Numérique

Quelques impensés de l’Open Source Intelligence

Chercheur en sciences de l'information et de la communication

Les méthodologies OSINT (pour Open Source Intelligence), ces enquêtes en terrain numérique, sont de plus en plus connues du grand public. Cependant, elles sont encore trop considérées comme un palliatif, lorsque les enquêtes in situ ne sont pas possibles. Or, il est primordial d’établir une distinction entre OSINT et enquêtes en terrain non numérique, car si les deux sont des enquêtes à part entière, il semble néanmoins important d’interroger leurs méthodologies pour ne pas être dupes du fait que chaque méthode, en tant que dispositif critique, implique certaines orientations.

« But the skin of the earth is seamless.
The sea cannot be fenced, el mar does not stop at borders.
To show the white man what she thought of his arrogance,
Yemayá blew that wire fence down. »
Borderland/La frontera, Gloria Anzaldúa

«L’OSINT n’atteint son plein potentiel journalistique qu’une fois croisée à des méthodes plus traditionnelles d’investigation, de la coopération avec des lanceurs d’alerte à la collecte de témoignages sur le terrain[1] » peut-on lire dans un récent article du Monde portant sur l’augmentation des effectifs OSINT (Open source intelligence) de la cellule journalistique.

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Le 14 février 2023, Hugo Estecahandy écrit dans AOC que « l’OSINT, aussi multiforme soit-il, est avant tout l’adaptation à notre ère numérique de techniques d’enquête plus traditionnelles ».

Cette tension entre terrain numérique et non numérique hante également l’important numéro de la revue Hérodote[2] intitulé OSINT. Enquêtes et terrains numériques, dirigé par Maxime Audinet et Kevin Limonier.

Bien qu’admiratifs du travail réalisé par les services du Monde et les chercheurs précédemment cités, nous avons essayé, avec Gala Hernández López et Jacopo Rasmi, dans un numéro de la revue Multitudes[3] paru en décembre 2022, de proposer d’autres pistes pour envisager l’enquête numérique. Dans cet article, je désire explorer certaines nuances et déplier l’idée d’une complémentarité des démarches OSINT et des « méthodes traditionnelles d’investigation » en interrogeant le rôle joué par les médiations au cœur des pratiques des osinteurs. Il s’agira de comprendre certaines limites des méthodes OSINT, non pas en les séparant de l’enquête de terrain non numérique, mais en réfléchissant à un certain déterminisme technologique orientant le sens de leurs enquêtes.

Pour cela, je commencerai par proposer une définition large de l’enquête, postulant que le terrain numérique n’a pas nécessairement besoin de recourir au terrain non numérique, ou aux « méthodes d’investigations traditionnelles », pour se développer pleinement. Considérer le contraire risque de subsumer la réalité numérique à ladite réalité physique, alors que les sciences humaines et sociales se sont battues ces dernières années pour faire valoir le terrain numérique comme un terrain à part entière. Ainsi, plutôt que de les voir comme opposées, ou nécessairement complémentaires, je propose de considérer que les enquêtes OSINT et celles en terrain non numérique ne cherchent pas la même chose, déterminées qu’elles sont par les médiations auxquelles elles recourent. Pour illustrer cela, je partirai d’une enquête de BBC Africa Eye portant sur la mort de vingt-quatre exilés à la frontière ibérico-marocaine de Melilla.

Quelle autonomie pour l’enquête numérique ?

Les formulations proposées par l’article du Monde et par Hugo Estecahandy pourraient, au corps défendant de leurs auteurs sans aucun doute, sous-entendre un déséquilibre entre OSINT et terrain non numérique. Ainsi, les enquêtes OSINT ne seraient que l’appoint, ou le palliatif, d’une véritable enquête en terrain non numérique. Dans ce dernier, de la rencontre phénoménologiquement cruciale des journalistes et/ou chercheurs avec leur terrain surgirait une réalité à analyser, à construire et à ordonner, qui trouverait sa légitimité par son caractère physique, hors ligne. Comme le rappellent les auteurs du numéro de la revue Hérodote sus-cités, dans certains cas l’enquête OSINT est un pis-aller pour des chercheurs empêchés, par des raisons politiques ou de sécurité, de se rendre sur leur terrain. Par exemple, des chercheurs travaillant sur la Russie sont actuellement interdits de séjour au sein de la Fédération. Néanmoins, cette situation est exceptionnelle face à l’importante somme d’enquêtes en sources ouvertes que l’on trouve en ligne.

Sans doute est-il primordial de définir ce que l’on entend par « terrain » et par « enquête », afin d’éviter certaines réductions et essentialisations. Comme l’écrivent les directeurs du numéro d’Hérodote, il y a des « terrains numériques ». Il est alors difficile de qualifier le terrain s’opposant à celui dit « numérique ».

En effet, parler de terrain « physique » viendrait sous-entendre que le numérique n’est pas physique, alors que l’on connait la matérialité manifeste des dispositifs de computation, mais également les conséquences très concrètes que peuvent avoir des actions en ligne, comme nous le rappelle dramatiquement la récente enquête Story Killers de Forbidden Stories[4]. Nous proposons, pour notre part, de parler de terrain non numérique, car il nous semble aujourd’hui pertinent de définir ce terrain « IRL » (pour « in real life ») à partir du numérique. Toutefois, cela n’est qu’une solution provisoire tant le numérique est un environnement prenant en compte toutes les couches de la réalité territoriale, comme le démontre l’important ouvrage de Benjamin Bratton Le Stack[5]. Nous pouvons alors définir le terrain, numérique ou non numérique, comme : un lieu de recherche et un espace social complexe, où les chercheurs collectent des données empiriques pour comprendre et analyser les phénomènes sociaux.

Sous-entendre la nécessaire complémentarité des méthodologies traditionnelles et de l’OSINT construit un modèle idéal de l’enquête OSINT qui serait de facto orientée vers certains sujets et certaines manières d’enquêter. Au contraire, nous pouvons constater la profusion de démarches d’investigation en sources ouvertes et proposer une définition plus large de l’enquête. Cela permet ainsi de ne pas exclure un ensemble d’enquêtes uniquement numériques qui ne recourent pas à des méthodologies d’investigation traditionnelles. Nous pouvons alors définir l’enquête comme un processus méthodique de collecte de données visant à obtenir une certaine connaissance sur un sujet spécifique, dont ni la méthode ni le type de connaissance acquise ne peuvent être préemptées par un champ disciplinaire ou professionnel.

La notion et les démarches d’enquête ont d’ailleurs connu un certain essor ces dernières années dans les champs universitaires et artistiques sous l’impulsion d’une redécouverte des écrits des philosophes pragmatistes, tel John Dewey écrivant que : « Les enquêtes entrent dans toutes les sphères de la vie et dans tous les aspects de ces sphères. Dans le cours ordinaire de l’existence, les hommes examinent ; ils font intellectuellement le tour des choses, ils infèrent et jugent aussi “naturellement” qu’ils sèment et moissonnent, produisent et échangent des marchandises. En tant que mode de conduite, l’enquête peut être étudiée aussi objectivement que le sont ces autres modes de comportement. Étant donné la façon intime et décisive par laquelle l’enquête et ses conclusions entrent dans la direction de toutes les affaires de la vie, aucune étude de ses dernières n’est concluante si l’on n’observe pas la façon dont elles sont affectées par les méthodes et les instruments ordinaires de l’enquête[6]. »

Ainsi, sans préempter la notion d’enquête à son lien avec un terrain non numérique, nous en remarquons de nombreuses, dans différents secteurs, qui explorent les champs numériques et apportent une connaissance certaine à un problème public donné. Nous pouvons penser aux impressionnantes enquêtes menées par le journaliste Sébastien Bourdon pour Mediapart sur la présence de militaires néonazis dans l’armée française[7] ou sur l’identification de soldats et de bases militaires françaises officieuses en Afrique[8]. Pour mener ces enquêtes, Sébastien Bourdon a utilisé un terrain entièrement numérique en visitant les comptes publics des militaires en question sur des médias sociaux, qu’il s’agisse d’Instagram ou de l’application Strada. Les deux journalistes ayant travaillé avec Sébastien Bourdon (Mathieu Suc et Justine Brabant) permettent une mise en perspective des informations récoltées, mais nous pourrions aller jusqu’à dire que ces enquêtes n’ont pas de sens hors du terrain numérique.

En parallèle de ces investigations journalistiques numériques, tout un ensemble d’enquêtes se développe dans les champs du cinéma documentaire[9], de l’art et de la littérature, au point de devenir un motif esthétique étudié par des universitaires[10]. Un film comme La Mécanique des fluides de Gala Hernández López se constitue par exemple comme l’enquête de la réalisatrice sur les communautés numériques d’incels, ces célibataires involontaires vouant une haine aux femmes. À travers des captures d’écran et des reconstitutions en trois dimensions, l’enquête n’a sans doute pas d’autres buts que de proposer une réponse, parmi tant d’autres possibles, à l’énigme – ce qui vient « rayer le tissu sans couture de la réalité[11] » – des violences faites aux femmes.

De la même façon, un ensemble d’enquêtes amateurs se développe en ligne et accumule des millions de vues sur YouTube. Elles n’ont parfois aucun lien avec des méthodologies traditionnelles d’investigation et renvoient souvent, mais pas uniquement, à une certaine ludification de la pratique investigatrice. On peut ainsi penser à un « créateur de contenus » comme G. Milgram qui enquête, uniquement en ligne, sur les réseaux de coaching à distance et qui, à partir de publications sur les médias sociaux, arrive à démontrer l’existence d’un schéma économique proche d’une pyramide de Ponzi[12]. On peut encore penser à la vidéo « The mystery of “MICHAELSOFT BINBOWS” » de Nick Robinson qui cumule aujourd’hui plus de deux millions de visionnages[13].

Ainsi, l’enquête ne se réduit pas à un ensemble de rapports au terrain non numérique ou à la complémentarité avec des méthodologies traditionnelles, mais plutôt à un certain type de démarche et à une certaine interrogation. On pourrait même postuler qu’elle ne se détermine pas non plus par un certain lien avec la factualité ou la vérité, au point où l’on peut parler d’enquêtes « aberrantes » pour les démarches complotistes réemployant dans une perspective détournée les méthodologies OSINT.

Il est perturbant, pour un chercheur dans le champ des sciences de l’information et de la communication, de voir une remise en question de la possible autonomie du terrain numérique tant, dès le début d’Internet, les chercheurs et chercheuses de ce domaine, ont dû défendre, avant de les voir être acceptées, des démarches d’enquêtes exclusivement en ligne – une netnographie (de la contraction de « network [réseaux] » et d’ethnographie)[14] – comme démarche d’enquête qualitative valide. Pour cette raison, il semble aujourd’hui important de ne pas réduire l’enquête en terrain numérique en sous-entendant, même involontairement, qu’elles sont incomplètes, car cela revient à subsumer une réalité à un seul type de monde social qui tirerait sa légitimité seulement d’un certain historicisme.

Néanmoins, il semble primordial d’établir une distinction entre OSINT et enquêtes en terrain non numérique, non pas tant sur l’enquête, mais sur les conclusions qu’amènent inconsciemment les méthodologies et les instruments employés.

Retour sur Death on the Border

Pour considérer cette question, nous pouvons nous arrêter sur les enquêtes OSINT portant sur les violences aux frontières, exemple paradigmatique de l’importance du terrain non numérique et de sa matérialité. Je m’appuierai sur une seule enquête vidéo, faisant partie d’un corpus plus large que je suis en train d’analyser dans le cadre de mes recherches sur les représentations de la frontière en ligne. Cette enquête est réalisée par la BBC et son service Africa Eye Documentary[15]. Elle est intitulée « Death on the Border » et publiée le 1er novembre 2022. Dans cette dernière, des méthodes d’investigation en sources ouvertes — images de médias sociaux, géolocalisation, etc. — et des méthodes d’investigation traditionnelles — témoignages de parties prenantes, de témoins oculaires, etc. — sont mobilisées. Cette association permet de rendre compte de la différence des buts recherchés entre l’OSINT et d’autres méthodes.

Si cette enquête est indispensable à un bon débat démocratique sur la gestion des frontières européennes, il semble néanmoins primordial de rester vigilant sur des implicites qu’elle pourrait mettre en place ou renforcer, et qui sont directement liés à la méthodologie OSINT employée.

La vidéo revient sur les évènements dramatiques du 24 juin 2022 durant lesquels environ deux mille réfugiés ont tenté de traverser la frontière entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla[16]. Ils se retrouvent entassés contre les murs de la frontière, jetés au sol et battus, certains à mort, par les forces de l’ordre marocaines. Au minimum vingt-quatre d’entre eux y ont perdu la vie, de nombreux disparus manquent encore à l’appel.

L’enquête retrace comment se sont déroulés les événements, le rôle joué par les policiers marocains ayant poussé les exilés à tenter la traversée, mais également le cadre géopolitique expliquant l’instrumentalisation des exilés par le gouvernement marocain afin de faire pression sur l’Union européenne dans l’optique d’obtenir davantage d’argent pour contrôler ses frontières. L’UE a en effet une politique volontariste de financement des pays du nord de l’Afrique pour contribuer à « l’amélioration des contrôles aux frontières et de la surveillance des frontières[17] », y compris avec des pays tels que la Lybie qui fait pourtant l’objet d’une enquête de la Cour pénale internationale pour crimes contre les migrants[18].

Bien qu’utilisant l’enquête en sources ouvertes, la voix journalistique explique que les vidéos trouvées en ligne ne peuvent pas tout expliquer (« this video alone don’t give us the full picture ») et, pour cette raison, les journalistes ont retrouvé des exilés pour qu’ils témoignent des événements de ce jour-là. L’enquête mêle alors des vidéos trouvées sur les médias sociaux, ou envoyées aux journalistes, et des témoignages d’hommes soudanais anonymes mettant en récit les images de ces vidéos. Un seul d’entre eux, Youssef Aboubaïda, témoigne à visage découvert, car il est en Espagne et a déposé une demande d’asile au moment de l’enquête.

À partir de vidéos datant de la veille des événements, les journalistes constatent des affrontements entre les policiers marocains et les réfugiés qui attendent dans les montagnes aux alentours avant de tenter le passage. Les témoignages permettent de dire que sur ces vidéos, les militaires demandent aux migrants de quitter ce camp sous 24 h, s’ils ne veulent pas se faire tirer dessus à balles réelles. Le lendemain, plutôt que de les arrêter tant qu’ils peuvent le faire, l’attitude des policiers marocains sur les vidéos est suspecte. Ils semblent laisser les exilés se jeter contre la frontière. Ces derniers se trouvent alors pris au piège et divisés en petits groupes. Battus et cibles de projectiles de la part de la police, une fois contre le mur de la frontière, pour éviter les coups, ils tentent de l’escalader. Une partie d’entre eux se trouve alors bloquée dans une cour intérieure de la frontière. Ils y sont entassés et battus alors qu’ils sont au sol et ne présentent aucun danger. Certains d’entre eux se retrouvent finalement sur le sol européen et font l’objet de refoulements illégaux (push back) de la part des autorités espagnoles avant de pouvoir demander l’asile. La légalité de cette pratique est unanimement contestée par les ONGs et le Haut-Commissariat aux réfugiés. Deux semaines après le drame, un accord entre l’Union européenne et le Maroc est amendé, amenant l’Europe à verser 500 millions d’euros sur cinq ans au Maroc pour renforcer le contrôle aux frontières.

L’enquête s’arrête un long moment, témoignages à l’appui, sur la question de savoir si les exilés sont morts sur le sol européen ou marocain, en étudiant la position de leurs corps par rapport à la frontière. La question est de déterminer la responsabilité d’un pays sur l’autre. Cette partie de l’enquête a créé un certain malaise chez moi. À quel centimètre faut-il qu’un corps soit placé sur la frontière pour engager la responsabilité d’un État ? Cela change-t-il quelque chose si cet être humain meurt dix centimètres plus au nord ou plus au sud ? Et si le corps est positionné parfaitement au centre de la frontière, une partie en Espagne et une partie au Maroc, la responsabilité est-elle partagée ? C’est ce passage de la vidéo qui nous fait comprendre le déterminisme technologique de l’enquête OSINT.

L’OSINT, la carte et le témoignage

En effet, on peut supposer que cette question se pose de cette manière, en partie car c’est la méthodologie de la vision par satellite qui l’amène. En détournant le théoricien des médias allemand Friedrich Kittler, nous pourrions dire que les médias déterminent l’enquête et c’est précisément pour cette raison que cette enquête doit être décrite[19]. Bruno Latour écrivait une chose similaire, appliquée à la science, quand il expliquait que les outils scientifiques, mais également le discours scientifique, construisent la réalité du terrain[20]. Les outils et médias utilisés par l’OSINT contiennent en eux un concentré d’idéologie amenant à une certaine vision du monde. Ainsi, dans le monde de Google Earth, les frontières sont une réalité intangible, une ligne sur le sol non pixellisée contrairement aux images satellites.

Le problème de l’OSINT, quand elle se pose comme une vérité géographique, est le manque de recul sur l’entité à déconstruire. La carte, aussi numérique et satellitaire soit-elle, est un discours subjectif avec certaines intentions, conscientes ou inconscientes, déterminées. Elle n’est pas le territoire. En se focalisant sur la géographie de la frontière, l’OSINT ne la remet pas en cause. Implicitement, cela naturalise la frontière et empêche de la voir comme une construction sociale arbitraire, tout en participant à renforcer un imaginaire collectif autour des frontières. Comme l’écrit la géographe Anne-Laure Amilhat Szary : « la multiplication de discours, mêmes critiques, sur les frontières, participe de l’installation médiatique de l’idée que les frontières existent de façon pérenne[21]. »

Ainsi, la question n’est plus de savoir si l’enquête de terrain non numérique va être substituée par l’enquête OSINT, c’est plutôt la prise de conscience qu’avec les outils à leurs dispositions, l’une et l’autre ne cherchent pas les mêmes choses. En effet, l’enquête OSINT pourrait se satisfaire de savoir si les exilés de Melilla sont morts en Europe ou en Afrique, en déterminant précisément, images à l’appui, que les corps des exilés se trouvent d’un côté ou de l’autre de cette ligne de démarcation, aussi fictionnelle que palpable, qu’est une frontière. Cette vision de la mort à la frontière comme position des corps existe dans l’imaginaire des communautés OSINT dans lequel la « scientificité » et la « virtuosité » de l’analyse technique ont tendance à déshumaniser les résultats obtenus. Par-là, elles prennent le modèle juridique comme celui devant faire foi de la validité de la recherche entamée.

L’enquête en terrain non numérique vient ajouter de la narration en incorporant cette histoire dans un récit plus large et humain. De manière provocante, c’est ce que dit le réalisateur britannique Adam Curtis à propos de Bellingcat, organe de presse phare de l’investigation en sources ouvertes, au cours d’un entretien dans un livre paru à l’automne 2022 : « Je les connais, et je les apprécie. Mais ce sont des technocrates. Et je vais même être un peu rude : ce sont des géographes. Si vous analysez leur travail, il s’apparente à une analyse géographique. Je pense notamment à ce qu’ils ont montré récemment sur l’extérieur de la centrale nucléaire en Ukraine : en regardant dans quelle direction est projetée la terre par les obus, on peut déterminer d’où ils sont lancés. C’est une information intéressante, mais ce n’est pas du journalisme, parce que ça ne dit pas vraiment ce qu’est la guerre en Ukraine. [… Le journalisme] c’est raconter une histoire tout en l’expliquant ; et puis à un moment interpeler le spectateur ou le lecteur en lui disant : vous aviez déjà pensé regarder cette information sous cet angle[22] ? »

Défini comme un géographe, l’osinteur pose la question de la frontière selon le cadre juridique et il naturalise la frontière sans l’intégrer à une narration plus large telle que, par exemple, la légitimité d’une enclave espagnole au Maroc. Dans le cas de Melilla, nous aimerions dire qu’importe si les exilés sont morts en Europe ou en Afrique, la responsabilité de l’Union européenne est démontrée par la politique mortifère d’externalisation de gestion des frontières, confiée entre autres à l’entreprise Frontex et aux pays limitrophes. Cette mise en perspective permet de sortir de la stérilité virtuose d’enquêtes en sources ouvertes pour proposer une narration plus large et donnant à comprendre la situation géopolitique que recouvre les évènements.

Ainsi, si l’OSINT s’intéresse à et renforce la frontière telle que la fiction juridique nous l’offre, les témoignages recueillis font ressortir la vérité humaine des événements qui se déroulent et le journalisme nous permet d’entrapercevoir l’image générale (« the big picture ») de la situation, loin de l’analyse microscopique de l’image. L’expérience subjective du témoignage permet alors de sortir de l’analyse juridico-technique.

D’ailleurs, ce que nous montrent les sciences sociales, c’est que la frontière s’est disloquée. Les fonctions qui lui sont attribuées sont réalisées bien en amont et en aval de la barrière physique que l’on représente sur les cartes traditionnelles. Comme l’écrit de nouveau Anne-Laure Amilhat Szary : « Le géomètre ou le géographe continuent à décrire l’espace grâce à des points, des lignes, des périmètres, mais ceux-ci ont perdu toute stabilité et c’est la labilité de leurs agencements qu’il faut désormais analyser afin de les comprendre[23]. » Cette expérience de la frontière, comme une ligne sur le sol, est particulièrement située. Dans de nombreux pays, demander un visa pour un pays de l’espace Schengen nécessite des semaines voire des mois d’attente, présentant la frontière bien en amont géographiquement et temporellement. Les contrôles d’identité sur le territoire européen jouent également le rôle de frontière pour les personnes présentes de manière irrégulière.

Ainsi, Didier Bigo et Elspeth Guild parlent d’une « pixellisation de la frontière[24] ». Là où l’OSINT cherche la netteté d’une représentation cartographique de la frontière, le terrain non numérique nous montre un flou pixelisé, parfois sur plusieurs centaines de kilomètres. Il est alors intéressant de noter qu’au moment où les études critiques de la frontière et les représentations cartographiques se développent[25], l’OSINT se base sur un système de représentation du territoire qui renforce l’ordre établi et qui rejoue une tension dans l’histoire de la cartographie où la construction visuelle de la carte a établi a posteriori les frontières des États-nations. Comme l’écrivait Yves Lacoste, la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, mais ça sert également à constituer un nous se séparant d’un eux, avec lequel on pourra s’affronter et que les sujets migrants viennent remettre en question.

Ainsi, Google Earth et sa vision satellitaire, tout comme avec les modélisations 3D prisées par l’OSINT, risque de nous faire prendre un dispositif de simulation pour un dispositif de présentation de la réalité, nous amenant à confondre l’image avec le réel. Pourtant, est-ce à dire qu’il faut abandonner l’OSINT ? Dans une analyse portant sur Platon, le philosophe français Jacques Derrida écrit que l’écriture est un pharmakon, à la fois le remède et le poison. L’un et l’autre n’étant qu’une condition de dosage. Il en est de même pour l’OSINT qui, tout en se basant sur un système scopique de surveillance, permet certaines avancées sociales.

Il ne faut juste pas oublier le pouvoir caché des outils. Par exemple, filmer les manifestations permet d’attester après une démarche d’enquête OSINT de violences policières, comme a pu le montrer récemment les enquêtes sur les événements de Saint-Soline[26]. Toutefois, se filmer et diffuser sur les médias sociaux laisse également la possibilité d’identifier les manifestants et de suivre leur trajet.

Dans le cas des traversés des frontières, les enquêtes permettent de documenter les politiques mortifères de non accueil de l’Union européenne, mais elles se basent sur un paradigme de surveillance des exilés et contribuent à la naturalisation des frontières, renforçant par la même un dispositif conceptuel, sciemment entretenu par les politiques européennes, qui transforme chaque exilé en hors-la-loi, car s’ils veulent demander l’asile, ils doivent traverser la frontière, mais en traversant la frontière, ils sont de facto transformés en criminels que l’on peut refouler, en dépit du droit international.

Ainsi, comme l’écrivent Charles Heller et Lorenzo Pezzani dans une enquête en sources ouvertes sur « the left-to-die boat » : « Dans un contexte où la télédétection est aussi centrale au processus de l’immigration illégalisée et où la réussite d’une traversée clandestine des frontières dépend pour une part du fait de ne pas être détecté, comment éviter de devenir les complices de la tentative gouvernementale de contrôler la migration par la mise en lumière de la transgression des frontières[27]. »

On constate d’ailleurs l’instrumentalisation de la géolocalisation dans d’autres enquêtes. Par exemple, quand Frontex envoie aux garde-côtes libyens les indications de géolocalisation pour arrêter les navires qui s’approcheraient un peu trop, voir traverseraient les lignes de démarcation des eaux territoriales européennes[28]. Alors que, comme l’écrit la poétesse chicana Gloria Anzaldúa citée en exergue de cet article : la mer ne peut pas être clôturée, el mar ne s’arrête pas aux frontières.

Pour conclure, nous pouvons donc dire qu’aujourd’hui continuer à opposer enquêtes de terrain non numérique et enquêtes OSINT n’a pas de sens. L’une et l’autre peuvent travailler indépendamment, se conjuguer ou se remplacer selon les situations sans que l’une soit nécessaire à l’autre. Il semble néanmoins important d’interroger ces méthodologies pour ne pas être dupes du fait que chaque méthode, en tant que dispositif technique, amène certaines orientations. Dans le cas des enquêtes OSINT sur les frontières, il est important de prendre en compte l’avancée des travaux sur la représentation du territoire afin de ne pas laisser la vue satellitaire se superposer à des réalités vécues, pour ne pas laisser la fiction juridique recouvrir l’expérience humaine. Peut-être que l’un des enjeux de l’OSINT aujourd’hui est d’ailleurs de proposer d’autres modèles de représentation du territoire.

Pour penser ce type de proposition, il semble indispensable de constituer un champ d’études transdisciplinaires portant sur l’OSINT où se rencontreraient universitaires (géographes, théoriciens de l’image et des médias, chercheurs en sciences de l’information et de la communication etc.), journalistes, documentaristes et militants pour discuter collectivement de cette méthodologie. Ce champ d’études pourrait être désigné, à défaut d’autres termes pour l’instant, par l’anglicisme « OSINT studies ». De nombreuses questions sont à poser sur la démarche, la possibilité de relecture des enquêtes par les pairs, ou encore l’éthique et l’esthétique de ces enquêtes, mais cela ne pourra pas se faire ni sans les praticiens ni sans les théoriciens (ces deux catégories se mélangeant souvent) investis dans cette pratique.


[1] Asia Ballufier, Charles-Henry Groult, (2023, 17 février). « Pourquoi Le Monde renforce sa cellule d’enquête vidéo en sources ouvertes (OSINT) », Le Monde, 17 février 2023.

[2] Kevin Limonier, Maxime Audinet (Eds.), OSINT, enquêtes et terrains numériques, Hérodote, n° 186, 2022.

[3] Allan Deneuville, Gala Hernández López, Jacopo Rasmi (Eds), Contre-enquêtes en open source, Multitudes, n° 89, 2022.

[4] « Story Killers : au cœur de l’industrie mortelle de la désinformation », Forbidden Stories, 14 février 2023.

[5] Benjamin H. Bratton, Le stack. Plateformes, logiciel et souveraineté, UGA éditions, 2019.

[6] John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, 1993, p. 166-167.

[7] Sébastien Bourdon, Matthieu Suc, « Néonazis dans l’armée : l’insupportable laisser-faire du ministère », Mediapart, 8 décembre 2021.

[8] Sébastien Bourdon, Matthieu Suc, « Des militaires français compromettent la sécurité de leurs opérations sur les réseaux sociaux », Mediapart, 10 décembre 2020.

[9] Sur les liens entre cinéma documentaire et OSINT, on pourra consulter : Occitane Lacurie, « L’intelligence d’une machine. Pratiques de l’Open Source Intelligence dans le cinéma documentaire contemporain », Quaderni, vol. 1, n° 108, 2023, p. 61-76.

[10] Voir à ce propos : Aline Caillet, L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales, Éditions Mimésis, 2019, et Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Éditions Corti, 2019.

[11] Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012.

[12] G. Milgram, « Le coaching PYRAMIDAL ! », vidéo mise en ligne sur YouTube le 13 janvier 2022.

[13] Nick Robinson, « The mystery of “MICHAELSOFT BINBOWS” », vidéo mise en ligne sur YouTube le 16 mai 2021.

[14] Dès 1995, le chercheur Robert Kozinets défend une netnographie pour la recherche : Robert Kozinets, Netnography. The Essential Guide to Qualitative Social Media Research, SAGE Publications, 2019.

[15] Ce service de production de documentaires est central dans l’écosystème OSINT. On lui doit notamment un des exemples canoniques d’enquêtes en sources ouvertes avec la réalisation de « Cameroon: Anatomy of a Killing – BBC Africa Eye Documentary ».

[16] Une enquête sur le même sujet a été réalisée par Le MondeLighthouse Reports, El País, Der Spiegel et Enass : « Morts de dizaines de migrants à Melilla : ce qu’il s’est vraiment passé à la frontière entre l’Espagne et le Maroc », Le Monde, 29 novembre 2022.

[17] Flux migratoires sur la route de la Méditerranée centrale (s. d.), Conseil de l’Union Européenne.

[18] Margherita Capacci, « Trafic d’êtres humains en Libye : la CPI promet, les tribunaux nationaux agissent », Justiceinfo.net, 17 février 2023.

[19] Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Les Presses du réel, 2018.

[20] Bruno Latour, Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 2007.

[21] Anne-Laure Amilhat-Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui?, PUF, 2015, p. 101.

[22] Julien Abadie et al., Pandore: Le monde dans l’œil d’Adam Curtis, Façonnage éditions, 2022, p. 197-198.

[23] Anne-Laure Amilhat-Szary, Op. cit., p. 9.

[24] Didier Bigo, Elspeth Guild (dir.), Controlling Frontiers: Free Movement into and within Europe, Ashgate, 2005.

[25] Voir par exemple : Nepthys Zwer, Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, La Découverte, 2021 ; ainsi que le travail de collectifs comme l’AntiAtlas des frontières, ou Orangotango avec l’ouvrage : Orangotango+, Nepthys Zwer (dir.), Ceci n’est pas un atlas. La cartographie comme outil de luttes. 21 exemples à travers le monde, Éditions du commun, 2023.

[26] Ismaël Halissat et al., « Sainte-Soline : comment Serge D. a été gravement blessé », Libération, 2 avril 2023.

[27] Charles Heller, Lorenzo Pezzani, « Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, p. 95, 2014.

[28] Arthur Carpentier, Adrien Vande Casteele, « Comment des appareils de surveillance de Frontex sont utilisés par les garde-côtes libyens pour intercepter des migrants », Le Monde, 5 janvier 2023.

Allan Deneuville

Chercheur en sciences de l'information et de la communication, ATER en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Lorraine

Mots-clés

Journalisme

Notes

[1] Asia Ballufier, Charles-Henry Groult, (2023, 17 février). « Pourquoi Le Monde renforce sa cellule d’enquête vidéo en sources ouvertes (OSINT) », Le Monde, 17 février 2023.

[2] Kevin Limonier, Maxime Audinet (Eds.), OSINT, enquêtes et terrains numériques, Hérodote, n° 186, 2022.

[3] Allan Deneuville, Gala Hernández López, Jacopo Rasmi (Eds), Contre-enquêtes en open source, Multitudes, n° 89, 2022.

[4] « Story Killers : au cœur de l’industrie mortelle de la désinformation », Forbidden Stories, 14 février 2023.

[5] Benjamin H. Bratton, Le stack. Plateformes, logiciel et souveraineté, UGA éditions, 2019.

[6] John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, PUF, 1993, p. 166-167.

[7] Sébastien Bourdon, Matthieu Suc, « Néonazis dans l’armée : l’insupportable laisser-faire du ministère », Mediapart, 8 décembre 2021.

[8] Sébastien Bourdon, Matthieu Suc, « Des militaires français compromettent la sécurité de leurs opérations sur les réseaux sociaux », Mediapart, 10 décembre 2020.

[9] Sur les liens entre cinéma documentaire et OSINT, on pourra consulter : Occitane Lacurie, « L’intelligence d’une machine. Pratiques de l’Open Source Intelligence dans le cinéma documentaire contemporain », Quaderni, vol. 1, n° 108, 2023, p. 61-76.

[10] Voir à ce propos : Aline Caillet, L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales, Éditions Mimésis, 2019, et Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Éditions Corti, 2019.

[11] Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012.

[12] G. Milgram, « Le coaching PYRAMIDAL ! », vidéo mise en ligne sur YouTube le 13 janvier 2022.

[13] Nick Robinson, « The mystery of “MICHAELSOFT BINBOWS” », vidéo mise en ligne sur YouTube le 16 mai 2021.

[14] Dès 1995, le chercheur Robert Kozinets défend une netnographie pour la recherche : Robert Kozinets, Netnography. The Essential Guide to Qualitative Social Media Research, SAGE Publications, 2019.

[15] Ce service de production de documentaires est central dans l’écosystème OSINT. On lui doit notamment un des exemples canoniques d’enquêtes en sources ouvertes avec la réalisation de « Cameroon: Anatomy of a Killing – BBC Africa Eye Documentary ».

[16] Une enquête sur le même sujet a été réalisée par Le MondeLighthouse Reports, El País, Der Spiegel et Enass : « Morts de dizaines de migrants à Melilla : ce qu’il s’est vraiment passé à la frontière entre l’Espagne et le Maroc », Le Monde, 29 novembre 2022.

[17] Flux migratoires sur la route de la Méditerranée centrale (s. d.), Conseil de l’Union Européenne.

[18] Margherita Capacci, « Trafic d’êtres humains en Libye : la CPI promet, les tribunaux nationaux agissent », Justiceinfo.net, 17 février 2023.

[19] Friedrich Kittler, Gramophone, Film, Typewriter, Les Presses du réel, 2018.

[20] Bruno Latour, Petites leçons de sociologie des sciences, La Découverte, 2007.

[21] Anne-Laure Amilhat-Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui?, PUF, 2015, p. 101.

[22] Julien Abadie et al., Pandore: Le monde dans l’œil d’Adam Curtis, Façonnage éditions, 2022, p. 197-198.

[23] Anne-Laure Amilhat-Szary, Op. cit., p. 9.

[24] Didier Bigo, Elspeth Guild (dir.), Controlling Frontiers: Free Movement into and within Europe, Ashgate, 2005.

[25] Voir par exemple : Nepthys Zwer, Philippe Rekacewicz, Cartographie radicale. Explorations, La Découverte, 2021 ; ainsi que le travail de collectifs comme l’AntiAtlas des frontières, ou Orangotango avec l’ouvrage : Orangotango+, Nepthys Zwer (dir.), Ceci n’est pas un atlas. La cartographie comme outil de luttes. 21 exemples à travers le monde, Éditions du commun, 2023.

[26] Ismaël Halissat et al., « Sainte-Soline : comment Serge D. a été gravement blessé », Libération, 2 avril 2023.

[27] Charles Heller, Lorenzo Pezzani, « Traces liquides : enquête sur la mort de migrants dans la zone-frontière maritime de l’Union européenne », Revue européenne des migrations internationales, vol. 30, p. 95, 2014.

[28] Arthur Carpentier, Adrien Vande Casteele, « Comment des appareils de surveillance de Frontex sont utilisés par les garde-côtes libyens pour intercepter des migrants », Le Monde, 5 janvier 2023.