Berlusconi, la dernière fois
Bien entendu, la dernière image n’est jamais unique dans ce cas précis ; à l’ère des médias sociaux et pour un personnage public de cette espèce, il y en a fatalement plusieurs. En témoignent les différents selfies pris le vendredi 9 juin à l’intérieur du Maximilian Bistrot, un bar-restaurant de Milano 2, le quartier construit par Berlusconi dans les années 1970, et où il avait ses habitudes quand il y était de passage.
Dans l’un d’entre eux, avec son sourire mécanique et sa veste noire traditionnelle sur les épaules, on le voit poser près d’un adolescent qui reprendra le cliché sur son compte Instagram, en mentionnant ce que l’ancien président du Conseil lui aurait dit à ce moment-là : « n’oubliez pas que je suis toujours l’homme le plus puissant d’Europe »[1]. Celui qui voulait vivre jusqu’à 120, voire 150 ans – le chiffre varie en fonction des confidents –, n’avait rien perdu de son sens de l’excès malgré l’éreintement général provoqué par la maladie.
Cette recherche spontanée de la dernière image est le signe que le silence post-mortem allait rester éphémère. De fait, ce dernier n’a guère résisté au flux, ou plutôt au reflux d’images qui ont immédiatement inondé les écrans de télévision des Italiens à l’annonce de la mort de Berlusconi. C’était certes prévisible, d’autant que sa santé fragile avait conduit les rédactions à anticiper le moment où il ne serait plus là. Encore faut-il porter attention à la composition des reportages télévisés qui remontent en images la vie de celui que l’on surnommait aussi « sua emittenza » (littéralement, « son émetteur », en référence à son empire audiovisuel, jeu de mots avec « sua eminenza », son éminence). Que ces reportages proviennent des chaînes de Mediaset, le groupe médiatique appartenant à la famille de Berlusconi, ou de la RAI, la télévision d’État, une même sélection d’archives étaient proposées au public italien, révélant le versant en apparence respectable de ce que tout le monde sait déjà : les nombreuses facettes d’un self made man qui a eu mille vies. Il y a le chanteur de variété, le promoteur immobilier en Lombardie, le propriétaire d’un grand club de foot (le Milan AC, champion d’Europe à plusieurs reprises), le président du Conseil réélu deux fois au milieu de toutes les adversités ; le défenseur sans faille de la famille malgré les divorces successifs, etc.
Les montages d’images des JT du 12 juin 2023 ont ainsi combiné la sphère privée et l’espace public, reconduisant, même sans le vouloir, une mise en scène savamment élaborée par Berlusconi de son vivant, celle d’une convergence fantasmée entre un destin individuel et le devenir d’une nation. S’il existe un culte de la personnalité dans le berlusconisme, c’est du côté de cet agencement visuel qu’il faut le chercher, dont il apparaît qu’il a survécu à son créateur désormais absent. On se souvient du discours du 26 janvier 1994 qui signa la « discesa in campo » de Berlusconi – expression d’origine sportive indiquant sa descente dans l’arène politique –, et qui fut repris à l’époque par toutes les chaînes d’information du pays à quelques mois des élections générales. En pleine décomposition de la première République, avec l’opération « Mains propres » qui dévastait en ce temps-là le système des partis, Berlusconi se présenta en homme providentiel, laissant entendre que ses succès comme entrepreneur privé allaient lui permettre d’organiser un « nouveau miracle italien ». La suite est connue : son parti, Forza Italia, remportera les élections contre la gauche déconfite d’Achille Occhetto.
On se souvient également du magazine de propagande électorale que Berlusconi avait fait parvenir en 2001 par voie postale à l’ensemble de la population en âge de voter. Intitulé Una storia italiana, dans une mise en page éloquemment voisine de celle des Chi ou Oggi (l’équivalent transalpin des Gala ou Voici), on y voit Berlusconi à son meilleur dans les domaines indifféremment privés ou publics : Berlusconi en orateur hors pair au sein de la chambre des députés, Berlusconi courant avec son chien dans sa villa à Arcore, Berlusconi vantant le made in Italy à l’étranger, Berlusconi en fils aimant dans les bras de sa mère Rosa, etc. Dans un essai consacré au « corps du chef », Marco Belpoliti a raison de signaler qu’Una storia italiana est inséparable d’un « modèle berlusconien » qui consiste essentiellement en une « extase du présent », laquelle trouve sa source dans une spectacularisation permanente de soi d’où tout pessimisme est banni[2].
La couverture médiatique qui a suivi la mort de Berlusconi a ainsi prolongé une esthétique visuelle qu’il avait façonnée auparavant, visant à consolider un optimisme de façade dont on ne peut pas dire qu’il fut dénué de réussite dans le domaine politique. On le sait, cet optimisme à toute épreuve, sensible à chacune de ses apparitions médiatiques, est une manière parmi d’autres de voiler le versant négatif de l’individu Silvio et du chef d’État Berlusconi, versant peu recommandable qui n’est pas moins connu des Italiens : l’origine mafieuse de sa fortune ; la corruption des élus politiques de tous bords pour protéger ses intérêts personnels ; les lois ad personam destinées à le préserver de la justice ; les fêtes « bunga bunga » aménagées suivant un système de prostitution organisé… Sans oublier, bien entendu, les effets humainement désastreux de décisions gouvernementales qui ont rythmé la vie du pays ces trente dernières années, et dont les répliques se font encore sentir, comme la mise à sac des services publics fondamentaux, la mise en vente de pans entiers du patrimoine culturel, ou la défense d’une politique migratoire d’une rare violence.
Des émissions à la télévision, notamment sur La 7, ont certes pu revenir au lendemain du 12 juin sur certains aspects de cet héritage sombre du berlusconisme. Elles reprenaient des images mille fois vues et revues (comme celles de Berlusconi dans l’enceinte du tribunal de Milan), et dont on peut se demander si elles ne font pas simplement partie du folklore national, quand elles ne favorisent pas un processus de victimisation dont se nourrissent les autocrates de tout poil. Il est toutefois clair que la pluie d’hommages qui a suivi la disparition de Berlusconi répond à une double stratégie : d’une part, masquer les méfaits d’un exercice du pouvoir qui a considérablement dégradé l’image de l’Italie dans le monde ; d’autre part, réécrire l’histoire de cette séquence politique à l’origine de cette dégradation. L’occupation médiatique des alliés de Berlusconi après sa mort comme des membres du gouvernement actuel, auquel Forza Italia est associé, a été symptomatique à cet égard.
Considérons d’abord les réactions de la présidente du Conseil, Giorgia Meloni, à la tête d’une coalition dont l’orientation post-fasciste n’a jamais été aussi affirmée au niveau de l’exécutif depuis le ventennio de Mussolini. Sur son compte Instagram, en ce 12 juin, la cheffe du parti Fratelli d’Italia loue en premier lieu le « courage » et la « détermination » du « combattant » Berlusconi, l’un des hommes politiques « les plus influents de l’histoire italienne » et qui ne se donnait, poursuit-elle, « aucune limite » pour mener à bien ses missions au service de toutes et tous. Toujours l’idée de l’être providentiel, du sauveur de la nation. Filmée de face à mi-corps, en tailleur bleu, l’allocution de Meloni est brève, moins d’une minute : une durée idéale pour en accroître le partage sur d’autres réseaux et sa reprise massive à la télévision. Plus tard cependant, dans la même journée, un autre type de vidéo surgit sur le même compte Instagram. Il s’agit cette fois d’une séquence d’archive de Berlusconi en meeting avec le Peuple de la Liberté, sa coalition à l’époque ; nous sommes en juin 2009, et Berlusconi est interrompu pendant son discours par une poignée de contestataires ; d’un coup, et derrière son regard faussement goguenard, transparaît la haine irrépressible d’un être qui insulte ses opposants en leur hurlant qu’ils sont de « pauvres communistes ». Fin de l’extrait, accompagné d’un commentaire de Meloni qui loue Berlusconi et sa capacité à toujours répondre à la « haine » par « le sourire et avec une blague ».
L’anticommunisme de Berlusconi est notoire ; il réapparaît ainsi le jour même de sa mort, sous la forme d’un post sur l’Instagram officiel de la cheffe de l’exécutif en exercice, comme si cet exécutif poursuivait la stratégie de la division de son prédécesseur, alors qu’il devrait veiller sans relâche à protéger l’unité du pays. Ce qui est nouveau, c’est que cet anticommunisme peut par ailleurs susciter une réelle émotion chez celles et ceux qui en sont les témoins en première ligne, alors qu’ils ou elles sont censé·e·s le traiter avec objectivité. Cette émotion a notamment transi la journaliste de Canale 5 Elena Guarnieri, qui travaille comme présentatrice pour la chaîne de Mediaset depuis de nombreuses années. En direct de la place du Duomo de Milan où se déroulent les funérailles de Berlusconi, la journaliste décrit ce qui se passe aux abords de la cathédrale. Soudain un chant que l’on a davantage l’occasion d’entendre dans un stade se fait entendre, tandis qu’une partie de la foule initie un mouvement de petits bonds sur place. S’élève alors dans le ciel milanais la ritournelle suivante, répétée ad nauseam : « Chi non salta comunista è ! » (« Qui ne saute pas est communiste ! »)[3]. Elena Guarnieri est au bord des larmes, elle va bientôt rendre l’antenne.
La disparition de Berlusconi constitue le prétexte à une reconfiguration de son action politique.
Il y a quelque chose de troublant à considérer comment un affect politique aussi clivant – l’anticommunisme primaire, un élément constitutif du discours berlusconien – puisse produire une réaction émotive aussi intense à une échelle médiatique aussi vaste. Là où on attendrait un embarras légitime face à un slogan chanté plus que menaçant, ou bien une indifférence feinte de la part d’une professionnelle de l’information, nous avons un aperçu de l’inquiétante coalescence entre haine et émotion en politique : la première servant de moteur à la seconde, tandis que l’émotion absorbe la haine en la rendant non pas banale, mais désirable.
Cette séquence télévisuelle, aussi brève soit-elle, nous signale à sa façon que c’est du côté du fonctionnement de ce désir que doit se situer une analyse critique des agents plus ou moins extrêmes du berlusconisme, et non pas depuis la plainte inoffensive, et pourtant si répandue, qui se nourrit de la bouffonnerie présumée de son inventeur. Il existe une « véritable jouissance » issue d’une haine de moins en moins rentrée envers celles et ceux qui cherchent à s’émanciper des structures dominantes soucieuses de réguler nos existences. C’était déjà l’hypothèse de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans L’Anti-Œdipe : le pouvoir est affaire de désir, et ce désir est inséparable d’une « haine pour ceux qui ne s’y soumettent pas »[4]. Dans une optique à la fois autre et voisine, Jacques Rancière place l’examen contemporain de cette haine sur la scène politique de ce qu’il appelle pour sa part une « passion de l’inégalité », laquelle n’est pas seulement affaire de classes, puisqu’elle « permet également aux riches et aux pauvres de se trouver une multitude d’inférieurs sur lesquels ils doivent à tout prix conserver leur supériorité »[5].
La « passion de l’inégalité », c’est probablement ce qui soude les électorats hétérogènes de Berlusconi, Trump, Bolsonaro ou encore Orbàn. Le premier ministre hongrois était d’ailleurs l’un des rares chefs d’État à être présents à l’intérieur du Duomo pour les funérailles de Berlusconi ; les quelques plans rapprochés sur sa personne fournis par la réalisation italienne nous faisaient comprendre, par contraste, que l’ancien Cavaliere était devenu bien peu fréquentable sur la scène internationale. Où étaient les autres gouvernants de la planète qu’il se vantait d’avoir côtoyés quand il était président du Conseil ? L’iconographie avec les « grands de ce monde » célébrant l’influence de Berlusconi dans les relations internationales semble loin (en 2003, au moment de l’invasion américaine en Irak, on le voyait tout sourire aux côtés de Bush, Blair et Aznar). Sur ce rayonnement supposément planétaire et les liens noués dans le temps avec certains leaders, on notera par ailleurs un court reportage de la télévision russe le 12 juin interrogeant Poutine sur son amitié avec l’ancien caïman. Face au micro du journaliste, dans un cadrage minimaliste, le chef du Kremlin, visiblement ému, salue en « [son] ami » une qualité rare chez les hommes politiques : « le fait de dire ce que l’on pense ». Venant d’un président devenu maître dans la manipulation des opinions publiques ou de ses homologues étrangers, cet hommage ferait rire s’il n’intervenait pas dans le contexte tragique de la guerre en Ukraine.
Plus globalement, il apparaît bien que la disparition de Berlusconi constitue le prétexte à une reconfiguration de son action politique suivant un même processus discursif, où l’aberration est la norme, et où l’indifférence à cette aberration est devenue coutumière. Là aussi, c’est un trait distinctif du berlusconisme, dans lequel les antisystèmes dits « populistes » se reconnaissent pleinement : plus les énoncés sont énormes, plus on engourdit l’esprit de ses opposants, et plus le pouvoir auquel on aspire se consolide. La perle provient sans doute d’Umberto Bossi, l’ancien responsable de la Ligue du Nord, déjà présent dans la coalition du premier gouvernement Berlusconi en 1994, et qui a fourni devant les caméras venus l’accueillir sur le parvis du Duomo le jour des funérailles, les trois valeurs qui, d’après lui, définissent son ancien collègue : « le beau, le bon et le juste » (« Il bello, il buono e il giusto »). Il serait aisé de reprendre concrètement chacun de ces trois termes, et de les confronter à une réalité distincte, voire opposée dans les faits : le « beau » et les programmes des chaînes de Berlusconi (variété, talk-shows, télé-réalité…) ; le « bon » et le désintérêt envers les catégories défavorisées de la population (ou touchées par des catastrophes naturelles, comme le tremblement de terre à L’Aquila en 2009) ; le « juste » et le mépris constant envers les juges.
Il faudrait que les fabricants d’images – journalistes, cinéastes, militant·e·s, etc. – se confrontent ouvertement à cette stratégie de surenchère dans l’énormité discursive, laquelle trouve dans l’élément audiovisuel (télévision, réseaux sociaux, etc.) un vecteur d’amplification considérable. Il conviendrait de parvenir au point où on ne l’esquive plus, d’autant que cette surenchère trouve dans les extrêmes de nouveaux alliés redoutables. Un film de fiction pourrait en surligner les traits sensibles, en vue d’engendrer une relation distanciée avec le système de l’infotainment que nous connaissons, sans tomber pour autant dans les travers d’une dénonciation kitch. En ce sens, les films sur la télévision de Federico Fellini – Ginger et Fred (1985), Intervista (1987) ou La Voce della luna (1990) – forment déjà une réponse visuelle et sonore au berlusconisme rampant. Le style fellinien ne délire pas cette nouvelle télévision du début des années 1980 ; il aspire au contraire à en révéler le fonctionnement d’un point de vue quasi-documentaire. Comme le déclare Fellini à la même époque : « on ne peut pas aller au-delà de ce qui existe déjà »…
On connaît plus globalement l’écueil principal d’une perspective critique en ces matières filmiques ou audiovisuelles : celui de tomber dans une forme de bêtisier du berlusconisme, genre dont l’efficacité est nulle. Nanni Moretti dans Le Caïman (2006) avait bien décrit les travers du sottisier, par ailleurs dominant dans la narration de gauche (ce qui lui avait valu beaucoup d’inimitiés dans son propre camp) : « on se moque de Berlusconi, de ses blagues, de ses implants capillaires, de ses liftings, etc. », sans voir que celui-ci se nourrit de cette moquerie qui le prend de haut, tout en le laissant, intact, au centre du jeu politique.
Il n’est pas certain que sa mort change la donne, d’autant que le relais médiatique est repris par celles et ceux qu’il a lancés en politique. À l’instar de Giorgia Meloni, donc, qui, rappelons-le, fut ministre de la Jeunesse dans le troisième gouvernement Berlusconi (2008-2011). Deux jours après l’annonce de son décès, et le jour de ses obsèques nationales, le mercredi 14 juin, Meloni a mis en ligne un quatrième post sur son compte Instagram pour saluer une nouvelle fois la mémoire de celui qu’elle présente parfois comme son mentor. Dans un montage nerveux qui mime le zapping télévisuel, et où l’on retrouve les mêmes et sempiternelles images de Berlusconi, quelques intertitres apparaissent dans le passage des unes aux autres. L’un d’entre eux signale que celui-ci « était toujours disposé à défendre l’intérêt national ». Pour un individu entré en politique pour la préservation de ses intérêts personnels, et ayant pris en otage les plus grandes institutions de la nation pour garantir l’effectivité de cette préservation, il serait insuffisant de caractériser l’intertitre choisi par Meloni comme étant seulement hypocrite, voire cynique. Il a davantage quelque chose de « monstrueux », au sens raisonné qu’attribuait Michel Foucault à l’usage de ce terme dans le champ politique. Le « monstre politique », c’est celui qui, étant à la tête d’un pays, privilégie ses intérêts privés au détriment l’intérêt du plus grand nombre, et fait croire qu’il assure la conservation du « pacte social fondamental » alors que seuls comptent ses propres intérêts.
Pour Foucault, l’apparition de ce type de monstre va sceller la fin de la monarchie en France : le monstre humain qui surgit alors « ce n’est pas l’assassin, ce n’est pas le violateur, ce n’est pas celui qui brise les lois de la nature ; c’est celui qui brise le pacte social fondamental. Le premier monstre, c’est le roi »[6]. D’autres lui survivront. Berlusconi en a été un avatar éloigné, et il a participé à n’en pas douter à cette « histoire des monstres humains » esquissée par Foucault, et qu’il nous appartient de poursuivre aujourd’hui à partir des énoncés et des visibilités qui en émanent. La storia italiana de Berlusconi, si elle persiste dans son propre pays, peut susciter des vocations sur d’autres territoires, proches ou lointains, comme elle a inspiré d’autres protagonistes politiques dans un passé encore récent (exemplairement, Donald Trump). De nouveaux monstres occupent des postes de responsabilité, d’autres aspirent à les reconquérir, d’autres encore sont en embuscade, tout près de chez nous, voire chez nous.