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Erdoğan vs. Kılıçdaroğlu : deux modèles de société pour la Turquie

Politiste

Ce dimanche 14 mai en Turquie ne se joue pas seulement l’avenir politique d’un dirigeant présent sur la scène internationale depuis plus de vingt ans. Les élections présidentielle et législatives mettent les 61 millions d’électeurs turcs face à un véritable choix de modèle de société. En cas d’alternance, il faudra s’attendre en revanche à peu de changements dans la conduite de la politique étrangère turque.

Parfois hâtivement réduit à une alternative entre autoritarisme et démocratie, le choix qui se présente aux électeurs turcs ce dimanche 14 mai met surtout en jeu deux conceptions de la gouvernance moderne. D’un côté, celle qui repose sur un leader puissant, concentrant les pouvoirs dans une logique césariste ; de l’autre, celle qui s’appuie sur le consensus et la négociation entre structures partisanes. Homme fort, au risque de l’autoritarisme, ou régime d’assemblée, au risque de l’instabilité ? Ce questionnement traverse nombre de régimes politiques contemporains, de l’Inde à Israël, en passant par le Brésil ou même certaines démocraties européennes, dont la France.

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Au-delà de cette question symbolique, c’est aussi parce qu’elle est devenue un acteur clé des relations internationales que l’avenir politique de la Turquie intéresse. C’est pourtant là qu’il convient de ne pas en surestimer les enjeux. Il est courant de lier les difficultés économiques du pays, sa politique étrangère disruptive et parfois déroutante, et son inflexibilité dans les affaires stratégiques, à la seule figure de Recep Tayyip Erdoğan. Les réalités sont plus complexes : nombre de tendances que l’on observe aujourd’hui en Turquie sont structurelles. Une victoire de l’opposition traduirait et refléterait les évolutions de la société turque, mais n’entrainerait pas une vraie rupture dans la logique stratégique et diplomatique du pays.

Le régime ultra-présidentiel mis en place au cours des dernières années a fait des élections une affaire de personnalité davantage que d’idéologie. Les projets de société qui s’affrontent portent sur le président Erdoğan et le modèle institutionnel qu’il a mis en place, pas sur le fond de son discours au monde. Cette situation favorise la création de coalitions hétéroclites, construites pour répondre à des impératifs politiques, souvent de court terme, et non pour porter une vision globale du rôle de la Turquie. De ce fait, quel que soit le scénario envisagé, une rupture nette de l’action turque dans les affaires internationales ne semble pas envisageable.

Un scrutin tout entier tourné autour de Recep Tayyip Erdoğan

Depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP [Adalet ve Kalkınma Partisi – Parti de la Justice et du Développement] en 2002, la Turquie a connu de nombreuses évolutions. Après une ouverture démocratique dans les années 2000, le pays a connu un regain d’autoritarisme la décennie suivante. Surtout, à la tête de l’exécutif, Recep Tayyip Erdoğan s’est progressivement affirmé comme le cœur du régime, une personnalisation du pouvoir rarement observée jusqu’alors. En conséquence, les élections de 2023 tournent entièrement autour de cette figure clivante, les questions idéologiques étant laissées de côté.

Depuis son instauration en 1923, la République de Turquie est traditionnellement marquée par la personnalisation de sa vie politique. Ses premières années se déroulent sous la présidence autoritaire de Mustafa Kemal Atatürk, véritable « père fondateur » du régime, qui impose les principes de républicanisme autoritaire, de nationalisme, de centralisation de l’État et de laïcité[1]. Il est aujourd’hui encore la figure tutélaire dont se réclament nombre de Turcs, et ses thuriféraires, les « kémalistes », continuent de revendiquer cet héritage. Après sa mort, et tout au long du XXe siècle, d’autres personnalités fortes dominent la vie politique turque[2] : Bülent Ecevit, qui reprend le flambeau du kémalisme, en le nuançant de social-démocratie ; Süleyman Demiral et Turgut Özal, qui représentent un courant libéral-conservateur ; Necmettin Erbakan, porte-parole historique de l’islamisme turc ; quant au nationalisme kurde, il trouve en Abdullah Öçalan, fondateur du PKK[3], une figure d’autorité pratiquement sacralisée. En somme, le style très personnel de gouvernance de Recep Tayyip Erdoğan n’est pas une rupture avec les pratiques politiques antérieures en Turquie. La nouveauté repose davantage sur l’architecture institutionnelle qu’il a mise en place pour exercer ce pouvoir sans partage.

Initialement, l’AKP est une structure collective, un parti qui se construit en 2001 sur les décombres et le discrédit des partis traditionnels. Ses fondateurs sont issus tout à la fois des mouvements libéraux-conservateurs et de l’islamisme, mais ils ne se revendiquent plus de ce dernier courant. Ancien proche de Necmettin Erbakan, Recep Tayyip Erdoğan a rompu avec son ancien mentor, il accepte la république et la laïcité, il renonce au discours contestataire. Nommé Premier ministre en 2003, il gouverne alors de manière collégiale. Toutefois, son charisme et l’ascendant qu’il exerce sur l’électorat de l’AKP lui permettent progressivement d’en devenir le véritable homme fort.

En 2014, il est le premier président de la République élu au suffrage universel, ce qui lui donne une légitimité inégalée jusqu’alors. Les cadres de son parti susceptibles de lui faire de la concurrence sont progressivement mis à l’écart. Après le coup d’État manqué de 2016, la personnalisation du régime connait une accélération. Recep Tayyip Erdoğan fait adopter par référendum, en 2017, une réforme qui fait du président la clé de voûte et pratiquement la seule autorité du système. Les élections présidentielle et législatives de 2018 lui permettent d’être triomphalement réélu et de disposer d’une majorité à l’Assemblée nationale. Gouvernant pratiquement seul, avec un Parlement qui fait office de chambre d’enregistrement de ses décisions, le président Erdoğan est par conséquent le cœur de tous les débats politiques qui traversent le pays.

Cette présidentialisation extrême a mis de côté les anciens clivages idéologiques. Dans les années 2000, les affrontements électoraux mettaient aux prises les kémalistes, les conservateurs ou bien encore les mouvements pro-Kurdes. Mais l’ascendant croissant du président Erdoğan sur la vie politique a permis une simplification de ces clivages ; désormais, la Turquie se divise entre ceux qui soutiennent cette figure forte, et ceux qui veulent la fin de son pouvoir personnel. Ce clivage traverse la plupart des familles idéologiques. Des nationalistes aux forces pro-Kurdes, en passant par les islamistes ou les libéraux-conservateurs, chaque mouvance est désormais fracturée entre une aile pro-Erdoğan et une aile opposante[4]. Cette tendance est facilitée par les pratiques du chef de l’État, qui sait s’attirer des fidélités personnelles, n’hésitant pas à séduire et trouver des alliés dans des familles politiques très variées. Il est ainsi capable d’adresser des signaux aux autonomistes kurdes tout en s’attachant l’alliance de nationalistes radicaux.

Mais cette centralité de la figure d’Erdoğan au sein de la vie politique peut aussi, à terme, être sa principale faiblesse. Pendant longtemps, en effet, le président turc a profité de la désunion de ses opposants, divisés en blocs idéologiques variés et, pour beaucoup, opposés. Incapable de proposer une alternative idéologique, l’opposition ne pouvait rivaliser avec le socle électoral de quelque 40 % d’électeurs qui restent traditionnellement fidèles à l’AKP. Mais son style de gouvernance autoritaire et très personnel a fini par mettre les questions idéologiques de côté et, dans l’opposition, des rapprochements inédits ont pu se faire : au nom de la nécessité de mettre fin à ce pouvoir ultra-présidentiel, les opposants ont progressivement mis de côté leurs désaccords politiques et construit des alliances en vue d’une alternance.

Les élections de 2023 se structurent donc entièrement autour du soutien ou de l’opposition à Recep Tayyip Erdoğan. Ce dernier dirige une coalition solide, qui ne lui a pas fait défaut jusqu’à présent, et à laquelle il tente de rallier quelques mouvements marginaux. En contraste, la principale coalition d’opposition frappe par son caractère hétéroclite. Cherchant à trouver leur place dans ce paysage hyper-polarisé, deux mouvances de moindre importance, à tendance respectivement pro-Kurdes et nationaliste, cherchent à s’imposer comme arbitre. C’est donc un paysage politique sans grande cohérence idéologique qui se dessine, ne permettant pas d’envisager l’émergence d’un puissant leadership alternatif.

Face à la cristallisation d’un bloc national-conservateur…

L’Alliance du Peuple [Cumhur İttifakı] qui soutient Recep Tayyip Erdoğan à l’élection présidentielle et constitue sa majorité parlementaire, repose fondamentalement sur l’alliance entre deux grands partis : l’AKP, désormais totalement dominé par la figure de son président ; et le parti nationaliste MHP [Milliyetçi Hareket Partisi – Parti du Mouvement National]. Les deux mouvements n’ont pas toujours entretenu ces liens d’alliance.

Le MHP, dirigé d’une main de fer par Devlet Bahçeli depuis 1997, s’est longtemps opposé à l’AKP. Il lui reprochait tout à la fois ses ouvertures culturelles à destination des Kurdes, son processus de paix avec le PKK, son attachement à l’islam politique et sa politique étrangère trop tournée vers les Frères musulmans. Cependant, à partir du milieu des années 2010, Recep Tayyip Erdoğan a entamé un net tournant nationaliste : il a mis fin à l’ouverture kurde, s’est rapproché des militaires, a adopté une politique étrangère plus pragmatique. En conséquence, Devlet Bahçeli a soutenu sa réforme constitutionnelle de 2017, suscitant les protestations de l’aile la plus laïque du MHP, qui s’est retirée du parti. Dès lors, l’alliance entre un AKP plus nationaliste et un MHP plus conservateur semblait aller de soi. Elle s’est concrétisée lors des élections de 2018, et elle repose sur un socle idéologique de type national-conservateur, qui rappelle la synthèse « turco-islamique » encouragée par les militaires dans les années 1980.

Aux élections de 2023, l’Alliance du Peuple présente un visage unifiée. Elle soutient la réélection de Recep Tayyip Erdoğan, qui fait largement intervenir Devlet Bahçeli dans ses meetings et compte sur le MHP pour consolider sa majorité parlementaire. La cohérence idéologique de cette alliance est sa véritable force. Dans les dernières semaines précédant le scrutin, elle a cependant pu être légèrement remise en cause.

Espérant élargir sa base de soutien, Recep Tayyip Erdoğan a noué une alliance avec Fatih Erbakan, fils de Necmettin Erbakan et meneur d’un petit parti islamiste radical ; et il s’est rapproché du Huda Par [Hür Dava Partisi – Parti de la Cause Libre], un mouvement qui présente la particularité d’être à la fois islamiste et pro-Kurde. Ces rapprochements suscitent une forme de gêne au sein du MHP dont une partie des cadres, attachés à l’héritage de Mustafa Kemal, se méfient de l’islamisme traditionnel. Mais c’est surtout la présence sulfureuse du Huda Par qui dérange. Ce dernier est en effet lié au Hezbollah turc, un mouvement terroriste actif dans les années 1990. Quoique que ce mouvement ait pu être utilisé par l’État profond turc et la mouvance nationaliste pour régler des comptes avec des adversaires progressistes ou le PKK, il reste mal perçu par l’électorat nationaliste turc, en raison de ses violences et de ses revendications pro-Kurdes. De fait, il existe au sein du MHP un certain malaise à l’égard de ces nouvelles alliances[5].

On constate par ailleurs un certain manque de coordination entre l’AKP et le MHP au niveau des élections législatives ; c’est ainsi que l’AKP présente à Osmaniye, dans le fief historique de Devlet Bahçeli, une candidate de poids, Derya Yanık, ministre de la Famille et des Affaires sociales[6]. Si cette concurrence coûtait au vieux leader son siège de député, sans doute un mouvement de mauvaise humeur se ferait-il sentir au sein du MHP.

… la mise en place d’une coalition d’opposition très hétéroclite

Face au bloc national-conservateur, l’Alliance de la Nation [Millet Ittifakı], qui soutient la candidature à la présidentielle de Kemal Kılıçdaroğlu, offre une image de grande hétérogénéité. Réunie autour du rejet du régime ultra-présidentiel de Recep Tayyip Erdoğan, elle s’est construite autour de six mouvements (d’où le nom de « Table des Six » [Altılı Masa] donné à leur groupe de discussion).

Il y a d’abord le CHP [Cumhuriyet Halk Partisi – Parti républicain du Peuple], parti kémaliste historique, dont Kemal Kılıçdaroğlu est le président. Principal mouvement d’opposition à l’AKP (il récolte à chaque élection entre 25 et 30 % des voix), c’est aussi le parti du maire d’Istanbul (Ekrem İmamoğlu) et du maire d’Ankara (Mansur Yavaş), tous deux très populaires. Vient ensuite le İYİ [İyi Parti – Bon Parti], de tendance nationaliste, né du refus de certains cadres du MHP (menés par une ancienne ministre de l’Intérieur, Meral Akşener[7]) de soutenir la réforme constitutionnelle de 2017. Pesant quelque 10 % des voix, le İYİ se positionne sur un discours nationaliste moins radical et plus laïc que le MHP.

Font également partie de cette coalition : le Saadet [Parti de la Félicité] héritier de l’islamisme traditionnel de Necmettin Erbakan – fondé en 2001, comme l’AKP, il refusait alors la logique réformatrice et modernisatrice adoptée par ce dernier ; le DEVA [Parti du Progrès et de la Démocratie] fondé par Ali Babacan, ancien ministre de l’Économie de Recep Tayyip Erdoğan, hostile à sa dérive autoritaire – son discours est libéral-conservateur, avec une nuance pro-européenne et pro-américaine ; le Gelecek [Parti du Futur] également fondé par un ancien ministre d’Erdoğan, Ahmet Davutoğlu, artisan de la politique étrangère de l’AKP des années 2000 au milieu des années 2010 ; enfin le DP [Parti Démocrate] autre petit parti libéral-conservateur.

Il apparaît ainsi nettement que cette opposition se réunit uniquement sur le rejet du type de régime construit par la réforme de 2017, et la volonté de revenir à un système parlementaire. Son caractère hétéroclite peut être vu comme une force, car il permet d’unifier des segments variés de la société face au régime personnel du président Erdoğan. Cependant, la diversité des mouvements qui le constitue ne facilite pas la mise au point d’un programme précis de gouvernement, et celui que la Table des Six propose se réduit à un ensemble des propositions très générales. En mars 2023, une crise a par ailleurs révélé des fractures au sein de l’Alliance de la Nation, lorsque Meral Akşener, hostile au choix de Kemal Kılıçdaroğlu comme candidat commun (elle souhaitait que le maire d’Istanbul ou d’Ankara se présente), a fait mine de quitter l’alliance, avant d’y revenir après négociations.

Des inquiétudes sourdent également parmi les militants du CHP, qui s’inquiètent du poids laissé aux autres partenaires dans la coalition[8]. Alors que le Saadet, le DEVA, le Gelecek et le DP, ensemble, ne pèsent guère plus de 5 % des voix, le système d’alliance pourrait leur donner plusieurs dizaines de députés. Le CHP dépendrait alors, pour conserver sa majorité parlementaire, de partis idéologiquement très différents.

Des acteurs-tiers qui souhaitent jouer le rôle d’arbitre

Les sondages très serrés ne permettent pas vraiment d’imaginer qu’une des deux grandes coalitions dégage une majorité claire. Cette situation a été habilement exploitée par un acteur-tiers, le HDP [Halkların Demokratik Partisi – Parti démocratique des peuples]. Héritier des mouvements nationalistes kurdes, qui réclament pour cette minorité linguistique une autonomie culturelle et politique, le HDP a conjugué cette identité traditionnelle avec un discours progressiste et libertaire, ce qui lui permet de disposer d’une base électorale non seulement dans le Sud-Est kurde, mais aussi dans certains quartiers gentrifiés des grandes métropoles. Avec un potentiel électoral de près de 10 %, le HDP est un acteur qui compte et qui pourrait, au Parlement, devenir une force d’appoint indispensable à l’obtention d’une majorité parlementaire. Dans le même temps, sous l’impulsion de son ancien co-président Selahattin Demirtaş, emprisonné depuis 2016, le parti a appelé à voter pour Kemal Kılıçdaroğlu à l’élection présidentielle.

En cas d’alternance, l’Alliance de la Nation pourrait donc se retrouver doublement tributaire du parti pro-Kurde et cela pourrait se révéler problématique. En effet, si le HDP, parti politique légal et attaché à la paix, condamne la violence terroriste du PKK, mouvement armé pro-Kurde, il existe entre les deux des liens mal définis, qui rebutent une large partie de l’opinion publique. En d’autres termes, travailler avec le HDP entrainerait le risque, pour l’Alliance de la Nation, de se voir accusée de complicité avec le PKK. Une situation particulièrement inconfortable pour les nationalistes du İYİ, et qui pourrait être exploitée par l’AKP et le MHP. Dans ce contexte, le HDP peut rapidement devenir un acteur mais aussi un enjeu de l’entre-deux tours. Reste à savoir si le parti, soumis à diverses persécutions et régulièrement menacé d’interdiction, pourra contrer cette répression gouvernementale.

L’alliance du MHP avec Recep Tayyip Erdoğan, puis l’intégration du İYİ dans l’Alliance de la Nation ont poussé nombre de militants et cadres à quitter ces deux partis. En 2021, l’un d’entre eux, Ümit Özdağ a fondé son propre mouvement, le Zafer [Parti de la Victoire]. Son cheval de bataille : la présence dans le pays de millions de « réfugiés[9] » syriens, dont il exige le départ, s’appuyant sur une réelle lassitude de l’opinion publique à l’égard du phénomène migratoire. Progressivement, il fédère autour de lui une mouvance nationaliste radicale, qui rejette les deux grandes coalitions, mais refuse également que le HDP soit l’arbitre du scrutin. C’est finalement l’universitaire Sinan Oğan, un ancien du MHP, qui se présente à l’élection présidentielle avec le soutien du Zafer et de ses alliés. Si les sondages ne le créditent guère de plus de 2 ou 3 %, l’objectif affiché est d’être le troisième homme du scrutin, celui qui, au second tour, peut faire pression sur Erdoğan ou Kılıçdaroğlu, en les poussant notamment à renoncer à leurs alliances avec des mouvements pro-Kurdes.

Enfin, il convient pour compléter ce panorama de mentionner la présence d’un quatrième et dernier candidat à l’élection présidentielle, Muharrem İnce (NDLR : nous avons appris jeudi 11 mai que Muharrem Ince avait retiré sa candidature). L’homme n’est pas un inconnu, puisqu’il fut le candidat du CHP à l’élection présidentielle de 2018. Mais à la suite de désaccords croissants avec Kemal Kılıçdaroğlu, il a fini par rompre avec son ancien parti et fonder son propre mouvement, le Memleket [Parti de la Patrie]. Un temps, le Zafer et Ümit Özdağ ont envisagé de le soutenir à l’élection présidentielle. Mais les négociations ont échoué et Muharrem İnce a décidé de se lancer seul dans la course. Lui aussi pourrait jouer le rôle de troisième homme (les sondages lui donnent de 2 à 8 %) et chercher à peser sur le second tour. L’extrême complexité de ce paysage politique fragmenté ne permet pas d’anticiper de réels changements de fond de la Turquie sur la scène internationale.

Continuité ou rupture ?

C’est donc avant tout sur les équilibres internes à la Turquie, et son modèle institutionnel, que va se jouer la campagne. Alors même que beaucoup d’observateurs imaginent qu’un départ – ou un maintien – du président Erdoğan aurait un impact sur la politique étrangère turque, plusieurs éléments penchent davantage en faveur d’une certaine continuité. En premier lieu, tout scénario d’alternance repose sur un équilibre fragile, qui ne permet pas d’envisager de vraies ruptures dans la conduite des affaires extérieures. Par ailleurs, si le style autoritaire du président Erdoğan et ses échecs économiques ont su rallier contre lui une large opposition, sa politique étrangère est beaucoup plus consensuelle. On peut donc imaginer des changements formels en cas d’arrivée au pouvoir de l’opposition, sans que les fondamentaux de l’action turque à l’international soient bouleversés.

Plusieurs scénarios se dessinent et tous sont porteurs de nombreuses incertitudes. Celui d’une victoire complète de Recep Tayyip Erdoğan n’est pas improbable. Il lui faudrait pour cela remporter l’élection présidentielle tout en reconduisant sa majorité parlementaire, et en conservant l’unité de l’Alliance du Peuple. Les sondages, pour le moment, ne semblent pas aller en ce sens, mais ils ont déjà sous-estimé l’AKP dans le passé. Surtout, le président turc est un politique roué, qui a su retourner des situations à son avantage dans le passé. Des observateurs turcs et internationaux craignent par ailleurs des fraudes qui, dans un contexte où les deux candidats approchent les 50 %, pourraient changer le scrutin de manière décisive.

En tous les cas, une victoire totale de Recep Tayyip Erdoğan se traduirait sans nul doute par la poursuite de la politique étrangère mise en œuvre jusqu’à présent. Il convient toutefois de noter que, depuis 2021, le président turc est dans une phase d’apaisement avec plusieurs de ses partenaires internationaux, dont la France, ainsi qu’Israël, l’Égypte ou la Syrie. Il est très probable que ce processus se poursuivrait et que, n’ayant plus besoin de désigner un Occident bouc-émissaire pour mobiliser ses partisans dans un contexte électoral, on observerait la poursuite d’un modus vivendi avec les Européens et les Américains.

Deux autres scénarios se dessinent : celui d’une victoire incomplète de l’opposition ; ou celui d’une victoire complète lui permettant d’essayer de revenir au régime parlementaire. La première hypothèse est celle où Kemal Kılıçdaroğlu emporte l’élection présidentielle, mais échoue à constituer une majorité parlementaire ; ou bien, à l’inverse, celle où Recep Tayyip Erdoğan se voit reconduit, mais l’Alliance de la Nation parvient à prendre l’Assemblée. Dans le premier cas, l’opposition devrait probablement se reposer sur la neutralité bienveillante du HDP ou d’autres partis tiers pour obtenir une fragile majorité. Dans le second, elle ne pourrait que bloquer le gouvernement Erdoğan sans prendre l’initiative pour autant.

En somme, une vraie alternance nécessite tout à la fois la victoire de Kemal Kılıçdaroğlu à la présidentielle et celle de l’Alliance de la Nation aux législatives. Il serait alors possible de parler d’alternance. Mais en ce cas, l’opposition devrait toute entière se consacrer à la refonde du système institutionnel, tâche d’autant plus délicate qu’elle ne peut espérer revenir au régime parlementaire que par la tenue d’un référendum, ou par des négociations avec l’AKP. Kemal Kılıçdaroğlu jouerait alors davantage le rôle d’un président de transition. Il apparaît ainsi que toute victoire de l’opposition conduira les débats politiques à se focaliser sur les équilibres internes et les questions institutionnelles. Un tel contexte n’est pas favorable à la redéfinition d’une approche diplomatique et stratégique.

Le maintien d’un consensus de politique étrangère

Après plusieurs échecs stratégiques au cours des années 2010, notamment celui de sa politique syrienne[10], le président Erdoğan a adopté dans les dernières années une politique plus pragmatique, basée sur le principe de diplomatie transactionnelle[11] : les relations internationales ne dépendent plus de rapports d’alliance ou d’inimitié, avec le caractère rigide qui accompagne ce schéma, mais des intérêts immédiats sur des sujets précis. En d’autres termes, il est parfaitement possible de s’opposer à un acteur international sur un terrain défini tout en coopérant avec lui sur d’autres plans. C’est typiquement la nature de la relation bilatérale mise en place avec la Russie, Moscou et Ankara pouvant s’affronter durement sur certains terrains (Syrie, Libye…) tout en maintenant une coopération étroite dans d’autres domaines (énergie, tourisme…).

Cette logique implique de rester en-dehors des grands affrontements du temps, sauf si les intérêts turcs sont directement concernés. C’est ce qui explique qu’Ankara maintienne une habile position d’équilibre entre Ukraine et Russie, proposant ses services de médiation tout en se gardant de pencher trop ouvertement en faveur d’un des belligérants[12].

La même ambivalence s’observe à l’échelle globale, la Turquie tenant à conserver sa place dans l’OTAN, tout en s’ouvrant largement aux projets de développement et aux investissements chinois[13]. Paradoxalement, cette politique voulue par Recep Tayyip Erdoğan n’est pas sans rappeler la stricte neutralité prônée par le fondateur de la République, Mustafa Kemal. Elle s’accompagne d’une posture sécuritaire marquée, voire agressive, dans l’environnement proche du pays : en Irak, en Syrie, à Chypre, en Méditerranée orientale, en mer Égée, en Libye, la Turquie maintient une forte présence militaire en vue de sécuriser sa zone d’influence. Cette politique la conduit parfois à empiéter illégalement sur le territoire de ses voisins (Syrie, Chypre) et a pu causer des tensions avec l’Union européenne et ses membres ; mais cette posture agressive témoigne avant tout de la volonté d’affirmation d’une puissance en pleine émergence, et qui estime ses intérêts menacés[14].

En dépit des critiques qui lui sont adressées à l’échelle internationale, le président Erdoğan jouit dans ce domaine spécifique d’un relatif soutien de l’opinion public. Alors même que les militaires critiquaient sa politique étrangère dans les premières années, ils ont apprécié l’inflexion nationaliste apportée à partir du milieu des années 2010. D’autant que celle-ci s’est accompagnée d’un réel travail de modernisation des matériels[15]. Dans ce contexte, l’armée se veut loyaliste, mais elle attend de tout gouvernement qu’il poursuive les grandes orientations qu’elle estime nécessaires aux intérêts nationaux turcs : lutte contre le PKK et ses mouvances en Irak et en Syrie ; défense d’une vaste zone d’influence maritime (« Patrie Bleue » [Mavi Vatan]) en Méditerranée orientale ; soutien à l’Azerbaïdjan, réconciliation avec l’Égypte et Israël.

Quant à l’opposition, elle s’est abstenue d’attaquer le bilan d’Erdoğan en politique étrangère. En privé, les cadres de l’Alliance de la Nation ou du Zafer admettent que le choix de la neutralité face à la guerre en Ukraine, par exemple, a été une bonne option. Il apparaît en effet que la société turque, dans son ensemble, est aussi méfiante à l’égard des Occidentaux que de Moscou et n’entend pas se laisser entrainer dans une logique de confrontation de blocs[16].

La conjugaison de ces deux éléments – nécessité de se focaliser sur la réforme institutionnelle et popularité de l’actuelle politique étrangère – laisse à penser qu’une alternance ne conduira pas la Turquie à une voie radicalement différente sur la scène internationale. Bien entendu, des évolutions seront perceptibles à la marge. L’électorat de l’opposition, notamment du CHP, est favorable à de meilleures relations avec les Européens. De plus, une aide financière des États-Unis et de l’Union européenne pourrait aider le pays à sortir du marasme économique dans lequel il se trouve et, partant, consolider le soutien populaire à l’Alliance de la Nation. Kemal Kılıçdaroğlu est du reste francophone et réputé favorable à la France. Autant d’éléments qui laissent à penser que le ton général de la diplomatie turque à l’égard des Européens pourrait évoluer. Voulant donner l’image inverse du président Erdoğan, Kılıçdaroğlu privilégiera sans nul doute un langage plus diplomatique, exempts des outrances et provocations de son prédécesseur. Il n’est pas impossible que, dans un geste de bonne volonté à l’égard des Occidentaux, et eu égard au soutien marqué de Vladimir Poutine à Recep Tayyip Erdoğan, il prenne quelque distance avec la Russie.

Reste que les changements de forme n’impliqueront certainement pas de vrai changement de fond. La diplomatie transactionnelle, avec équilibre entre les partenaires, sera toujours la base de la politique étrangère turque. On peut certes envisager un rééquilibrage en faveur des Occidentaux, mais il n’implique pas de rupture avec les autres partenaires. L’Alliance de la Nation défend de longue date son projet de réconciliation avec Bachar al-Assad, en vue de favoriser le retour en Syrie des millions de ses ressortissants présents sur le sol turc. Cette ambition n’est guère compatible avec les discours occidentaux, qui présentent toujours l’homme fort de Damas comme une figure infréquentable de la scène internationale.

Dans un autre registre, l’annonce de Kemal Kılıçdaroğlu d’un projet de chemin de fer transasiatique en coopération avec Pékin[17] témoigne de sa volonté de s’inscrire dans le projet des « Routes de la Soie » chinois, là encore en contradiction avec les attentes occidentales.

La résolution de la crise économique pourrait certes entrainer une réduction du processus de modernisation de l’armée, mais pas son arrêt. Nombre de militaires sont par ailleurs proches des partis de l’Alliance de la Nation (notamment le CHP, le DP et le İYİ), et feront sans nul doute pression pour la poursuite de ces programmes.

Un dernier élément doit être mis en avant : au sein de la coalition d’opposition se trouvent d’anciens ministres d’Erdoğan, et si Ali Babacan, son ex-ministre de l’Économie, est réputé pro-européen, Ahmet Davutoğlu, son ex-ministre des Affaires étrangères, a été l’architecte de l’ouverture diplomatique lancée dans les années 2000. Son influence pourrait aussi dissuader l’Alliance de la Nation d’adopter une politique étrangère strictement tournée vers l’Occident.


[1] Fabrice Monnier, « Le kémalisme : une parenthèse dans l’histoire turque ? », Moyen-Orient, n° 37, janvier-mars 2018, p. 36-41.

[2] Sur les méandres et la complexité de la vie politique turque durant cette période, voir notamment Dorothée Schmid, Jules Liaud, « Les coalitions partisanes en Turquie avant l’AKP, une culture politique inaccomplie », Note de l’IFRI (en ligne), 4 mai 2023.

[3] [Partiya Karkerên Kurdistan en kurde – Parti des Travailleurs du Kurdistan]). Fondé par Abdullah Öçalan, ce mouvement armé mène depuis 1984 une guérilla sanglante contre l’État turc, visant initialement à obtenir l’indépendance, puis l’autonomie, des régions kurdes de Turquie. Le PKK est actuellement classé sur la liste des organisations terroristes de la Turquie, mais également des États-Unis, du Canada et de l’Union européenne.

[4] Aurélien Denizeau, « Les coalitions politiques en Turquie à la veille des élections de 2023 », Étude de l’IFRI (en ligne), 4 avril 2023.

[5] Entretiens de l’auteur avec différentes figures de la mouvance nationaliste (Ankara, 26-27 avril 2023).

[6] Uğurcan Yardimoğlu, « Erdoğan Bahçeli’yi üzdü: Osmaniye’de Derya Yanık problemi » [Erdoğan a fait de la peine à Bahçeli : le problème de Derya Yanık à Osmaniye], OdaTV4 (en ligne), 8 avril 2023.

[7] Ariane Bonzon, Adam Levent, « Meral Akşener, une ‘louve’ nationaliste face à Erdoğan », Slate (en ligne), 27 avril 2018.

[8] Entretiens avec des militants du CHP (Istanbul et Şanlıurfa, 28-30 avril 2023).

[9] Quoique le terme soit couramment utilisé, par souci de simplification, et eu égard à la situation en Syrie, il convient de noter que ces migrants n’ont pas le statut officiel de réfugiés tel que défini par la Convention de Genève.

[10] Aurélien Denizeau, La doctrine stratégique et diplomatique de l’islam politique turc (2002-2016), Thèse de doctorat sous la direction de Michel Bozdemir, Inalco, 2019.

[11] Didier Billion, La Turquie : Un partenaire incontournable, Eyrolles, 2021, p. 146-157 ; Jean Marcou, « La Turquie et la guerre en Ukraine : de la posture du grand écart à la doctrine de la connivence », Diplomatie, n° 119, janvier-février 2023, p. 23-26.

[12] Bayram Balci, « Les nouvelles relations entre la Turquie et la Russie », Études, n° 9/2022, p. 7-18 ; Tancrède Josseran, « Garder la bonne distance : la Turquie face au conflit russo-ukrainien », Stratégique, n° 129, 2022, p. 223-240 ; Jean Marcou, op. cit.

[13] Sur la complexe relation turco-chinoise, voir Tolga Bilener, La Turquie et la Chine : Une nouvelle convergence en Eurasie ?, L’Harmattan, 2019, 334 p.

[14] Jana Jabbour, « La Turquie, une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions », Politique étrangère, vol. 85, n° 4, hiver 2020-2021, p. 99-108.

[15] Océane Zubeldia, « Autonomie et technologie : quelle puissance militaire pour la Turquie de demain ? », Diplomatie GD, n° 63, août-septembre 2021, p. 88-89.

[16] Tancrède Josseran, op. cit., p. 239.

[17] Projet annoncé dans une vidéo postée sur son compte Twitter, avec la légende « Ne Batı ne Doğu, bu Türk’ün Yolu » [Ni Ouest ni Est, c’est la voie turque].

Aurélien Denizeau

Politiste, Chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie

Notes

[1] Fabrice Monnier, « Le kémalisme : une parenthèse dans l’histoire turque ? », Moyen-Orient, n° 37, janvier-mars 2018, p. 36-41.

[2] Sur les méandres et la complexité de la vie politique turque durant cette période, voir notamment Dorothée Schmid, Jules Liaud, « Les coalitions partisanes en Turquie avant l’AKP, une culture politique inaccomplie », Note de l’IFRI (en ligne), 4 mai 2023.

[3] [Partiya Karkerên Kurdistan en kurde – Parti des Travailleurs du Kurdistan]). Fondé par Abdullah Öçalan, ce mouvement armé mène depuis 1984 une guérilla sanglante contre l’État turc, visant initialement à obtenir l’indépendance, puis l’autonomie, des régions kurdes de Turquie. Le PKK est actuellement classé sur la liste des organisations terroristes de la Turquie, mais également des États-Unis, du Canada et de l’Union européenne.

[4] Aurélien Denizeau, « Les coalitions politiques en Turquie à la veille des élections de 2023 », Étude de l’IFRI (en ligne), 4 avril 2023.

[5] Entretiens de l’auteur avec différentes figures de la mouvance nationaliste (Ankara, 26-27 avril 2023).

[6] Uğurcan Yardimoğlu, « Erdoğan Bahçeli’yi üzdü: Osmaniye’de Derya Yanık problemi » [Erdoğan a fait de la peine à Bahçeli : le problème de Derya Yanık à Osmaniye], OdaTV4 (en ligne), 8 avril 2023.

[7] Ariane Bonzon, Adam Levent, « Meral Akşener, une ‘louve’ nationaliste face à Erdoğan », Slate (en ligne), 27 avril 2018.

[8] Entretiens avec des militants du CHP (Istanbul et Şanlıurfa, 28-30 avril 2023).

[9] Quoique le terme soit couramment utilisé, par souci de simplification, et eu égard à la situation en Syrie, il convient de noter que ces migrants n’ont pas le statut officiel de réfugiés tel que défini par la Convention de Genève.

[10] Aurélien Denizeau, La doctrine stratégique et diplomatique de l’islam politique turc (2002-2016), Thèse de doctorat sous la direction de Michel Bozdemir, Inalco, 2019.

[11] Didier Billion, La Turquie : Un partenaire incontournable, Eyrolles, 2021, p. 146-157 ; Jean Marcou, « La Turquie et la guerre en Ukraine : de la posture du grand écart à la doctrine de la connivence », Diplomatie, n° 119, janvier-février 2023, p. 23-26.

[12] Bayram Balci, « Les nouvelles relations entre la Turquie et la Russie », Études, n° 9/2022, p. 7-18 ; Tancrède Josseran, « Garder la bonne distance : la Turquie face au conflit russo-ukrainien », Stratégique, n° 129, 2022, p. 223-240 ; Jean Marcou, op. cit.

[13] Sur la complexe relation turco-chinoise, voir Tolga Bilener, La Turquie et la Chine : Une nouvelle convergence en Eurasie ?, L’Harmattan, 2019, 334 p.

[14] Jana Jabbour, « La Turquie, une puissance émergente qui n’a pas les moyens de ses ambitions », Politique étrangère, vol. 85, n° 4, hiver 2020-2021, p. 99-108.

[15] Océane Zubeldia, « Autonomie et technologie : quelle puissance militaire pour la Turquie de demain ? », Diplomatie GD, n° 63, août-septembre 2021, p. 88-89.

[16] Tancrède Josseran, op. cit., p. 239.

[17] Projet annoncé dans une vidéo postée sur son compte Twitter, avec la légende « Ne Batı ne Doğu, bu Türk’ün Yolu » [Ni Ouest ni Est, c’est la voie turque].