Insécurité sociale : sur une affinité élective entre Pierre Bourdieu et Robert Castel
Mort il y a tout juste 10 ans, Robert Castel a marqué de son empreinte l’histoire de la sociologie française. Après avoir étudié l’ordre psychiatrique qui a émergé pour contrôler les bouleversements de la modernité, ses travaux des années 1990 et 2000 ont souligné à quel point la question sociale était structurante de celle-ci. Le contexte politique actuel continue à lui donner raison.
Cet article vise à faire un pas de côté et à montrer en quoi la réflexion de Robert Castel est actuelle d’un point de vue scientifique. Elle se place ainsi non dans la perspective du réformisme radical, trempé dans la durée du monde social, qui était le sien mais du point de vue de l’épistémologie et de la vision du monde social qu’il a élaborée. À rebours des analyses de son temps sur l’exclusion sociale, celle-ci reposait sur l’idée d’un continuum de sécurité et analysait les réformes de l’État social comme produisant de l’insécurité sociale. Cette thématique est bien sûr proche de la question des inégalités, mise en avant notamment par Thomas Piketty, mais elle n’est pas exactement la même et ces petites différences font souvent, dans la vie intellectuelle, toute la différence. La fonction de redistribution de l’État social, a été surévaluée au regard de son rôle de protection et de pourvoyeur de sécurité aux non-possédants[1].
Je voudrais ici indiquer à quel point certains textes précoces de Pierre Bourdieu, élaborés en relation étroite avec l’Insee et la statistique publique, au sujet du « partage des bénéfices » de la croissance des Trente Glorieuses, contribuent à mettre en lumière l’importance du sentiment de sécurité comme critère décisif pour une analyse dynamique de la hiérarchie et des positions sociales. Ce Bourdieu, très peu lu[2], porte un diagnostic très proche de celui qui servira, quelques décennies plus tard, à Robert Castel, pour analyser les effets sociaux profonds de la crise de la société salariale.
Même si les analyses de Bourdieu ont précédé de plusieurs décennies celles de Castel, elles l’ont fait d’une manière qui permet, a posteriori, de démontrer la validité des thèses de Castel. Bourdieu donne en effet des clés théoriques et empiriques pour modéliser les analyses de Castel sur l’insécurité sociale, élaborées par ce dernier à partir d’une méthode historique, et ainsi les faire entrer dans la description quantitative et qualitative de la hiérarchie sociale. Non seulement Bourdieu permet d’administrer la preuve des thèses de Castel mais il permet d’intégrer les progrès récents de l’économie dans la description des inégalités et de dépasser le clivage, prégnant et délétère, entre économie et sociologie, notamment en réintégrant la question du patrimoine et de la propriété, centrale pour Castel dans la construction de l’individu moderne[3]. Bourdieu permet de penser comment croiser la position socio-professionnelle et les ressources économiques dans une analyse dynamique et croisant objectif et subjectif des classes sociales ainsi que des autres rapports de domination[4].
Faire ce pas de côté dans l’analyse permet de comprendre les racines profondes des turbulences actuelles : ce n’est pas seulement l’augmentation des inégalités qui contribue au malaise social et démocratique, mais un sentiment d’insécurité, diffus et délétère, qui prive des catégories croissantes de la population – les pauvres bien sûr, mais aussi les catégories populaires et une partie des classes moyennes fragilisées – de toute capacité de maîtriser leur avenir et de s’y projeter de manière positive.
Ce que disait Bourdieu des Trente Glorieuses
Pierre Bourdieu, considéré comme un sociologue de la culture et de l’éducation, a, en un temps où il collaborait étroitement avec la statistique publique[5], travaillé sur les questions économiques et leur perception par les agents. Il a élaboré un récit de l’arrachement collectif à ce que Robert Castel a plus tard désigné comme les « protections rapprochées » dont la protection sociale institutionnalisée a cherché à constituer un analogon, équivalent fonctionnel, dans le contexte de la modernité. Cette extension des protections a eu lieu au cours de la période des Trente Glorieuses au cours de laquelle les travaux de Bourdieu sont publiés et sur laquelle ils portent, sur un mode théorique[6] : « Ainsi, substituer la famille restreinte ou l’enfant unique à la famille nombreuse, c’est renoncer à la conception populaire des relations familiales et des fonctions de l’unité domestique, c’est abandonner, outre les satisfactions de la grande famille intégrée, solidaire de tout un mode de sociabilité traditionnel, avec ses échanges, ses fêtes, ses conflits, etc. les assurances que procure une nombreuse descendance, seule protection à peu près sûre, surtout pour les mères, contre les incertitudes de la vieillesse, dans un univers hanté par l’instabilité domestique et l’insécurité économique et sociale[7]. »
Le vocabulaire utilisé est tout sauf anodin. Ce qui est à conjurer, la grande menace contre laquelle les stratégies individuelles et collectives se déploient, c’est l’insécurité. Tant les fonctions remplies par la famille élargie que les stratégies d’ascension sont mobilisées en vue d’obtenir une forme de protection sociale ou, dit autrement, des « assurances ». Si la contemporanéité de ces analyses avec l’édification de dispositifs de protection sociale d’après-guerre n’est plus explicite dans l’article « avenir de classe et causalité du probable » texte de portée sociologique générale, elle était signalée, et analysée dans des travaux antérieurs, notamment ceux du Partage des bénéfices. Antérieurs dans leur rédaction, ces textes (et notamment « la fin d’un malthusianisme » rédigé avec Alain Darbel) sont cependant moins décisifs d’un point de vue théorique car ils n’explicitent pas le principe de la liaison entre progression individuelle et collective et projection vers l’avenir que l’article de 1974 met au jour à partir du « cas » de la petite-bourgeoisie : « Cette conversion de l’attitude à l’égard du groupe familial est inséparable d’une conversion des dispositions à l’égard de l’avenir[8]. »
Prise dans un jeu de distinctions par où chaque classe exclut celle qui lui est directement inférieure, en même temps qu’elle intègre ses propres membres (élément qui a été le plus central dans la réception de Bourdieu, mais qui n’est peut-être pas le plus original, ayant déjà été thématisé par Edmond Goblot[9] et ensuite par Norbert Elias), les petits-bourgeois sont sommés de se convertir au crédit et de délaisser l’épargne, pour « remplir par d’autres moyens, mieux accordés aux nouvelles structures économiques, les fonctions anciennes[10]. » Ce qu’enseigne, centralement, le cas de la petite bourgeoisie, c’est que, comme toutes les classes prises dans le mouvement de croissance économique, elle doit vivre en avant d’elle-même.
Parce qu’il s’emploie à dégager l’importance du « sentiment de sécurité » apporté par la dynamique de croissance, dont les instruments, alors nouveaux, de la protection sociale sont un des éléments – mais, justement un des éléments seulement – le texte co-écrit avec Alain Darbel dépasse largement son objet précis (comprendre les effets des allocations familiales sur les comportements de fécondité au sein des classes moyennes) et apporte des lumières pour saisir la dynamique de la période au sein de laquelle (et à propos de laquelle) ils écrivent. Ce texte formule le principe qui sera étayé dans « avenir de classe et causalité du probable », à savoir l’idée que c’est bien à l’aune de la dynamique de la pente de la trajectoire sociale, individuelle et collective dans lesquelles elles s’inscrivent et prennent sens que les positions (au double sens de position dans l’espace social et point fixe dans le temps) doivent être appréciées : « Ce qui est saisi, en chaque cas, qu’il s’agisse de l’avenir de toute la catégorie ou de l’avenir individuel, c’est, en un point de la courbe, la pente de la courbe, c’est-à-dire toute la courbe[11]. »
Ce qui caractérise cette recherche, c’est la reprise, sous une autre forme, de l’objectif énoncé dans Algérie 60, objectif qui est de trouver la formule, au sens mathématique du terme, qui relie les ressources monétaires à leur expérience vécue, à ce qu’il désignait comme la « conscience économique concrète » ou le « sujet économique concret » : « Pour revenir aux termes du modèle mathématique, le revenu qui intervient au dénominateur de la fonction du coût marginal relatif de l’enfant ne se réduit pas toujours au revenu moyen saisi ponctuellement, à un moment donné du temps. Toutes choses égales d’ailleurs, à un revenu moyen égal peuvent correspondre des expériences psychologiques profondément différentes selon que l’on a conservé de la période antérieure un sentiment de sécurité ou d’insécurité ou encore selon que le revenu actuel apparaît comme en progression ou en régression. L’expérience du passé est projetée, de façon diffuse, sur tout l’avenir et l’attitude présente se détermine par rapport aux risques de chômage dans le cas du salarié ou par rapport au risque de faillite dans le cas de l’entrepreneur, les risques particuliers se définissant eux-mêmes par référence à une estimation des risques impliqués dans la situation de l’économie et de la société globales. Il faut donc substituer la notion de revenu vécu à la notion de revenu objectif que mesure la statistique[12]. »
Loin d’être des scories vouées à être dépassées par des formulations ultérieures plus abouties, ces pages posent les jalons de réflexions qui sont aujourd’hui centrales dans l’évaluation de leur revenu par les différents membres des sociétés, en fonction de leur position sociale ; dans la mesure du produit intérieur brut ; de l’inflation, etc. Ces analyses sont d’abord centrales parce que leur « cible » (l’appréhension de la hiérarchie sociale par les niveaux de vie) n’a jamais été aussi actuelle[13] et exerce une très forte concurrence sur l’analyse en termes de classe – solidaire d’une mise en lumière de l’inertie des positions et de la stabilité des inégalités[14].
De manière symétrique, cette prise en compte des ressources économiques permet d’éviter les écueils d’une représentation des classes qui évacue la distribution du patrimoine, cruciale pour l’ensemble de la distribution et susceptible d’éclairer les inégalités de genre[15], de classe[16], mais aussi de race[17].
Pierre Bourdieu dresse une critique des statistiques reposant sur des critères monétaires d’une étonnante actualité[18]. Il inscrit la réflexion sur la croissance dans la double problématisation de l’imbrication de l’objectif et du subjectif d’une part ; de la temporalisation (vers l’avenir) de la socialisation passée et des ressources actuellement disponibles d’autre part. Les mécanismes par lesquels la croissance produit de la sécurité sont analysés à nouveaux frais. Bourdieu place au centre de son attention un mécanisme psychologique lié à l’articulation des conditions matérielles d’existence et des projections dans l’avenir où l’on retrouve, mais adossée à la compréhension de la dynamique sociale d’ensemble, la liaison dynamique entre ressources actuellement possédées et capacité à maîtriser l’avenir.
De Bourdieu à Castel, et retour
L’apport spécifique des analyses de Bourdieu (et Darbel) et la raison pour laquelle elles résistent à des formulations ultérieures, est précisément de faire de cette capacité de projection dans l’avenir, qui assure la maîtrise concrète de cet avenir, individuel et collectif, non seulement un élément – central – d’un diagnostic d’époque et d’une sociologie historique, mais également un principe d’étude de la stratification sociale dont la « formule », pour reprendre leur expression, est à chercher dans le lien entre la dimension objective et subjective des inégalités.
La dynamique sociale de la période des Trente Glorieuses a donc reposé sur un mécanisme de projection positive dans l’avenir, mécanisme tout entier dépendant d’une inscription des individus et des groupes dans une trajectoire ascendante. De ce mécanisme, on trouve sans doute la description la plus proche chez Robert Castel lorsqu’il évoque la croissance en ces termes : « Entre 1953 et le début des années 1970, on a assisté pratiquement au triplement de la productivité, de la consommation et des revenus salariaux. Au-delà de sa dimension proprement économique, il faut voir là un facteur essentiel qui a permis une gestion régulée des inégalités et de l’insécurité sociale dans la société salariale. Il y avait, selon le mot d’un syndicaliste de l’époque, André Bergeron, du ‘grain à moudre’. Cela ne veut pas seulement dire qu’il y a de la plus-value à partager. C’est aussi la possibilité de faire jouer ce que l’on pourrait appeler un principe de satisfaction différée des besoins dans la gestion des affaires sociales [c’est-à-dire] la possibilité d’anticiper à terme une réduction progressive des inégalités et l’éradication des poches de pauvreté et de précarité qui subsistent dans la société. C’est ce que l’on appelle le progrès social qui passe par la possibilité de programmer l’avenir. Une telle croyance se vit tout à fait concrètement comme la possibilité de prendre des initiatives et de développer des stratégies tournées vers le futur : emprunter pour accéder à la propriété de son logement, programmer l’entrée de ses enfants à l’Université, anticiper des trajectoires de mobilité ascendante, y compris de manière transgénérationnelle[19]. »
La crise de la société salariale repose, outre sur le développement du chômage, et peut-être surtout de la précarité, sur l’arrêt de ce mécanisme de projection temporelle positive, à même de rendre possible un principe de satisfaction différée des besoins. Le cadrage de la discussion académique et publique sur les inégalités peut alors lui-même se comprendre comme étant dépendant de son inscription dans une société où la perte d’horizon temporel conduit à chercher à rationaliser la distribution immédiate des reliquats de la croissance, croissance qui a simplement (mais il y a, dans ce simplement, un changement d’époque) ralenti.
Castel permet, en outre, de penser les fondements anthropologiques de l’importance des inégalités de patrimoine, soulignée dans ses travaux empiriques par Thomas Piketty[20]. Pour Castel, la propriété est une ressource qui conditionne l’accès à l’individualité en même temps qu’elle est à la source du pouvoir social. Elle est à la source d’une inégalité d’accès à soi-même, à la maîtrise de sa propre vie, à un pouvoir qui est irréductible à l’un des pôles de la subjectivité et de l’objectivité puisque les sentiments de maîtrise de soi et de son avenir sont associés à une supériorité vis-à-vis des autres et à une capacité de décider qui s’affranchit de l’opposition factice entre le dedans et le dehors, l’intériorité et l’extériorité, l’individu et la société. Le contrôle sur sa propre vie, qui passe nécessairement par un degré de contrôle de celle des autres, est au cœur de la hiérarchie sociale. On retrouve là une des analyses fondatrices de la modernité, dont Robert Castel rappelait à quel point elle trouve chez John Locke une formulation explicite : « Chez Locke, la notion de propriété est complexe puisqu’elle recouvre des contenus hétérogènes, propriété de biens matériels aussi bien que propriété de la personne, de l’individu lui-même. Mais ce qui me paraît être l’intuition fondamentale de Locke c’est que ces contenus hétérogènes sont en même temps indissociables : on ne peut pas être propriétaire de sa personne si l’on n’est pas propriétaire de biens[21]. »
Cette analyse qui intègre les variables économiques s’impose pour deux raisons. D’une part, la propriété compte d’autant plus qu’après une période d’élaboration et d’extension d’une « propriété sociale[22] » qui a transféré aux non-propriétaires les formes de sécurité auparavant détenues par les seuls propriétaires, la propriété privée est amenée à remplir, de manière croissante, une fonction de sécurisation à mesure que les réformes de la protection sociale, et notamment des pensions de retraite, ouvrent un espace à l’épargne privée pour amortir la baisse attendue – et organisée – des prestations. Outre qu’elle permet un élargissement de la focale par rapport à la seule mesure de la part du patrimoine détenue par les catégories les plus dotées, cette approche invite à interroger le patrimoine non seulement du point de vue de sa distribution et des écarts qu’elle occasionne, mais aussi en fonction de sa dimension d’épargne et donc de sécurisation des trajectoires[23].
Or, les analyses en termes d’insécurité permettent de dépasser l’opposition entre l’objectif et le subjectif. En effet, loin de récuser les inégalités, les analyses en termes d’insécurité les approfondissent et en « rapprochent » l’analyse, extérieure, de l’expérience qui peut en être faite, subjectivement. Cette catégorie, qui fait de la hantise du lendemain, de l’impossibilité de maîtriser l’avenir, faute de prise suffisante sur le présent, une condition constitutive des différentes formes d’écart et de distance sociale dans le cadre de la modernité, associe deux éléments. Elle développe d’abord une vision dynamique de la stratification sociale et porte un intérêt aux évolutions du statut économique plus qu’à son niveau : « Alors que l’inégalité est le concept majeur pour analyser les variations de statut socio-économique, l’insécurité est l’idée directrice d’une approche dynamique[24]. »
Cette catégorie permet en outre d’atteindre un réalisme expérientiel et politique, c’est-à-dire de saisir les inégalités en s’approchant de ce que Bourdieu appelait, dans un texte méconnu issu des travaux du collectif Darras[25] portant sur les inégalités pendant les Trente Glorieuses et le « sentiment de sécurité ». Or, cette capacité de maîtriser l’avenir, étroitement reliée aux ressources actuellement possédées mais les dépassant par une « pro-jection », c’est-à-dire une anticipation qui est un prolongement du présent dans le futur, rétroagissant sur le premier, constitue un critère décisif de la hiérarchie sociale. Du prolétaire, ancien ou nouveau, enfermé dans le présent au philanthrope à qui son patrimoine permet de se projeter dans l’éternité en passant par les classes populaires stabilisées ou encore les classes moyennes patrimoniales, le critère du rapport à l’avenir permet d’associer les travaux sur le bas, le milieu et le haut de la société, ainsi que les méthodes quantitatives et qualitatives. La préemption de l’avenir par les plus dotés permet de penser les formes de domination auxquelles cette capacité, socialement différenciée, de se saisir du futur donne lieu.
Si Castel a, semble-t-il, tout dit sur l’actualisation des analyses du sentiment de sécurité/insécurité dans le contexte de la « crise de la société salariale », pourquoi, alors, relire Bourdieu ? Parce que la sociologie de Robert Castel, malgré (ou plutôt à cause de) sa richesse, était rétive à l’enquête. La profondeur historique qu’il apportait avait pour envers une remise en cause, parfois excessive, des enquêtes – qu’il lisait pourtant avec attention[26].
Prendre la mesure du subjectif dans la réflexion sur les inégalités
À rebours, les travaux précoces de Bourdieu montrent que la subjectivité, pour peu qu’elle soit considérée en interaction étroite avec les conditions matérielles d’existence, peut donner accès à la contrainte sociale. Il donne un cadre théorique et empirique qui permet aux analyses de Castel d’entrer dans le régime épistémologique d’administration de la preuve en vigueur dans la sociologie – très largement professionnalisée et rompue à l’enquête, quantitative et/ou qualitative. Elle peut le faire dans la mesure où elle restitue l’épaisseur temporelle de l’existence humaine, le sentiment de faire face à un implacable destin ou, à l’inverse, de maîtriser son avenir au point de pouvoir prétendre à une forme d’éternité. Elle peut le faire parce que l’émergence d’un sentiment de maîtrise ou de sécurité sur sa propre trajectoire est étroitement inscrite dans les conditions matérielles d’existence actuelles. Elle peut être mesurée[27].
La hiérarchie sociale peut ainsi se lire à partir du franchissement de paliers au sein d’un continuum de sécurité sociale objectivé par le rapport subjectif à l’avenir. La pluralité du patrimoine de dispositions soulignée par Bernard Lahire[28] peut être considérée non comme le point d’arrivée d’un travail théorique et empirique, mais comme le point de départ d’une tentative de mise en cohérence de ses propres ressources par les individus, mise en cohérence étayée par les ressources économiques, et centralement le patrimoine. Dans les catégories supérieures notamment, cette mise en cohérence de l’existence est soutenue par des dispositifs fiscaux, dans le domaine de l’aide à la personne pour la vie quotidienne et la délégation des tâches ingrates, dans celui du don et de la philanthropie pour l’influence sociale et politique. L’analyse de la structure sociale à partir de la synthèse projective engage donc une lecture politique des relations de domination sociale, de classe mais aussi de genre et de race[29].
Le sentiment de sécurité ou d’insécurité constitue en quelque sorte un point de fuite plus significatif que la somme de ses déterminants. Cette projection dans l’avenir, critère décisif de la hiérarchie sociale, se donne à lire, à mesurer ou à entendre dans une multitude de matériaux : statistiques ; enquêtes qualitatives ; traces laissées par des membres de groupes sociaux spécifiques. L’enjeu est de montrer comment l’extérieur (les facteurs déterminants de la hiérarchie sociale) peut gagner à être analysé par le prisme de l’intérieur, la subjectivité[30]. L’intérêt de ce type d’analyse est qu’il permet d’inscrire dans la cumulativité d’un programme scientifique des analyses reposant sur des méthodes qualitatives et quantitatives, mais aussi portant sur le haut, le milieu et le bas de l’échelle sociale, ainsi que d’intégrer, dans la description de cette hiérarchie, les ressources économiques (revenus et patrimoine) et la position de classe telle que les sociologues la définissent, récusant ainsi en acte et au sein de la sociologie, le clivage de vision (et de division) du monde social entre économie et sociologie. Des travaux sur le bas de la distribution, comme ceux d’Ana Perrin-Heredia ou Pierre Gilbert en France, de l’économiste John Morduch aux États-Unis[31] en montrent toute la fécondité[32]. Pour ma part, je me suis concentré sur la philanthropie et le rapport à l’avenir, individuel et collectif, des possédants. Sans déployer toute cette démarche empirique, le cas de la pauvreté montre la fécondité de ce type d’approche par la temporalité vécue.
Mesure subjective de la pauvreté et sociologie de la pauvreté : un cas d’école
D’un point de vue empirique, la liaison entre subjectif et objectif a été largement retravaillée par l’épidémiologie. En effet, la mesure de la subjectivité y a trouvé un terrain d’élection, depuis plusieurs décennies, à la faveur de l’institutionnalisation des mesures de la qualité de vie[33]. Grâce à ces données, la disjonction entre croissance économique et augmentation du bien-être a pu être documentée, faisant ressortir le caractère délétère des inégalités sur l’organisation collective[34]. L’épidémiologie a permis de comprendre comment l’inégalité rentrait sous la peau et façonnait des comportements antisociaux, du fait du stress lié à la compétition et à l’humiliation. Le statut social subjectif est considéré en épidémiologie comme un meilleur prédicteur que le statut socio-économique objectif ou même que l’état de santé objectif, ce qui renvoie à l’objectivité du subjectif[35]. La raison invoquée par les chercheurs est que cet indicateur subjectif opère une synthèse de déterminants trop fins pour être saisis par des questionnaires, nécessairement limités, et qui ne peuvent entrer dans les détails de caractéristiques sociales dont les individus ressentent pourtant les effets. La deuxième raison est que l’importance des différents critères de hiérarchisation sociale varie selon les individus. Pour certains, le sentiment d’avoir réussi sa vie dépendra de leur famille, pour d’autres du déroulement de leur carrière, pour d’autres encore de leur accès à la culture, etc. Le subjectif donne un accès élargi aux critères de la position sociale et à leur pondération indigène[36].
La pauvreté, appréhendée sous l’angle de la perception de soi, est associée à la façon dont est perçue la position occupée par l’individu dans la structure sociale, et plus encore au devenir de cette position[37]. L’apport sociologique principal de l’approche par la pauvreté subjective réside en ceci qu’elle met en lumière que ceux qui se sentent pauvres partagent une même appréhension de leur avenir individuel. La pauvreté subjective recouvre une forme de pessimisme, pessimisme étroitement rattaché aux conditions matérielles d’existence actuelles. Elle montre que la subjectivité est dépositaire (et constitue donc une source pour l’étude) du rapport à la trajectoire sociale passée et à l’avenir ouvert – ou fermé – à l’individu, en fonction des ressources économiques et sociales dont il dispose. Le rôle protecteur de la famille a ainsi pu être souligné, de même que l’exposition au sentiment de pauvreté d’une constellation populaire faite de petits indépendants, ouvriers et employés, en plus des chômeurs et personnes en situation d’assistance qui sont déjà bien identifiés par les autres mesures et définitions de la pauvreté. La concomitance de la parution de ces analyses avec le déclenchement du mouvement des « Gilets jaunes » dont les mesures traditionnelles de la pauvreté, reposant sur les niveaux de vie, ne pouvaient en aucune manière rendre compte, a achevé de me convaincre de sa plus grande capacité à identifier les zones de tension et les formes de souffrance à l’œuvre dans la société que des variables purement objectives.
Le sentiment de sécurité constitue, et il possible de suivre en cela les analyses de Bourdieu, une information socialement plus décisive que la somme des caractéristiques sociales saisie de manière synchronique. Elle peut le faire parce qu’elle les finalise. Tout se passe comme si le point de fuite de la trajectoire sociale (la « pro-jection », elle-même ancrée dans la trajectoire individuelle et collective – de la fraction de classe, ascendante ou descendante) rétroagissait sur la position présente et constituait une caractéristique essentielle du présent, plus essentielle que la somme des ressources présentes. C’est un point que Bourdieu a amplement souligné dans ses magistrales analyses de l’effet de la croissance économique des Trente Glorieuses sur les comportements démographiques (Le partage des bénéfices) ou sur le « cas » de la petite bourgeoisie[38]. Sa prise en compte dans la configuration sociologique actuelle conduit à souligner trois enjeux :
— Le premier est de réévaluer la part du nombre de personnes touchées par la pauvreté. Plusieurs travaux concordent pour considérer qu’entre un tiers et 40 % de la population au lieu de 15 % sont concernées[39] ;
— Le deuxième enjeu est de montrer que les variations du ressenti sont liées, exactement comme dans l’analyse de la différenciation entre sous-prolétaires algériens et travailleurs stables par Bourdieu, à des franchissements de seuils ou de paliers de ressources. Dans une analyse récente, l’économiste Eléonore Richard a montré que ce seuil se situait à 80 % du niveau de vie médian pour le basculement vers la pauvreté ressentie[40] ;
— Le troisième enjeu est de faire ressortir le lien avec la propriété : le statut d’occupation du logement, marqueur de classe décisif, est dévoilé par l’utilisation des variables subjectives, qui rapprochent ainsi des conditions économiques et, pour reprendre une formulation que Bourdieu abandonnera à des stades avancés de sa réflexion, une « conscience économique concrète ».
La capacité de la subjectivité à élargir les critères et préciser la représentation de la hiérarchie et des sociétés a récemment été démontrée, de manière comparative, à partir de l’analyse des classes sociales[41]. Elle peut contribuer, notamment si les inégalités de patrimoine et les modalités de sa transmission sont étudiées, à renouveler le regard sociologique.
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Le sentiment de sécurité constitue, et il possible de suivre en cela les analyses de Bourdieu, une information socialement plus décisive que la somme des caractéristiques sociales saisie de manière synchronique. Par-delà l’héritage de Castel, le retour au premier Bourdieu permet de fournir un cadre d’analyse permettant de démontrer la fécondité de ses thèses et d’étayer, scientifiquement, la validité de ses réflexions sur le devenir de nos sociétés. La synthèse projective de l’avenir constitue une information synthétique sur la position sociale, articulant l’objectif et le subjectif et permet de prendre la pleine mesure du coût social et humain des inégalités de classe ainsi que des autres rapports de domination. La synthèse projective permet de saisir les capacités concrètes et socialement différenciées, à s’emparer de l’avenir, du sien et de celui, collectif, de la société.
Cette importance donnée à des procédures de quantification ne doit pas conduire à leur contextualisation, tout au contraire. Élaborer une épistémologie du sentiment conduit à réintégrer dans le discours sociologique toute la réflexivité sur notre temps que le courant de l’histoire des sensibilités[42] permet d’y apporter. Le sentiment de soi[43] est un processus historique de longue durée, dont la mise en lumière éclaire les effets, analysés de leur côté par les sociologues, de la massification scolaire. Celle-ci contribue à la diffusion, jusque dans les classes populaires, d’une forme de réflexivité et d’une capacité de verbalisation qui assure la plausibilité des réponses apportées à des questionnaires comportant des échelles d’auto-positionnement par exemple. L’aller et retour avec les résultats des méthodes qualitatives permettant, outre la contextualisation fine des modes de vie et des valeurs, de saisir les formes d’encadrement social et politique, le façonnement institutionnel de ces représentations, est indispensable pour en contrôler les usages.
NDLR : Un colloque international Robert Castel se tient au Campus Condorcet à Aubervilliers les 3 et 4 avril à l’initiative de l’IRIS. Le programme ici.