Sciences

La Loterie génétique est un échec pour la génétique et la politique

Biologiste

Deux ouvrages majeurs de la génétique comportementale humaine viennent d’être traduits : Blueprint de Robert Plomin (L’Architecte invisible) et The Genetic Lottery de Kathryn Paige Harden (La Loterie génétique). Rendant compte de ces publications, des médias ont mis à l’agenda la question du rôle de la génétique dans les inégalités sociales, et en particulier scolaires. Le caractère controversé de ce champ y est largement éludé, alors qu’il fait l’objet de critiques importantes, tant du côté des sciences sociales que des sciences de la nature comme la biologie de l’évolution ou la génétique classique.

Au cours de la dernière décennie, la génétique et la théorie de l’évolution se sont débattues avec leur histoire, mêlant des personnalités qui ont posé les bases de leur discipline tout en promouvant des croyances racistes, sexistes et eugénistes nauséabondes. Biologiste de l’évolution, nous avons publié un article qui critique le projet de la génétique comportementale, tant sur le plan scientifique que sur les plans éthique et politique. Il s’appuie en particulier sur une lecture critique de The Genetic Lottery, le dernier ouvrage de Kathryn Paige Harden, figure centrale de la frange progressiste de ce champ. Dans celui-ci, elle se donne pour mission a priori impossible de montrer que, en dépit de tous ses antécédents en termes d’abus, la génétique comportementale a non seulement un intérêt scientifique, mais est également un atout dans la lutte pour la justice sociale.

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Dans cette mission, elle échoue par deux fois. Dans la première moitié du livre, Harden essaie de transformer la désillusion de la génétique comportementale dans les années qui ont suivies le Human Genome Project[1] en une réussite prouvant que les gènes sont une cause majeure et importante des inégalités sociales, comme le niveau d’études ou le niveau de revenus. Dans la seconde moitié, elle tente de montrer que cette connaissance n’est pas une justification du maintien des inégalités, mais plutôt un outil qui ne peut pas être ignoré dans nos efforts pour rendre la société plus égalitaire. Disons-le clairement, elle échoue à convaincre. Harden refuse de confronter l’histoire et les trajectoires prises par sa discipline, et fatalement elle peine à défendre l’idée que les tentatives de créer un monde plus égalitaire sont entravées par le manque de considération accordé aux différences génétiques.

Dans son livre Misbehaving Science, le sociologue Aaron Panofsky documente l’histoire et les avancées de la génétique comportementale depuis ses débuts officiels dans les années 60. À travers son histoire, la génétique comportementale a répondu à ses critiques de diverses manières.

En 1969, le psychologue de l’éducation Arthur Jensen se sert des méthodes de la génétique comportementale pour défendre l’idée que la différence de QI entre les Blancs et les Noirs américains est d’origine génétique, et, par conséquent, qu’on ne pourrait pas la pallier par une politique sociale et éducative. Les généticiens classiques et les biologistes de l’évolution ayant associé ensemble Jensen et les généticiens du comportement dans leurs critiques, la discipline visée tente alors de tenir un juste milieu entre les conclusions racistes de Jensen et la conviction que la génétique comportementale humaine était fondamentalement viciée.

Néanmoins, dans leur tentative de défendre leur discipline, les généticiens du comportement se mettent progressivement à soutenir l’importance des recherches scientifiques portant sur la race [biologique] et adoptent en conséquence certaines prémisses fondamentales sur l’influence de la génétique dans les différences raciales à propos du QI.

Dans les décennies suivantes, Jensen ainsi que d’autres chercheurs partageant les mêmes idées comme J. Philippe Rushton, Richard Lynn et Linda Gottfredson bénéficient des financements du Pioneer Fund, une organisation explicitement dédiée à « l’amélioration raciale ». Durant cette période, ils sont intégrés dans les comités éditoriaux de journaux publiant des travaux de génétique comportementale et sont considérés comme des pairs. Les financements de ce fonds nuisible s’étendent même jusqu’aux projets de génétique comportementale traditionnelle tels que la Minessota Study of Twins Reared Apart et le Texas Adoption Project[2].

Dans leurs tentatives de défendre leur champ de recherche contre les critiques incessantes, les généticiens du comportement utilisent les résultats d’études de jumeaux pour défendre l’idée que les interventions sociales sont inefficaces. Comme le note Panofsky : « La manière polémique avec laquelle les généticiens du comportement ont mis en avant leurs recherches les a conduits à inscrire en profondeur des idées centrées étroitement autour d’une certaine interprétation, foncièrement déterministe, de la génétique. »

Cette histoire, faisant entre autres état du rôle de la génétique du comportement dans la constitution, la promotion et la défense du racisme scientifique et de la vision déterministe de la génétique, est complètement absente du livre de Harden. Cette histoire importe pourtant. Elle est à l’origine de la marginalisation de la génétique comportementale d’avec la génétique classique. Cette marginalisation a produit le lignage intellectuel et idéologique figé à partir duquel Harden opère.

Ces biais sont prononcés dans les premiers chapitres, qui introduisent les lecteurs à la discipline, conduisant régulièrement à un compte rendu incomplet, trompeur ou erroné des recherches en génétique et en sciences du comportement. Harden défend la thèse du rôle causal majeur des différences génétiques. Les résultats qu’elle présente couvrent des décennies de recherche, incluant les études de jumeaux, ainsi que des développements méthodologiques plus récents comme les études d’association pangénomique (GWAS)[3], les estimations de scores polygéniques (un chiffre résumant les estimations des effets individuels de variations génétiques à l’échelle du génome entier sur un phénotype en particulier), et les analyses génomiques de fratries. Malheureusement, Harden présente souvent ces résultats de manière si trompeuse qu’elle masque combien ceux-ci fragilisent en réalité la thèse qu’elle défend.

Par exemple, Harden porte aux nues les études de fratries au motif qu’elles constituent une preuve irréfutable de l’existence d’une causalité génétique directe et indépendante, sans être sujettes aux biais présents dans d’autres approches. S’il est vrai que les scores polygéniques issus des études de fratries résolvent des problèmes substantiels d’associations imprécises entre ADN et phénotype, Harden ne tient pas compte de plusieurs différences clés entre les méthodes basées sur les analyses de fratries et d’autres études génomiques ou celles qui se fondent sur les études de jumeaux. Il est rarement mentionné explicitement que ces études familiales aboutissent à des estimations d’effets génétiques plus faibles, allant souvent jusqu’à la moitié de ceux observés à l’échelle des populations, transformant les 13 % de variance expliquée par les scores polygéniques corrélés au niveau d’études en une très probable surestimation.

Harden omet également de noter qu’une méthode, même couramment employée, n’élimine pas totalement les problèmes liés à la structure de la population, ou encore que les estimations issues des études de fratries puissent toujours inclure des effets de facteurs confondants qui créent des corrélations hasardeuses entre les gènes et l’environnement[4].

Pire encore, Harden passe des résultats moins biaisés mais plus faibles issus des études de fratries, aux estimations plus biaisées mais plus larges de scores polygéniques issus d’études populationnelles, sans le préciser clairement. C’est fréquemment le cas lorsqu’elle discute des recherches affirmant que les scores polygéniques corrélés au niveau d’études expliquent en grande partie les disparités de niveaux de revenus. Conséquemment, Harden masque le fait que des techniques plus fiables aboutissent à une estimation d’effets génétiques plus faibles. Les lecteurs peuvent être amenés à croire à tort que les effets génétiques sont à la fois larges et fiables quand ils sont en réalité souvent soit l’un, soit l’autre.

Dans son échec à prendre en compte les critiques de la génétique comportementale, souvent issues de la gauche, Harden alterne entre omission et déformation pure et simple. Ce traitement contraste notablement avec sa manière de traiter le déterminisme biologique caractéristique de la droite. Les travaux de Charles Murray, co-auteur de The Bell Curve, qui a soutenu que les différences de QI entre les riches et les pauvres sont de nature génétique, et dont les recherches s’alignent tout à fait avec celles de Harden, sont présentés en bonne partie comme véridiques et leurs implications politiques ne sont que timidement confrontées. Richard Lewontin, le plus éminent détracteur de la génétique comportementale, est traité avec bien plus de sévérité.

Dans l’une des trois occurrences où Harden daigne mentionner l’implication de longue date de Lewontin dans la génétique du comportement, elle se trompe, en affirmant que Lewontin aurait simplement dit que l’héritabilité[5] était inutile parce que ce paramètre est spécifique à une population particulière sur une période donnée. Lewontin a montré en réalité en quoi les fondements statistiques des analyses d’héritabilité impliquent l’impossibilité de séparer réellement les effets génétiques de ceux de l’environnement. Contrairement à l’image caricaturale que Harden donne de ses adversaires, Lewontin admet les facteurs génétiques comme des causes des phénotypes. Cependant, il insiste sur le fait que ces effets ne peuvent être indépendants des facteurs environnementaux et des dynamiques de développement.

Pour Harden, homogénéiser les conditions d’accès aux ressources reviendrait à accroître les inégalités et l’influence de la génétique. Lewontin explique en quoi les conséquences d’une telle homogénéisation des environnements dépendent précisément de quels environnements sont homogénéisés. À titre d’exemple : un cactus et un rosier répondent différemment à des variations de quantités d’eau. Fournir aux deux plantes le même faible volume d’eau est bon pour le cactus et mauvais pour la rose, et fournir un volume plus grand d’eau est mauvais pour le cactus et bon pour la rose. Homogénéiser les environnements aux dépens de leurs caractéristiques propres peut réduire ou augmenter les inégalités, et peut réduire ou augmenter l’impact des différences de génotypes en fonction de l’environnement et de la norme de réaction[6] d’un trait et d’un ensemble de génotypes. Les analyses d’héritabilité ne peuvent fournir des informations sur cette distribution ou sur les natures des interactions entre le génotype et l’environnement. Ces développements détaillés, quantitatifs et analytiques sont complètement ignorés par Harden.

D’après son récit, les gens de gauche s’opposent à la génétique comportementale par idéologie, parce qu’ils croient que celle-ci invalide leur désir de réduire les inégalités. Dans Not In Our Genes, ouvrage critique de la génétique comportementale qui a fait date, trois chercheurs par ailleurs socialistes, Lewontin, le neuroscientifique Steven Rose et le chercheur en psychologie Leon Kamin, s’opposent à cette déformation des critiques venues de la gauche, écrivant : « On présente souvent comme une antithèse au déterminisme biologique l’idée que l’influence de la biologie s’arrête à la naissance, moment à partir duquel la culture prendrait le relai. Cette antithèse est une forme de déterminisme culturel que nous rejetons… On ne peut pas séparer l’humanité de sa réalité biologique, ce qui ne signifie pas qu’elle y est enchaînée. »

Ils poursuivent : « À rebours de l’idée d’une séparation stricte entre organisme et environnement ou d’une détermination unidirectionnelle, nous proposons la perspective d’une interpénétration active et constante entre l’organisme et son environnement. Les organismes ne surviennent pas simplement dans un environnement donné, mais cherchent activement des alternatives ou transforment ce qu’ils trouvent. »

Le concept d’héritabilité fait toujours l’objet d’une incompréhension fondamentale de la part d’Harden.

Not in our genes critique le déterminisme biologique parce qu’il simplifie à outrance les processus qui produisent de la diversité dans le monde naturel, ainsi que les manières dont le déterminisme biologique est instrumentalisé pour des raisons politiques et idéologiques par des personnes comme Arthur Jensen, Daniel Patrick Moynihan, ou encore Hans Eysenck[7], dans l’objectif de saper les mouvements pour l’égalité sociale et économique en s’appuyant sur des données biologiques. L’opposition de Lewontin, Kamin et Rose au déterminisme biologique ne repose pas simplement sur des raisons d’ordre idéologique. Ils savent que les convictions égalitaires ne sont pas menacées par la biologie pour peu que l’on comprenne correctement la biologie, de manière non-déterministe[8]. Il s’agit en fait d’aller au-delà de la simple critique scientifique en proposant une analyse sociale des raisons derrière les erreurs du déterminisme biologique ainsi que son succès. Ils expliquent :

« On peut expliquer les erreurs produites par une vision biologiquement déterministe du monde sans avoir besoin de se référer aux usages politiques qui sont faits de ces erreurs, ce que nous faisons dans une bonne partie du présent ouvrage. Cependant, ce qui ne peut pas être compris sans référence à des événements politiques, c’est la manière dont ces erreurs surviennent, pourquoi elles deviennent déterminantes à certaines époques, au niveau scientifique ou dans les représentations populaires, et pourquoi il faut s’en soucier en premier lieu. »

Ce manque de sérieux dans la prise en considération des critiques n’est pas seulement fautif d’un point de vue de la recherche universitaire, mais il mine les positions défendues par Harden elle-même. Certains problèmes qu’elle soulève au sujet de l’hérédité, par exemple, trouveraient leur solution à condition de considérer honnêtement les critiques en provenance de la génétique classique et de la biologie de l’évolution. La position adoptée par Harden est radicale : elle soutient que l’héritabilité est une mesure de la causalité génétique au sein d’un échantillon de population ; néanmoins, et en dépit de deux chapitres passés à argumenter en ce sens, le concept fait toujours l’objet d’une incompréhension fondamentale de sa part.

Des travaux antérieurs en génétique au sujet de la culture des plantes permettent d’éclairer les origines de cette confusion. Dans une critique parue en 1978, Oscar Kempthorne, généticien prééminent de la statistique génétique, avance que les méthodes employées dans ce champ ne peuvent pas nous donner d’information sur les rapports causaux : en réalité, celles-ci ne font que décrire un rapport linéaire entre génétique et phénotype, sans pouvoir les relier davantage l’une à l’autre.

Pour déduire une causalité à partir de corrélations, il faut être en mesure de contrôler rigoureusement les variables confondantes. Dans le cas de l’héritabilité, cela signifie que la génétique et l’environnement doivent être indépendants l’une de l’autre, ce qui ne peut pas être le cas sans manipulation expérimentale directe. Dans des domaines comme la culture des plantes, il est possible de « randomiser » les environnements dans lesquels un génotype de plante est cultivé, et des plantes génétiquement identiques peuvent être cultivées dans des environnements différents pour davantage de contrôle, ce qui rend les inférences à ce sujet plus sûres. Ce n’est cependant pas possible en génétique humaine, même dans le cadre des études de jumeaux ou de fratries sur lesquelles Harden s’appuie principalement. Les processus qui compliquent l’interprétation causale des estimations d’héritabilité ont été l’objet de débats ad nauseam par d’autres généticiens comportementaux, et c’est la raison pour laquelle Harden est l’une des rares à en arriver à ses propres conclusions.

Une dernière omission flagrante qu’il nous semble important de relever dans le livre de Harden se trouve dans le chapitre sur la race et les observations résultant de la génétique comportementale. Harden produit dans ce chapitre un travail admirable pour prévenir l’application erronée de la génétique comportementale à des questions de différences raciales. Toutefois, on n’y trouve aucune mention du fait que, d’après de nombreuses études, la variation génétique soit bien plus élevée au sein des races qu’entre les races[9]. Pourtant, ce constat remet en cause des préconceptions fondamentales sur la nature biologique de la race et la pertinence du concept lui-même.

Ces constatations ont également des implications importantes concernant nos hypothèses à propos du rôle de la génétique dans les différences de phénotypes entre les races, à savoir qu’il est faible voire inexistant. On pourrait se demander si cette omission ne vient pas du fait que ces observations sont dues en premier lieu à Richard Lewontin. Ce qui est particulièrement problématique dans le cas présent, puisque des essais contrôlés randomisés (RCT) ont montré de manière convaincante qu’insister sur les résultats de Lewontin en cours de biologie conduit à une réduction de l’essentialisme, des préjugés et des stéréotypes raciaux. Peu d’interventions pour lutter contre le racisme et les préjugés en éducation scientifique bénéficient d’un tel niveau de preuve en leur faveur.

Par-dessus tout, Harden cherche désespérément à communiquer une idée dans la première partie du livre : les gènes sont une cause importante des inégalités sociales. Elle considère la causalité comme un phénomène de « production de différences » dans des scénarios contrefactuels. En d’autres termes, « X cause Y » si la probabilité que Y se produise est différente si X ne s’était pas produit. Comme le note Harden, les sciences expérimentales adoptent une « théorie interventionniste » similaire, et à certains égards plus radicale, de la causalité, basée sur des interventions expérimentales. Dans ce cadre, on dit que « X cause Y » s’il y a une réponse régulière de Y à une intervention X.

Dans le cadre d’une théorie interventionniste, l’approche de Harden concernant la causalité génétique rencontre plusieurs difficultés. Premièrement, elle requiert d’être en mesure d’isoler une propriété spécifique sur laquelle on souhaite intervenir. C’est possible dans le cas de troubles génétiques simples dont les mécanismes biologiques sont clairs, avec une idée précise des processus à l’œuvre dans le passage du gène au trait, comme dans le cadre de la drépanocytose ou de la maladie de Tay-Sachs. Cependant, ça ne fonctionne pas pour des traits médiés par la culture et le comportement, et qui impliquent un grand nombre de gènes aux effets individuels faibles ainsi que des associations diffuses entre facteurs génétiques et non-génétiques. Il n’existe tout simplement pas de méthode qu’on puisse qualifier d’intervention expérimentale, suivant ce que nous entendons normalement par ce terme, qui permettrait d’isoler et d’intervenir sur les effets de variants génétiques spécifiques tout en préservant des facteurs environnementaux constants.

Cela s’applique aussi aux analyses de fratries que Harden cherche à faire passer pour des expériences randomisées. Contrairement à ce qu’elle affirme étrangement, la méiose ne représente en effet pas une expérience randomisée, même de manière approximative. Celle-ci se contente de randomiser les génotypes au sein de la fratrie, mais elle ne randomise pas les environnements que les génotypes traversent. Les nombreuses institutions sociales et culturelles agissent toujours de manière confondante. Au lieu d’une connaissance des mécanismes biologiques à l’œuvre dans le développement des traits étudiés par la génétique comportementale, Harden ne propose au final qu’un score polygénique, quelque chose qui relève plus d’une construction statistique que d’une propriété tangible du monde.

Deuxièmement, pour que les affirmations causales de Harden soient pertinentes, les facteurs environnementaux et génétiques doivent être des composantes distinctes qui puissent être altérées indépendamment. Ceci s’explique par ce que le philosophe John Stuart Mill appelle le principe de composition des causes, qui implique que « l’effet conjoint de plusieurs causes est identique à la somme de leurs effets distincts ». Au fond, Harden présume que les influences génétiques et environnementales sur le comportement humain sont indépendantes et séparables ; c’est au mieux une hypothèse éminemment douteuse.

En se basant sur les arguments des critiques comme Lewontin, ainsi que les travaux de programmes de recherche tels que la théorie des systèmes développementaux (developmental systems theory), on trouve de très bonnes raisons de penser que les systèmes biologiques ne sont pas modulaires[10], particulièrement au sujet du niveau d’études (educational attainment). Les influences génétiques et environnementales interagissent tout au long du développement, les interactions sont dynamiques, réciproques et hautement contingentes. Ce n’est simplement pas plausible de parvenir à estimer les effets de chacune indépendamment de l’autre, parce qu’elles s’influencent directement et réciproquement.

On trouve un problème supplémentaire dans le livre de Harden : ce n’est pas parce que des gènes produisent des effets dans un phénotype qu’ils deviennent nécessairement pertinents pour l’analyse de ce phénotype. En fait, la conception de la causalité adoptée par Lewis, à savoir considérer X comme une cause si un effet différent résulte de l’absence de X, place la barre assez bas au sujet de ce qui peut être admis comme cause, et peut entraîner à identifier comme tels des éléments qui ne sont pas forcément pertinents. Pour prendre un exemple absurde, on pourrait défendre l’idée que le soleil est une cause de mon réveil ce matin puisqu’il est à l’origine de la cascade trophique ayant suffisamment alimenté mon corps pour que mes fonctions biologiques vitales perdurent. Suivant la conception de Lewis, le soleil est donc une cause de mon réveil. Or, cette cause, peu pertinente, ne donne pas vraiment d’information utile en comparaison de l’alarme de mon réveil ou du bus que je dois prendre à 8h35.

Dans Biology as Ideology, Lewontin s’intéresse aux causes de la tuberculose. Il remarque que dans les manuels de médecine, le bacille de Koch, responsable de la maladie chez les personnes qui sont infectées, est la cause de la tuberculose. Pour Lewontin, cette explication biologique se concentre sur l’échelle individuelle et aborde la sphère biologique indépendamment des causes externes liées à l’environnement ou à la structure sociale. Bien que l’on puisse évidemment parler du rôle causal du bacille de Koch dans le développement de la maladie, on peut aussi parler des conditions sociales du capitalisme industriel dérégulé et de son rôle dans les épidémies et les morts par tuberculoses, et nous faire une bien meilleure idée du phénomène en analysant ses causes de la sorte.

« … des changements sociaux complexes ont eu lieu, débouchant sur un accroissement des revenus réels pour la grande majorité de la population, ce qui s’est partiellement reflété dans une alimentation de bien meilleure qualité, constituant la pierre d’achoppement de l’accroissement de la longévité ainsi que la baisse du taux de mortalité dû aux maladies infectieuses. Bien que l’on puisse dire que le bacille de Koch cause la tuberculose, on est bien plus proche de la vérité si l’on dit que ce furent les circonstances liées au capitalisme concurrentiel non réglementé du XIXe siècle, non modulées par les exigences des syndicats de travailleurs et de l’État, qui sont la cause de la tuberculose. »

Cette question, à savoir établir la pertinence d’une cause au regard d’une problématique sociale ou scientifique particulière, se révèle être un problème pour Harden au cœur de son livre, lorsqu’elle essaie de convaincre le lecteur que l’information génétique est un outil crucial pour combattre les inégalités.

Un exemple donné par Harden est que des enfants qui ont de bons résultats mais qui font leur scolarité dans des écoles pauvres « réussissent » moins, et que les élèves pauvres ayant eu accès à l’enseignement supérieur se retrouvent avec des revenus inférieurs à ceux des élèves riches issus des mêmes cursus. Ces résultats ne sont ni nouveaux, ni ne requièrent d’être expliqués par des données génétiques potentiellement trompeuses. Bien que Harden cherche à contrer préventivement les arguments de droite à propos des défauts de la recherche en sciences sociales, il n’est pas dit qu’elle y parvienne. Comme le montrent des recherches présentées par l’autrice elle-même, les résultats de la génétique comportementale renforcent l’extrême droite et celle-ci partage régulièrement les recherches de ce champ pour promouvoir son idéologie et remettre en cause les politiques égalitaristes. Plutôt que de chercher à répondre à ces critiques malhonnêtes de la droite, on peut simplement les ignorer, tout comme Harden ignore leur cooptation de son champ de recherche.

Enfin, Harden exprime une inquiétude générale sur les sciences sociales et les travaux de psychologie qui seraient gangrénés par un « quiproquo génétique » en ce que les corrélations qu’ils observent seraient en réalité causées par des facteurs génétiques ignorés qui expliqueraient la situation des individus (par exemple de faibles revenus ne conduisent pas à une moins bonne santé, les gènes sont la cause des faibles revenus et de la mauvaise santé). Dans cet exemple, la critique de Harden est sévère, qualifiant la recherche qui n’inclurait pas les facteurs génétiques comme le summum du gaspillage d’argent public, tout en étant peu exigeante concernant les preuves que ce « quiproquo génétique » serait un problème généralisé, ou que la recherche en génétique comportementale pourrait y apporter une solution.

Il est raisonnable de penser que les données génétiques ont peu voire pas d’intérêt supplémentaire comparées aux données que peuvent nous fournir les expériences sociales ignorant la génétique.

De manière surprenante, tous ces exemples laissent finalement tomber l’idée farfelue que les gènes seraient des éléments cruciaux déterminant nos vies pour à la place faire de l’analyse des données génétiques une méthode parmi d’autres pour effectuer des inférences causales sur les interventions environnementales. On ne s’intéresse plus aux estimations d’héritabilité ; au lieu de ça, on fera des jumeaux un dispositif expérimental. Si c’est convenable dans certains cas, utiliser des individus avec le même génotype, les mêmes caractéristiques environnementales, et le même phénotype ne signifie cependant pas que les gènes sont un facteur déterminant. C’est simplement un bon protocole expérimental. Ici, certaines remarques de Harden à propos des sciences sociales sont correctes. Les études observationnelles et fondées sur les corrélations sont limitées pour de nombreuses raisons, mais pas nécessairement parce qu’elles négligent les différences génétiques.

L’objectif devrait être de renforcer l’inférence causale en sciences sociales, et certaines autres disciplines donnent des pistes en ce sens. Pour améliorer leur capacité à identifier des causes, les épidémiologistes utilisent des expériences directes, comme les essais contrôlés randomisés, ou exploitent des « expériences naturelles » qui peuvent approximativement remplacer la randomisation expérimentale, comme l’étude des effets des politiques gouvernementales suite à leur déploiement. Des méthodes statistiques pour classer les individus en fonction de diverses informations démographiques telles que le niveau de revenus, la nature du voisinage, l’éducation familiale etc. peuvent également être mises en place.

En réalité, il est raisonnable de penser que les données génétiques ont peu voire pas d’intérêt supplémentaire comparées aux données que peuvent nous fournir les expériences sociales ignorant la génétique. Eric Turkheimer, le directeur de thèse de Harden, a formulé « l’hypothèse du phénotype nulle » qui postule que, pour beaucoup de traits comportementaux, la variance génétique déterminée grâce aux études de génétique comportementale ne dérive pas d’un « mécanisme indépendant des différences individuelles », mais reflète plutôt des processus développementaux profondément interconnectés qui sont mieux étudiés et compris à l’échelle du phénotype. Cela s’applique certainement aux traits sur lesquels s’arrête Harden.

Même avec les GWAS et les scores polygéniques, on ne nous promet pas de mécanisme biologique plus cohérent que… quelque chose qui aurait vaguement à voir avec le cerveau, qui interagirait ou serait corrélé à l’environnement, et qui serait contextuel ou modifiable. Harden se plaint de l’importance donnée aux mécanismes, mais les scores polygéniques corrélés au niveau d’études seraient utiles précisément s’ils permettaient d’identifier des mécanismes causaux. Par exemple, en médecine, les GWAS ont permis d’identifier des cibles potentielles de nouveaux traitements en remontant aux processus biologiques conduisant à la maladie, et en permettant à terme à ces traitements candidats de doubler leurs chances d’accéder à l’étape des essais cliniques.

Cette situation n’existe cependant pas dans le contexte éducatif. À la place, nous pouvons comprendre le rôle de traits corrélés comme le TDAH (Trouble du déficit de l’attention avec/sans hyperactivité), ou les effets d’interventions à l’échelle du phénotype en constatant la manière dont les résultats et les performances scolaires eux-mêmes changent lors d’études expérimentales correctement réalisées. Il a même été démontré que plusieurs scores polygéniques, du niveau d’études aux symptômes schizophrènes en passant par certaines maladies cardiovasculaires, n’avaient aucune valeur prédictive supérieure à celles associées aux contrôles médicaux ou phénotypiques. En d’autres termes, même des scores polygéniques déterminés rigoureusement ne nous aident pas à mieux prédire les risques de développer tel ou tel phénotype. Alors pourquoi ne pas concentrer nos efforts sur les phénotypes plutôt que les génotypes concernant l’éducation, les revenus ou la santé, sur lesquels nous pouvons mener des expériences randomisées, ou pour lesquels nous disposons d’expériences quasi-naturelles ?

Certaines études s’essaient déjà à des formes de manipulation expérimentales liées à l’éducation. Contrairement à ce que disent Harden ou John Arnold, le milliardaire soutenant les charter-schools, nous disposons d’idées sur la manière d’améliorer l’école. Les recherches indiquent qu’arrêter de cadrer les parcours en classant les étudiants en fonction de leur réussite et permettre à tous les étudiants de suivre des parcours stimulants augmente les résultats des étudiants moins performants sans affecter les meilleurs étudiants.

Des expériences ont montré d’importants bénéfices pour les étudiants validant leurs années d’étude, et notamment sur leurs notes, lorsque les cours sont intégrés au sein de cursus construits en cohérence avec les recommandations de la recherche en sciences de l’éducation et impliquant activement les étudiants. L’ouverture et l’apprentissage actif ont de plus l’avantage de combler le préjudice des disparités raciales dans le niveau d’études. Pour parvenir à ces fins, il faut probablement en passer par une meilleure formation et rémunération des professeurs, ainsi qu’une adaptation de leur nombre par effectif d’étudiants. Ces changements nécessiteraient certainement d’en venir aux questions du financement des écoles, du salaire et des conditions de travail des enseignants, ainsi que des ressources scolaires, quand bien même ces facteurs ne sont pas suffisants pour améliorer les résultats éducatifs dans toutes les situations.

Comme le note Harden, dire que certains protocoles peuvent déjà améliorer les pratiques des sciences sociales ne signifie pas que nous ne devrions pas utiliser tous les outils à notre disposition. Cependant, il existe de bonnes raisons de ne pas se fier aux données génétiques pour ce type de recherches. L’une d’entre elles est que les scores polygéniques ne font pas de très bons contrôles pour tester expérimentalement les effets des interventions environnementales. Les recherches ont montré que les interactions systématiques entre gènes et environnement affaiblissent la capacité des scores polygéniques à discriminer les facteurs génétiques confondants ou à identifier l’efficacité des interventions environnementales. Étant donné que les scores polygéniques peuvent être le reflet de biais sociaux fortuits dont nous n’avons pas conscience, il est possible, et probable, qu’en se reposant sur eux pour identifier les effets des interventions environnementales, nous réifions et renforcions des biais économiques et sociaux propres à nos sociétés.

Une dernière remarque concerne la manière dont ces recherches sont interprétées par la population, si cette dernière s’en saisissait plus largement. Les chercheurs se sont rendu compte, à l’aide d’expérimentations en ligne, que le simple fait de classer les individus en fonction de leurs scores polygéniques corrélés au niveau d’études conduisait à des stigmatisations ou des prophéties auto-réalisatrices. Les plus hauts scores étaient considérés comme ayant plus de potentiels et de compétences contrairement aux scores plus bas. Ces résultats suggèrent non seulement que les données génétiques mènent à des raisonnements essentialistes qui peuvent renforcer des inégalités existantes, mais ce genre de relations peut également ajouter encore plus de facteurs confondants, compliquant ainsi l’utilisation des données génétiques dans le cadre des questions sociales.

Nous arrivons enfin à notre ultime critique de The Genetic Lottery : nous n’avons pas besoin du concept de « chance génétique » pour défendre des politiques plus égalitaires. Harden note régulièrement que l’alternative consiste à faire reposer la situation des individus sur leur seule responsabilité individuelle. Soit quelque chose est le produit de gènes sur lesquels les individus n’ont aucun contrôle, soit c’est de leur faute car ils n’ont pas fait assez d’efforts. Cependant, les politiques progressistes se concentrent sur des facteurs systémiques et structurels sur lesquels les individus n’ont de toute façon pas de contrôle, tout en modifiant leurs situations. On admet déjà l’existence d’une certaine forme de chance « morale » parce que la situation des individus n’est pas entièrement de leur ressort, en ce qu’elle dépend aussi des opportunités qui s’offrent à eux. Ces approches et philosophies progressistes ne sont jamais abordées dans l’analyse de Harden.

Dans son avant-dernier chapitre, Harden met en regard les politiques « eugénistes », « génétiquement ignorantes » et « anti-eugénistes ». Il n’en ressort qu’un homme de paille des politiques « génétiquement ignorantes » et une régulière confusion entre les politiques « anti-eugénistes » et des politiques eugénistes. Par exemple, quelle est la différence entre la description par Harden de la politique eugéniste consistant à « classer les gens en rôles sociaux en fonction de leurs gènes » et la politique anti-eugéniste proposant « d’utiliser les données génétiques pour maximiser les compétences réelles à obtenir tel ou tel rôle social » ?

Alors que la politique « génétiquement ignorante » est quant à elle décrite comme se résumant à « prétendre que tous les individus ont des chances équivalentes d’arriver à tous les rôles sociaux en fonction de leur environnement ». Ce qui est en réalité nécessaire pour l’agenda progressiste est de s’assurer que la possibilité des individus à s’épanouir ne dépend pas de leur origine, de leurs préférences ou de leurs capacités. Et il n’y a pas besoin d’utiliser de données génétiques pour ce faire.

Dans un autre cas concernant la santé, Harden suggère que l’approche ignorant la génétique consiste à garder notre système de soin tel quel tout en interdisant l’utilisation des information génétiques, tandis que l’approche anti-eugéniste serait de créer un système « où chacun serait inclus, quels que soient les résultats de la loterie génétique ». Cependant, le système que décrit Harden, n’est pas un programme social universel qui assurerait la prise en charge médicale, le logement ou l’éducation indépendamment des situations économiques. Il s’agit plutôt d’un système ressemblant aux politiques publiques fondées sur les conditions de ressources mais incluant des données génétiques. Les programmes sociaux universels ont évidemment les mêmes effets que ces politiques anti-eugénistes tout en restant ignorant des données génétiques ! Le dédain complet de Harden à l’égard de formes réalistes et efficaces de politiques publiques progressistes, mis en forme dans une description caricaturale de politiques ne prenant pas en compte les données génétiques, est inexcusable pour quelqu’un se réclamant du progressisme.

Pour un progressiste défendant l’accès universel aux soins, un revenu minimum pour tous et toutes, le logement comme droit humain fondamental ou l’éducation gratuite, les différences entre les individus et leurs causes n’ont aucune importance. Le fait que certaines personnes aient besoin de soins pour survivre est la raison même pour laquelle ils devraient être gratuits, indépendamment du caractère inné ou acquis des problèmes de santé. Tout le monde admet que les individus ont des préférences et des compétences différentes qui les conduisent à vivre différentes vies. Le fait que pour certaines personnes ces différences se manifestent par un dilemme entre un salaire décent et la pauvreté est le véritable problème que les progressistes veulent régler, et il n’est pas important de connaître les causes de ces différences, mais uniquement de lutter contre.

En somme, Harden tente de faire valoir des recherches dont nous n’avons pas besoin, fondées sur des prémisses douteuses et incapables de tenir les promesses qu’elle nous vend. Son échec à prendre en compte l’histoire de son propre champ, ses critiques scientifiques ou les véritables objectifs des politiques progressistes ne laisse pas grand-chose à retenir de son livre. D’une certaine manière, The Genetic Lottery montre que la génétique comportementale n’a plus aucun intérêt une fois que les thèses du déterminisme génétique et du réductionnisme biologiques ont été discréditées. Si l’on s’intéresse à la génétique moderne ou si l’on cherche à améliorer les politiques progressistes, il faudra chercher ailleurs.


[1] Le Human Genome Project est un programme de recherche lancé en 1989 et piloté par le National Institutes of Health. L’objectif était le recueil et l’étude du génome humain et d’autres organismes modèles. Le but du séquençage du génome humain a été atteint en 2003. Ce projet a fait l’objet de plusieurs polémiques et controverses, d’ordres scientifique et éthique, à cause de l’implication d’intérêts privés (en particulier la société Celera Genomics) dans la course au séquençage ainsi que d’enjeux de biopiraterie. Le succès technologique de ce projet dans le domaine de la génomique a facilité l’étude génétique des individus et des populations humaines, et les généticiens du comportement y ont vu un moyen de poursuivre leur ascension technique par l’adoption du séquençage génomique dans leurs études.

[2] Les études de jumeaux sont des expériences conduites sur les vrais (monozygotes) et/ou faux (dizygotes) jumeaux. Elles consistent en l’étude de l’influence différenciée de la génétique et de l’environnement sur l’expression d’un trait, en l’occurrence ici comportemental ou de personnalité. Elles se basent sur plusieurs hypothèses, principalement que les jumeaux monozygotes partagent à 100 % le même patrimoine génétique, contre 50 % seulement pour les jumeaux dizygotes, et qu’ils ont le même environnement partagé. Sur ces fondements, les généticiens du comportement prétendent pouvoir estimer les variabilités de l’expression d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques – exprimées à travers le concept statistique d’héritabilité.

La Minnesota Study of Twins Reared Apart est une étude de jumeaux menée par l’Université du Minnesota sur des jumeaux séparés à la naissance, utilisée par certains généticiens du comportement pour étudier les déterminants génétiques du développement psychologique, comme Thomas Bouchard qui affirmait que les jumeaux séparés avaient autant de chances de développer les mêmes traits de personnalité que des jumeaux élevés ensemble.

Le Texas Adoption Project est une étude menée sur des enfants adoptés qui avait pour objectif de comparer les scores aux tests d’intelligence des enfants avec ceux des parents, adoptifs et biologiques, afin de déterminer l’influence génétique dans la transmission des capacités intellectuelles.

[3] Les études d’association pangénomique (ou GWAS pour Genome-Wide Association Studies) sont des études d’association statistique entre des phénotypes et des versions différentes de gènes qui y seraient associées. L’esprit de ces études est de mettre en lumière la surreprésentation d’un ensemble spécifique de variants de gène dans l’expression d’un phénotype particulier, à l’échelle du génome entier, et d’attribuer un score (dit « monogénique » si le phénotype n’est influencé que par un seul gène, et polygénique le cas échéant) à ce lien statistique entre la cartographie génomique et le phénotype correspondant.

[4] Parmi les facteurs confondants qui peuvent biaiser les estimations de l’héritabilité et des scores polygéniques, on trouve la stratification de la population, correspondant au fait que les individus ont tendance à relationner avec des personnes qui leur « ressemblent », de manière non aléatoire, ce qui aboutit in fine à la formation de structures populationnelles qui se remarquent fortuitement à l’échelle du génome. Les individus se ressemblant ayant des chances d’avoir des génotypes similaires, l’endogamie va finir à terme par créer des groupes sociaux avec, par contingence, des similarités génétiques qui se distinguent d’autres groupes. Ainsi, l’interprétation des similarités et des variabilités génétiques peut être confondue si le phénomène de stratification de la population n’est pas pris en compte.

[5] L’héritabilité est un paramètre statistique qui correspond au rapport de la variance génotypique sur la variance totale du phénotype (génotypique + environnementale). Cette donnée permettrait en théorie d’accéder à la part de variabilité d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques, en acceptant certaines prémisses comme l’indépendance des gènes et de l’environnement et l’absence d’interaction entre différents gènes. La génétique du comportement sort ce paramètre de son domaine de validité, en proposant des estimations de fait biaisées et en affirmant révéler des relations de causalité par le biais d’un outil qui ne renseigne que sur des relations de variabilités.

[6] La norme de réaction correspond à l’ensemble des phénotypes développés à partir d’un génotype donné dans des environnements différents. Elle met notamment en exergue la relation d’interaction entre la machinerie génétique et l’environnement auquel l’organisme en développement est exposé. C’est par ce principe que l’on se retrouve avec des gammes de phénotypes différents pour un même génotype lorsqu’on change les conditions environnementales.

[7] Daniel Patrick Moynihan est un sociologue et sénateur américain qui a publié le rapport Moynihan en 1965, également intitulé « The Negro Family: The Case For National Action », et dans lequel il fait état de l’infériorité et la fragilité de la famille noire aux États-Unis à travers des préjugés racistes.

Hans Eysenck est un psychologue britannique qui a travaillé sur la génétique et l’héritabilité de l’intelligence. Il a été rédacteur en chef du journal scientifique Personality and Individual Differences. Il défendait l’idée de différences intellectuelles entre classes sociales et entre races. Ses travaux aux relents racialistes seront plusieurs fois remis en cause, notamment par le psychiatre Anthony Pelosi.

[8] Il est à noter que les mentions du déterminisme dans cet article correspondent à un sens restreint, plus proche des notions de réductionnisme et d’essentialisme. Le déterminisme biologique postule un caractère causal et immuable des facteurs biologiques, qui déterminent et agissent sur des traits d’un niveau moins fondamental (psychologiques et sociaux). Il n’est pas à confondre avec le déterminisme philosophique.

[9] Ces résultats proviennent initialement de l’étude de Richard Lewontin publiée sous le nom de « The Apportionment of Human Diversity ». Ils sont basés sur les classifications raciales de l’époque et montrent qu’une telle catégorisation ne peut être reliée d’une quelconque manière rationnelle à une réalité biologique. Plusieurs études menées avec plus de précisions statistiques sortiront les décennies suivantes et appuieront les conclusions de Lewontin.

[10] Le modularisme est une théorie développée par Jerry Fodor inspirée par les travaux de Noam Chomsky, qui postule que l’esprit est divisé en plusieurs « modules », chacun spécialisé dans des fonctions cognitives précises. Cette théorie intègre notamment l’idée que ces modules sont innés et non issus de l’apprentissage. Cette vision modulariste fonde en partie les théories de la psychologie évolutionniste, qui pousse le concept de modularité de l’esprit à l’extrême en la qualifiant de « massive », faisant de chaque module une structure hyperspécialisée dans une fonction particulière. Dans ses versions les plus poussées et donc les plus spéculatives, le modularisme peine à se défendre et à obtenir des résultats empiriques démontrant l’existence de ces modules (hyper)spécialisés. Cette théorie, bien que controversée et en contradiction avec les théories classiques en vigueur en biologie des systèmes et du développement, reste cependant très bien reçue dans les programmes biosociaux de la psychologie et de la biologie, confortant une vision déterministe des fonctions cognitives qui seraient en quelque sorte « encodées » dans un substrat biologique immuable.

Traduit de l’anglais par  Germain Clavier, Omar El Hamoui et Quentin Gervasoni.

Kevin Bird

Biologiste, chercheur postdoctorant en biologie de l’Université de Californie, Davis.

Rayonnages

SciencesBiologie

Notes

[1] Le Human Genome Project est un programme de recherche lancé en 1989 et piloté par le National Institutes of Health. L’objectif était le recueil et l’étude du génome humain et d’autres organismes modèles. Le but du séquençage du génome humain a été atteint en 2003. Ce projet a fait l’objet de plusieurs polémiques et controverses, d’ordres scientifique et éthique, à cause de l’implication d’intérêts privés (en particulier la société Celera Genomics) dans la course au séquençage ainsi que d’enjeux de biopiraterie. Le succès technologique de ce projet dans le domaine de la génomique a facilité l’étude génétique des individus et des populations humaines, et les généticiens du comportement y ont vu un moyen de poursuivre leur ascension technique par l’adoption du séquençage génomique dans leurs études.

[2] Les études de jumeaux sont des expériences conduites sur les vrais (monozygotes) et/ou faux (dizygotes) jumeaux. Elles consistent en l’étude de l’influence différenciée de la génétique et de l’environnement sur l’expression d’un trait, en l’occurrence ici comportemental ou de personnalité. Elles se basent sur plusieurs hypothèses, principalement que les jumeaux monozygotes partagent à 100 % le même patrimoine génétique, contre 50 % seulement pour les jumeaux dizygotes, et qu’ils ont le même environnement partagé. Sur ces fondements, les généticiens du comportement prétendent pouvoir estimer les variabilités de l’expression d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques – exprimées à travers le concept statistique d’héritabilité.

La Minnesota Study of Twins Reared Apart est une étude de jumeaux menée par l’Université du Minnesota sur des jumeaux séparés à la naissance, utilisée par certains généticiens du comportement pour étudier les déterminants génétiques du développement psychologique, comme Thomas Bouchard qui affirmait que les jumeaux séparés avaient autant de chances de développer les mêmes traits de personnalité que des jumeaux élevés ensemble.

Le Texas Adoption Project est une étude menée sur des enfants adoptés qui avait pour objectif de comparer les scores aux tests d’intelligence des enfants avec ceux des parents, adoptifs et biologiques, afin de déterminer l’influence génétique dans la transmission des capacités intellectuelles.

[3] Les études d’association pangénomique (ou GWAS pour Genome-Wide Association Studies) sont des études d’association statistique entre des phénotypes et des versions différentes de gènes qui y seraient associées. L’esprit de ces études est de mettre en lumière la surreprésentation d’un ensemble spécifique de variants de gène dans l’expression d’un phénotype particulier, à l’échelle du génome entier, et d’attribuer un score (dit « monogénique » si le phénotype n’est influencé que par un seul gène, et polygénique le cas échéant) à ce lien statistique entre la cartographie génomique et le phénotype correspondant.

[4] Parmi les facteurs confondants qui peuvent biaiser les estimations de l’héritabilité et des scores polygéniques, on trouve la stratification de la population, correspondant au fait que les individus ont tendance à relationner avec des personnes qui leur « ressemblent », de manière non aléatoire, ce qui aboutit in fine à la formation de structures populationnelles qui se remarquent fortuitement à l’échelle du génome. Les individus se ressemblant ayant des chances d’avoir des génotypes similaires, l’endogamie va finir à terme par créer des groupes sociaux avec, par contingence, des similarités génétiques qui se distinguent d’autres groupes. Ainsi, l’interprétation des similarités et des variabilités génétiques peut être confondue si le phénomène de stratification de la population n’est pas pris en compte.

[5] L’héritabilité est un paramètre statistique qui correspond au rapport de la variance génotypique sur la variance totale du phénotype (génotypique + environnementale). Cette donnée permettrait en théorie d’accéder à la part de variabilité d’un trait qu’on peut attribuer à des variabilités génétiques, en acceptant certaines prémisses comme l’indépendance des gènes et de l’environnement et l’absence d’interaction entre différents gènes. La génétique du comportement sort ce paramètre de son domaine de validité, en proposant des estimations de fait biaisées et en affirmant révéler des relations de causalité par le biais d’un outil qui ne renseigne que sur des relations de variabilités.

[6] La norme de réaction correspond à l’ensemble des phénotypes développés à partir d’un génotype donné dans des environnements différents. Elle met notamment en exergue la relation d’interaction entre la machinerie génétique et l’environnement auquel l’organisme en développement est exposé. C’est par ce principe que l’on se retrouve avec des gammes de phénotypes différents pour un même génotype lorsqu’on change les conditions environnementales.

[7] Daniel Patrick Moynihan est un sociologue et sénateur américain qui a publié le rapport Moynihan en 1965, également intitulé « The Negro Family: The Case For National Action », et dans lequel il fait état de l’infériorité et la fragilité de la famille noire aux États-Unis à travers des préjugés racistes.

Hans Eysenck est un psychologue britannique qui a travaillé sur la génétique et l’héritabilité de l’intelligence. Il a été rédacteur en chef du journal scientifique Personality and Individual Differences. Il défendait l’idée de différences intellectuelles entre classes sociales et entre races. Ses travaux aux relents racialistes seront plusieurs fois remis en cause, notamment par le psychiatre Anthony Pelosi.

[8] Il est à noter que les mentions du déterminisme dans cet article correspondent à un sens restreint, plus proche des notions de réductionnisme et d’essentialisme. Le déterminisme biologique postule un caractère causal et immuable des facteurs biologiques, qui déterminent et agissent sur des traits d’un niveau moins fondamental (psychologiques et sociaux). Il n’est pas à confondre avec le déterminisme philosophique.

[9] Ces résultats proviennent initialement de l’étude de Richard Lewontin publiée sous le nom de « The Apportionment of Human Diversity ». Ils sont basés sur les classifications raciales de l’époque et montrent qu’une telle catégorisation ne peut être reliée d’une quelconque manière rationnelle à une réalité biologique. Plusieurs études menées avec plus de précisions statistiques sortiront les décennies suivantes et appuieront les conclusions de Lewontin.

[10] Le modularisme est une théorie développée par Jerry Fodor inspirée par les travaux de Noam Chomsky, qui postule que l’esprit est divisé en plusieurs « modules », chacun spécialisé dans des fonctions cognitives précises. Cette théorie intègre notamment l’idée que ces modules sont innés et non issus de l’apprentissage. Cette vision modulariste fonde en partie les théories de la psychologie évolutionniste, qui pousse le concept de modularité de l’esprit à l’extrême en la qualifiant de « massive », faisant de chaque module une structure hyperspécialisée dans une fonction particulière. Dans ses versions les plus poussées et donc les plus spéculatives, le modularisme peine à se défendre et à obtenir des résultats empiriques démontrant l’existence de ces modules (hyper)spécialisés. Cette théorie, bien que controversée et en contradiction avec les théories classiques en vigueur en biologie des systèmes et du développement, reste cependant très bien reçue dans les programmes biosociaux de la psychologie et de la biologie, confortant une vision déterministe des fonctions cognitives qui seraient en quelque sorte « encodées » dans un substrat biologique immuable.

Traduit de l’anglais par  Germain Clavier, Omar El Hamoui et Quentin Gervasoni.