ailleurs et beaucoup d’autres questions que soulèvent la communauté académique ne dépassent pas le plafond de verre de l’accès au débat public. Il en est ainsi des menaces judiciaires sur l’enquête en sciences sociales, de l’« institutionnalisation de l’éthique » dans les rapports entre enquêteurs et enquêtés[5] et des divers types de surveillance qui s’exercent à l’encontre des chercheurs[6]. En effet, ce ne sont pas seulement « les résultats de la recherche (ce que l’on dit, ce que l’on a trouvé et appris) » mais aussi « les pratiques qui permettent de tels résultats[7] » qui sont aujourd’hui questionnés. Or, de plus en plus de terrains sont réputés sensibles et « travailler sur les terrains dits difficiles devient de plus en plus coûteux sur le plan professionnel[8] ». On ne peut ignorer dans cette perspective les limitations d’accès aux archives qui permettent aux États de contrôler ce qui peut s’écrire sur le passé de leur action et qui entrent parfois dans le cadre d’une stratégie diplomatique, problèmes que rencontre la communauté académique mondiale, certes à des degrés divers[9].
Défenses dispersées de la liberté académique
Que faire ? Constatons d’abord que défendre les libertés académiques quand elles sont attaquées est certainement plus courant que les promouvoir quand elles ne le sont pas. En France par exemple, les chercheurs se mobilisent volontiers pour leur liberté professionnelle quand celle-ci est mise en péril par un projet de réforme ou un cas de censure. En dehors d’une poignée de scientifiques et de quelques associations professionnelles qui veillent au grain, rares sont ceux qui promeuvent les libertés académiques en dehors des quelques conjonctures de crise, que celles-ci les touchent directement ou leurs collègues à l’étranger. De fait, la défense de la liberté scientifique suscite plus souvent un répertoire d’actions relevant d’une action collective éruptive – tribunes indignées, actions de solidarité, manifestations – qu’elle ne prend la forme d’un travail routinier d’acculturation des jeunes chercheurs aux normes du métier et de pédagogie à l’adresse des étudiants et du plus grand nombre. Comment dès lors s’étonner du sentiment d’incompréhension, voire de solitude, qui traverse parfois le chercheur mobilisé face à l’indifférence généralisée du public ?
Face aux diverses atteintes aux libertés académiques, de multiples initiatives ont émergé, avec une visibilité, un degré d’institutionnalisation et une efficacité variables. Il n’est pas certain que cette variété concoure à une publicisation suffisante du problème. Mais la multiplication des situations problématiques aura eu comme effet positif de voir se développer des organisations non gouvernementales qui s’adonnent, entre autres missions, à une activité essentielle de repérage des cas et de labellisation de ces incidents en violation de la liberté scientifique. Les bénéfices symboliques de la désignation et de la qualification par ces observatoires sont nombreux : le réseau Scholars at Risk ou l’observatoire mis en place par le Réseau universitaire de l’Open society (OSUN), l’Observatoire mondial de la liberté académique (GOAF), pour évoquer les principaux, jouent de ce point de vue un rôle crucial dans la construction de ce problème en enjeu public international.
Toujours sur le plan symbolique, la rédaction et l’adoption de chartes, de déclarations professionnelles, de conventions internationales ou le simple vote d’une motion déclarative d’une université ne sont pas inutiles, même si elles ne produisent aucun effet concret. Au moins de telles initiatives ne sont-elles pas suspectes d’être de simples déclarations d’intention, aux frontières parfois du double-jeu, comme peuvent l’être dans certains contextes les actions symboliques des autorités publiques. La Déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche scientifique, adoptée par la Conférence ministérielle sur l’Espace européen de la recherche le 20 octobre 2020, a par exemple été signée par l’ensemble des ministres en charge de l’enseignement supérieur, dont le hongrois László Palkovics, qui fut l’artisan d’une politique de réforme particulièrement liberticide dans son pays… Le discours en faveur des libertés académiques de Clément Beaune, alors secrétaire d’État aux Affaires européennes, à l’occasion d’un colloque organisé à Prague par le Centre français de recherches en sciences sociales (CEFRES) à l’occasion de son 30e anniversaire en mai 2021, échappe à ce reproche ; mais la même année, son collègue du même gouvernement, Jean-Michel Blanquer, s’est vu lui accusé de porter atteinte sur le sol national à cette même liberté que Beaune défendait comme une valeur européenne.
En 1988, 388 recteurs d’universités principalement européennes ont signé la Magna Charta Universitatum à l’occasion du 900e anniversaire de l’Université de Bologne, qui rappelait, entre autres principes comme ceux de l’autonomie institutionnelle et de la bonne gouvernance, celui de la liberté académique (elle a été actualisée et signée à nouveau en 2020). Un universitaire britannique, Terence Karran, a proposé en 2009 d’adopter une Magna Charta des droits des chercheurs, considérant avec d’autres que les outils juridiques nationaux et internationaux n’étaient pas suffisants pour protéger la liberté scientifique. Des tribunes ou des pétitions d’universitaires ont aussi pour intérêt de rappeler l’existence des droits des chercheurs[10]. Par la publication d’un ouvrage sur la question, la préparation du Livre rouge sur la liberté académique de l’Association américaine des professeurs d’Université (AAUP) ou la rédaction du Journal of Academic Freedom de la même association, qui publie un numéro par an, le monde universitaire fait ainsi exister ses droits fondamentaux.
Ces initiatives visant à rappeler ce qu’est la liberté de chercher s’autolimitent néanmoins en ce qu’elles proposent trop rarement de repenser les conditions d’exercice du travail scientifique : la critique de l’accélération du temps académique[11], la promotion de la slow science ou la critique d’un évaluationnisme triomphant qui transforme la recherche de l’intérieur, se font peu entendre et donnent rarement l’occasion de prises de position d’envergure[12]. Parmi les initiatives les plus marquantes, celle d’un groupe de rédacteurs en chef et d’éditeurs de revues scientifiques ayant rédigé des recommandations visant entre autres à abandonner le facteur d’impact d’une revue comme outil d’évaluation d’un article et à « évaluer la recherche sur sa valeur intrinsèque plutôt qu’en fonction de la revue où elle est publiée ». La « Déclaration de San Francisco du 16 décembre 2012 sur l’évaluation de la recherche » qui en a résulté, baptisée DORA, a été signée par plusieurs centaines d’institutions à travers le monde.
Ces diverses expressions en faveur de la liberté académique relèvent en somme d’une forme indirecte de plaidoyer : il arrive que les chercheurs s’organisent de manière plus concrète pour boycotter un pays, s’opposer à un projet de loi ou pour faire avancer la législation en leur faveur. Ici ce sont les associations professionnelles, les syndicats ou des mouvements sociaux qui entrent en scène. Leur mode d’action diffère de celui des comités de soutien ad hoc à tel ou tel chercheur en danger − à l’instar du comité de soutien de Fariba Adelkhah −, même s’ils partagent avec ces derniers la capacité d’indignation et de revendication. Des comités d’éthique ont également vu le jour afin de mieux lutter contre les excès de certains chercheurs, non sans produire des effets pervers[13]. Enfin, nombre d’initiatives ont été prises depuis le début du XXe siècle pour apporter une aide aux universitaires en exil : l’Initiative Philipp Schwartz de la Fondation Humboldt, le Conseil pour académiques en danger (CARA) en Grande-Bretagne, le Fonds de sauvetage des chercheurs de l’Institut pour l’éducation internationale (IIE-SRF) aux États-Unis ou le Programme PAUSE en France, créé en 2017 à l’initiative de l’État avec le soutien d’organisations de la société civile et d’acteurs économiques : la guerre russe en Ukraine les a beaucoup sollicité.
La liberté académique n’est donc pas ignorée mais elle pourrait être mieux défendue s’il existait, à l’échelle nationale au moins, une organisation non gouvernementale dédiée, à l’image de Reporters sans frontières pour le monde journalistique : chercheurs sans frontières ? Sans doute serait-il également opportun de susciter une initiative mondiale, par exemple dans le cadre de l’UNESCO, pour attirer l’attention des États et les impliquer dans un mécanisme international de défense des universitaires en danger. Les outils juridiques, tant dans le droit national des États que dans le droit international, ne manquent pas. Mais le droit interne offre des situations très disparates. La liberté académique est parfois explicitement mentionnée dans la Constitution (comme en Autriche, en Bulgarie et en Croatie, par exemple) mais elle l’est le plus souvent indirectement à travers la liberté d’expression. Elle est en général protégée dans une législation spécifique qui diffère d’un pays à l’autre (pas en France, cependant[14]). Certains pays, à l’instar du Royaume-Uni qui ne dispose pas de Constitution, l’ignorent entièrement.
Au niveau international, la liberté académique est encadrée par la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948, art. 27), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU (1966, art. 15) et la Recommandation de l’UNESCO concernant la condition du personnel enseignant de l’enseignement supérieur (1997). Dans un rapport retentissant, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, David Kaye, suggère d’inclure la liberté académique dans tous les dispositifs d’évaluation du respect des droits de l’homme[15].
Au niveau de l’Union européenne, l’ordre juridique européen la reconnaît, en particulier dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE (art. 13), intégrée dans le Traité de Lisbonne (2009). Le Parlement européen a également voté le 29 novembre 2018 une Recommandation sur la « Défense de la liberté académique dans l’action extérieure de l’Union ». Mais il apparaît crucial de rehausser la liberté académique dans l’échelle des valeurs de l’UE et de conditionner la participation à toute une série de mécanismes et d’institutions communautaires dans le domaine de l’ESR au respect des libertés académiques. Est-il par exemple justifié de continuer d’inclure la Hongrie dans le programme Erasmus alors que les universités de ce pays perdent peu à peu leur autonomie et que certaines disciplines n’ont plus droit de cité ? D’autres initiatives pourraient être mises en œuvre, telles que la prise en compte de critères de respect des libertés académiques dans les classements internationaux ou visant à la reconnaissance internationale du statut du chercheur.
La liberté académique comme un bien public
Ces initiatives passées et à venir ne sauraient toutefois suffire. L’enjeu n’est pas seulement de se doter des formes organisationnelles les plus efficaces ou d’instruments juridiques sophistiqués, même si ces deux dimensions sont évidemment essentielles. Car l’acteur décisif quant à la sauvegarde à long terme des libertés académiques n’est, outre l’universitaire, ni l’État, ni le régime politique, même si elle passe par leur truchement ; il s’agit du public. C’est à lui qu’il faut par conséquent adresser l’impérieuse nécessité des libertés académiques. Ce n’est pas une mince affaire puisqu’il faut le convaincre de sanctuariser une liberté dont il ne peut jouir lui-même directement, dans un contexte où ses droits élémentaires à une vie digne (droit à un revenu décent, droit au travail, etc.) ne sont pas toujours respectés. Le défi est d’autant plus grand que la parole scientifique, à l’instar du récit journalistique ou du discours politique, suscite de plus en plus souvent suspicion et rejet et fait les frais des postures anti-intellectualistes. Comment convaincre la société de s’intéresser à la recherche, de la protéger et lui faire comprendre que sa liberté est aussi la sienne, sans lui donner le droit d’intervenir sur sa définition ?
Les arguments ne manquent pas. Le plus important − la contribution de la science à la recherche de la « vérité » − n’est sans doute pas le plus convaincant aux yeux du grand public qui peut se sentir dépossédé, y compris dans les démocraties : dans ces lieux par essence du pluralisme et du contradictoire, comment peut-il encore exister une vérité ? Comme le résume David Kaye, « sans liberté académique, toutes les sociétés perdent l’un des éléments essentiels de l’autogouvernance démocratique, à savoir la capacité d’autoréflexion, de génération de connaissances et de recherche constante de moyens d’améliorer la vie de la population et la situation social[16]. » On ne peut mieux souligner les apports multiples que le monde académique offre à la société dont il est − c’est assez clair − non une excroissance parasitaire mais bien la partie d’un tout qui a constamment le souci de ce tout en tête.
Comment mieux faire comprendre également que les chercheurs, même s’ils partagent parfois certaines propriétés avec les élites politiques et médiatiques, qu’ils informent et conseillent parfois, se situent le plus souvent au côté du plus grand nombre et qu’une partie des chercheurs sont aussi des enseignants qui s’efforcent de transmettre le savoir à leurs étudiants ? Que le savoir n’est pas autre chose que le résultat de la plus belle des actions collectives ? Comment faire comprendre que ce qui se fait parfois appeler « la connaissance » n’est qu’un état instable et précaire de savoirs multiples constamment vérifiés, mis au défi, contestés, améliorés ? Que la plus anodine recherche sur une thématique apparemment inutile au plus grand nombre peut devenir, dans un contexte nouveau, essentielle à l’intelligibilité d’un phénomène inédit ?
Qu’est-ce que la liberté académique aussi, sinon cette inestimable liberté de décrire le monde mais aussi de penser qui permet l’élaboration d’un savoir critique sur le monde, l’État et la société elle-même et sa diffusion ? Car si la liberté académique est élitiste, la connaissance qu’elle produit ne l’est pas, même s’il faut reconnaître que malgré d’incontestables efforts, le monde de la recherche n’est pas parvenu à briser le plafond de verre de la publicisation de ses travaux. C’est bien pourtant l’éducation et la formation des jeunes citoyens, la construction d’un savoir critique pour les citoyens adultes, qui sont en jeu.
Dans des contextes d’oppression, les universités sont souvent le lieu du contre-pouvoir, où s’inventent les mots et les vecteurs de la résistance : la dissidence des pays de l’Est en provenait en partie. Dans les démocraties, les universitaires quittent régulièrement leur laboratoire pour décrypter, mettre en perspective, critiquer, anticiper, innover parfois. Enfin, la coopération entre nations inclut la coopération scientifique : il arrive même que les liens scientifiques survivent à une brouille diplomatique voire à la rupture des liens diplomatiques. De ce point de vue, l’interdépendance croissante des universités et des champs académiques est un levier possible d’une action transnationale en faveur des libertés : par ses conséquences sur les étudiants européens du programme Erasmus ou sur le devenir des projets de recherche internationaux, la mise au pas des universités hongroises, par exemple, doit pouvoir susciter l’indignation collective à l’échelle de l’UE.
La multiplication des observatoires, des rapports − comme celui de D. Kaye, qu’il a choisi de consacrer à la liberté académique, des forums, à l’instar du Forum mondial sur les libertés académiques organisé par le Conseil de l’Europe en juin 2019 − et des publications sur le thème des libertés académiques, illustre l’actualité du problème tout en soulignant l’ampleur de la tâche qui incombe aux communautés académiques, aux organisations multilatérales, aux organisations non gouvernementales ainsi qu’aux autorités pour que le savoir devienne dans la conscience commune ce qu’il est objectivement : un bien public, un commun.
La liberté académique ou scientifique, quelle que soit sa dénomination, doit être reconnue comme une valeur éminente. Pour cela, il faut continuer de donner à voir, promouvoir autant que défendre et inventer les vecteurs idoines : la constitution d’une association « chercheurs sans frontières », l’adoption d’une nouvelle magna charta des chercheurs, la création d’une « internationale scientifique », la prise en compte du respect des libertés académiques dans les classements internationaux des universités, l’inclusion des libertés académiques dans la formation des étudiants, des jeunes chercheurs, des journalistes ou des hauts fonctionnaires, la multiplication de blogs de vulgarisation scientifique, tout ceci et bien d’autres initiatives permettront peut-être de faire advenir un monde dans lequel la liberté de chercher sera au moins autant considérée que la liberté de la presse ou la liberté artistique.