Société

Une révolte politique, fruit de la répression du militantisme dans les quartiers populaires

Politiste

Si la révolte qui a éclaté après la mort de Nahel s’avère très politique, c’est qu’elle se comprend comme une réponse à des décennies de marginalisation sociale de quartiers qui se sont peu à peu autonomisés, à mesure qu’ils étaient délaissés par les partis politiques. Or, la myriade d’organisations diverses qui les avait pris en charge a été très fragilisée ces dernières années, voire ouvertement attaquée par les pouvoirs publics.

Les causes de l’embrasement qu’a connu la France la semaine dernière sont éminemment politiques. D’abord, car la mort de Nahel est indirectement le produit de la loi de 2017 qui a facilité le recours à la légitime défense et s’est traduite par une augmentation significative du nombre de tirs et de morts dans les interactions avec la police.

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Politique encore, en ce que la révolte est une réponse à des décennies de marginalisation sociale de ces quartiers. Contrairement à ce qu’avance une vulgate peu informée, malgré ses milliards la Politique de la ville n’est qu’une maigre compensation au fait que la République consacre moins de moyens à ces territoires qu’aux autres, que ce soit en termes d’éducation, de transports et plus généralement d’accès au service public. Des députés de droite et de la République en Marche l’avaient d’ailleurs reconnu en 2018 dans le cadre d’un rapport parlementaire sur la Seine-Saint-Denis[1].

Les gouvernements successifs ont ainsi fait le choix répété de donner moins à ceux qui ont déjà moins. La colère cible dès lors d’abord les symboles d’un État qui a failli : commissariats, mairies, écoles. Dans le cadre de mes recherches, j’ai souligné la fréquence de la mention des élus, de l’État ou de « la France » quand les personnes identifient les causes des discriminations qu’elles subissent[2]. Le personnel politique est souvent jugé responsable des injustices : par inaction, en renvoyant les inégalités vécues à la responsabilité des habitants eux-mêmes ou en contribuant à la stigmatisation de ces territoires par leurs discours. Les habitants de ces quartiers ont bien conscience de la dimension politique de leurs problèmes.

L’autonomie politique des quartiers populaires

Mais pourquoi certains d’entre eux l’expriment-ils de façon si violente et auto-destructrice ? De fait, les élections sont rarement perçues comme un moyen d’améliorer son sort, fruit de décennies de promesses non tenues, notamment à gauche. Cette démobilisation électorale est renforcée par la distance sociale vis-à-vis d’élus auxquels on peine à s’identifier et dont on a le sentiment qu’ils ne peuvent comprendre ce que l’on vit. Au-delà, la gauche, qui continue de recueillir les suffrages de ceux qui votent, n’a historiquement entretenu qu’un rapport paternaliste ou clientéliste à ces quartiers, si bien que leurs habitants voient rarement les partis comme un moyen d’améliorer leur condition[3].

Cette marginalisation par le système partisan explique que depuis les années 1980 les quartiers aient vu fleurir une myriade d’organisations autonomes visant à représenter leurs intérêts : le Mouvement Immigration Banlieue, le Forum social des quartiers populaires, le Front uni des immigrations et des Quartiers populaires, la Coordination pas sans nous, Comité Adama, le Front de mères, sans parler des dizaines de petites associations qui œuvrent localement dans ces quartiers… Ces acteurs ont permis d’offrir une voix aux habitants de ces quartiers, de défendre leurs intérêts quand personne ou si peu ne le faisait.

Des corps intermédiaires fragilisés

Or, ces corps intermédiaires sont aujourd’hui extrêmement fragilisés. Ils manquent de moyens financiers et ont été durement affectés par la suppression des emplois aidés en 2017. Plus encore, les modalités de financement des associations contribuent souvent à leur auto-censure et in fine leur dépolitisation, l’expression de critiques à l’égard des financeurs pouvant se traduire par des sanctions délétères. Le travail nécessaire d’éducation populaire pour structurer les colères n’est dès lors plus toujours opéré. Ces acteurs militants sont en outre souvent vus d’un mauvais œil par les pouvoirs publics : trop à l’image des habitants de ces quartiers, on les qualifie de « communautaristes », de « séparatistes », « d’islamistes »…

Certaines associations, comme récemment Femmes sans frontières à Creil, ont ainsi perdu leurs financements, sans autre explication possible que la présence en leur sein de femmes portant un voile[4]. Les centres sociaux, dont on redécouvre aujourd’hui le rôle essentiel, ont aussi été attaqués. À Tourcoing, une MJC a dû fermer ces derniers mois après la perte de tous ses financements, sans autre justification que la présence pourtant légale de salariées portant un foulard en son sein. La Fédération nationale des centres sociaux a également été la cible de critiques acerbes de la ministre de la Vie associative, suite à une rencontre sur la lutte contre les discriminations avec des jeunes à Poitiers, qui avait semblé trop peu républicaine à son goût. Un rappel à l’ordre qui peut contribuer à la dépolitisation du travail social.

Dans un autre domaine, celui du logement, central pour les résidents des banlieues, des associations ont aussi été ouvertement attaquées, accusées de communautarisme et exclues du système de représentation des locataires[5]. À Grenoble, l’Alliance citoyenne a fait l’objet d’une plainte par un bailleur du fait de son recours à la désobéissance civile. Récemment, à Roubaix, la mobilisation d’un collectif d’habitants contre un projet de rénovation urbaine qui leur impose de quitter leurs logements contre leur gré a été disqualifiée, se voyant reprochée d’être impulsée par des « dealers » et des « délinquants ». Quelques années plus tôt, la Table de quartier du Pile avait aussi perdu financements et local, suite au travail d’organisation de la colère d’habitants qui ne souhaitaient pas non plus quitter leur quartier[6]. Non seulement les fonds de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) ne sont pas employés à stimuler la participation dans ces quartiers, mais la rénovation urbaine se fait le plus souvent contre elle. La dispersion des habitants induite par la rénovation urbaine brise les réseaux de solidarité informelle qui constituent à la fois un filet de sécurité sociale et le ferment de l’action collective dans ces territoires. Le choix de se concentrer sur la rénovation du bâti plutôt que sur le social depuis la création de l’ANRU en 2004 se paie aujourd’hui très cher.

Des militants attaqués

Ces exemples contrastent avec l’usage pour le moins erratique des fonds publics dans le cadre de la lutte contre le séparatisme orchestré par le Fonds Marianne, ayant servi à financer des associations à l’activité pour le moins discrète. Au-delà des questions financières, certaines organisations ont fait face à une répression plus frontale. Faut-il rappeler le traitement institutionnel qu’a connu le Comité Adama ces dernières années ? Plaintes en diffamation contre Assa Traoré, emprisonnement pour Bagui Traoré, attaques du président de la République les accusant de séparatisme… En juin 2020, ils n’avaient pourtant fait qu’organiser des manifestations pacifiques suite à la mort de George Floyd. Ces protestations d’ampleur contre les violences policières n’ont débouché sur aucune réforme des pratiques institutionnelles. Comment s’étonner dès lors que quand les voies traditionnelles d’expression de la colère sont bouchées celle-ci ne s’exprime autrement ?

La loi « Séparatisme » est venue parachever ce processus en 2021, en institutionnalisant la défiance à l’égard des associations, via le Contrat d’engagement républicain et la facilitation des dissolutions. Avant cela, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France – quand bien même le Conseil d’État avait reconnu qu’il n’était pas impliqué dans l’assassinat de Samuel Paty – a fait disparaitre une organisation structurée qui travaillait sur l’une des discriminations les plus durement ressentie dans ces territoires. Elle a été suivie par la dissolution du Collectif contre le racisme et l’islamophobie. Si les prises de position de ces acteurs parfois virulents ont pu heurter, elles incarnaient à leur manière, tout en permettant de la structurer, la colère qui habite les minorités françaises.

Au-delà de la politisation ordinaire, quels débouchés politiques ?

Ces quelques cas, loin d’être exhaustifs, font système. Plus que d’un rendez-vous manqué, ils témoignent de la répression institutionnelle des militants des quartiers. Celles et ceux qui seraient les mieux à même d’offrir un débouché pacifique et politique aux colères nées de discriminations et d’inégalités endémiques sont souvent perçus comme des ennemis de la nation[7]. Si le pouvoir actuel a radicalisé la gestion autoritaire des quartiers populaires, elle le dépasse et le précède, comme en témoigne la répétition des émeutes ces dernières décennies. Si l’on veut éviter que les mêmes révoltes ne se reproduisent dans cinq ou dix ans il faut s’attaquer aux racines politiques du mal. Réformer la police, permettre une éducation et des services publics de qualité, mais aussi transformer les pratiques démocratiques en changeant de regard et de rapport aux militants de ces quartiers qui réclament l’égalité.

Les conséquences politiques pour le moins incertaines du soulèvement actuel imposent cependant d’aller au-delà du constat nécessaire de la politisation de l’émeute. Rappeler la politisation ordinaire des habitants des quartiers ne suffira pas, comme la crainte des violences n’a pas suffi à créer un rapport de force capable de faire bouger les lignes. Si la séquence actuelle rappelle le potentiel politique des quartiers populaires, l’organisation de la colère demeure un chantier ouvert.


[1] Rapport sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis, François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo, 31 mai 2018.

[2] Voir J. Talpin et al. L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF, 2021.

[3] De fait, quand ils prennent davantage à bras le corps les enjeux jugés centraux par cet électorat, ils recueillent des résultats significatifs, voire parviennent à freiner la montée de l’abstention, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon en 2022.

[4] « “Prosélytisme religieux” : une association asphyxiée par le poison de la rumeur », Médiapart, 23 février 2023.

[5]  A. Delfini, « La démocratie locative confisquée », Métropolitiques, 2022.

[6] J. Talpin, « Une répression à bas bruit », Métropolitiques, 16 février 2016.

[7] Pour davantage d’éléments, voir J. Talpin, Bâillonner les quartiers, Les Etaques, 2020.

Julien Talpin

Politiste, Chargé de recherche au CNRS

Notes

[1] Rapport sur l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis, François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo, 31 mai 2018.

[2] Voir J. Talpin et al. L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, PUF, 2021.

[3] De fait, quand ils prennent davantage à bras le corps les enjeux jugés centraux par cet électorat, ils recueillent des résultats significatifs, voire parviennent à freiner la montée de l’abstention, à l’instar de Jean-Luc Mélenchon en 2022.

[4] « “Prosélytisme religieux” : une association asphyxiée par le poison de la rumeur », Médiapart, 23 février 2023.

[5]  A. Delfini, « La démocratie locative confisquée », Métropolitiques, 2022.

[6] J. Talpin, « Une répression à bas bruit », Métropolitiques, 16 février 2016.

[7] Pour davantage d’éléments, voir J. Talpin, Bâillonner les quartiers, Les Etaques, 2020.