International

Fin de la discrimination positive aux États-Unis ?

Politiste

Un an après son revirement historique sur l’avortement, la très conservatrice Cour suprême a mis fin aux programmes de discrimination positive à l’université. Aussi prévisible qu’appréhendée, cette décision contestée par les progressistes risque de provoquer un net recul de la proportion d’étudiants noirs ou latinos dans les établissements américains les plus prestigieux.

Depuis plusieurs mois, la décision était attendue et redoutée. Allait-on pouvoir continuer d’utiliser la « race » comme critère de recrutement à l’université ? La décision que vient de prendre la Cour Suprême avec les arrêts Students for Fair Admissions contre l’université de Caroline du Nord et contre Harvard doivent s’apprécier dans leur contexte.

publicité

Aux États-Unis, pas de plateforme nationale de type Parcoursup. Chaque université met en place ses propres procédures d’admission. Certes, les universités publiques sont soumises à des règles plus contraignantes État par État, mais les grands établissements privés, à l’image de Harvard ou de Columbia, sont, eux, entièrement libres de fixer leurs règles d’admission. Le seul cadre qu’ils avaient à respecter était celui de la Constitution américaine. La Cour suprême vient mettre fin à la « discrimination positive » en limitant concrètement toute autonomie pour user de la préférence raciale dans le tri des candidatures. Une nouvelle qui dévaste la majorité des Démocrates, très investis dans les initiatives de diversité depuis les années 1960. Les Républicains, quant à eux, se réjouissent du rétablissement de l’admission au mérite.

Pourquoi la discrimination positive ?

Pour analyser cet épisode, il faut rappeler combien les universités américaines sont attachées à sélectionner leurs recrues. Leur prestige et le montant des frais de scolarité sont directement proportionnels à la sélectivité de leur processus d’admission. Celui-ci a connu une première phase de rationalisation, dans les années 1950, avec la mise en place de tests standardisés en fin de lycée. Ces fameux « SATs » (standardized admission tests) prennent la forme de questionnaires à choix multiples (QCM). Le score obtenu offre une échelle de comparaison des candidatures. Avec pour but de rompre avec la logique de la recommandation familiale. Cette étape, nécessaire mais non suffisante, a permis un premier élargissement de l’accès à l’enseignement supérieur. Dans les années 1960, un nouveau palier a été franchi avec le mouvement des droits civiques qui a porté les universités à mettre en œuvre des mesures de « discrimination positive ».

Ces mesures qualifiées d’affirmative action ont transformé la pratique des quotas qui existaient jusqu’alors, celles visant à limiter le nombre d’étudiants de certaines catégories socio-démographiques. Un nouvel objectif leur était assigné. Il fallait désormais compenser la sous-représentation des minorités à l’université, après des décennies de ségrégation raciale. Une déségrégation partielle puisque la persistance d’universités dites « historiquement noires » est un trait frappant aux États-Unis. Cette politique se concevait comme une mesure d’équité. Il fallait donner une opportunité égale à chacun, quelle que soit sa « race » ou son ethnicité. La justesse de ce système a été, depuis ses débuts, au cœur de vives polémiques.

La Cour suprême a été amenée à se prononcer plusieurs fois sur la constitutionnalité de la préférence raciale dans les admissions à l’université. Le premier cas est resté célèbre. Allan Bakke, aspirant à des études de médecine, avait été refusé. Il s’était estimé lésé parce qu’il était Blanc. Dans la décision California v. Bakke (1978), un compromis avait été tracé : la « race » pouvait être prise en considération dans les critères d’examen individualisé des dossiers mais non dans le cadre d’une politique de quotas. En 2003, la Cour suprême avait même interdit un mécanisme de surpondération automatique des étudiants des minorités (Gratz v. Bollinger) et reconnu que la préférence raciale devrait être pratiquée sur une période limitée, alors estimée à 25 ans (Grutter v. Bollinger).

L’opinion des juges suprêmes inclinait vers le caractère nécessaire, mais aussi nécessairement temporaire de la discrimination positive. L’enjeu de cette politique d’admission est celui de la racialisation des rapports sociaux. Il repose sur le postulat que la « race » est part intégrante de l’identité et du mérite. Mais sans trancher une question : l’affirmative action est-elle le ferment de l’égalité ou la perpétuation de la ségrégation des esprits ? D’où la position du juge suprême afro-américain Clarence Thomas. Accepté dans les grandes facultés de droit comme Harvard et Yale dans les années 1970, il s’est déclaré contre la préférence raciale. Son analyse ne pouvait que heurter les tenants du mouvement de la justice sociale (aussi qualifié de « woke » par ses détracteurs) qui voyaient, eux, dans l’universalisme (colorblindness) une caution du « privilège blanc », sinon un cheval de Troie du « racisme systémique ».

Ces décisions de justice n’ont en rien éteint la controverse. On en connaît le ressort : les jeunes issus des minorités ayant tendanciellement accès à une éducation de moindre qualité, le niveau des étudiants acceptés s’avère plus bas si on surpondère la « race ». Un constat qui est utilisé pour dénoncer le désavantage des étudiants de meilleur niveau mais dont la catégorie démographique est déjà surreprésentée dans le corps des étudiants. On oublie, en revanche, de mentionner que toutes les minorités ne sont pas égales face aux inégalités. En 2018, l’université d’Harvard avait estimé que si les seuls résultats scolaires étaient pris en considération, 43 % de leurs étudiants seraient Asio-Américains, alors qu’ils étaient 19 % au moment de l’étude. Les données d’admission les plus récentes montrent que leur proportion effective est en augmentation continue, pour atteindre 29,9 % en 2023. Preuve que les minorités ne forment pas un bloc homogène. Elles diffèrent dans leurs niveaux de revenus comme dans leur rapport au système éducatif.

La saisie régulière de la Cour suprême

La décision de la Cour suprême de juin 2023 est le résultat d’actions en justice engagées par Students for Fair Admissions, une association représentant les intérêts des étudiants Asio-Américains fondée en 1971 et toujours pilotée par le militant conservateur Howard Blum. Bien que n’étant pas juriste, Blum est connu pour être un entrepreneur en actions en justice financées par des groupes républicains. Les plaintes à l’encontre de Harvard ainsi que de l’Université de Caroline du Nord ont été déposées en 2014. Leur motif ? Une politique d’admission discriminatoire envers les étudiants Asio-Américains. Résultat : les juges suprêmes ont, à la majorité, décidé que ces universités avaient violé le 14e amendement de la Constitution, dont la première section est relative à la protection des droits.

Il faut le noter : des États avaient déjà légiféré dans ce sens. Et pas seulement à dominante républicaine. La préférence raciale avait été bannie des universités publiques de neuf États : en Californie depuis 1996 (proposition 209 approuvée par référendum local), en Floride depuis 1999, dans le Michigan depuis 2006 (et aussi en Arizona, Idaho, Nebraska, New Hampshire, Oklahoma et Washington). Un nouveau vote avait été organisé en 2020 en Californie sur cette question : l’électorat de ce bastion démocrate avait confirmé la non-prise en compte de la race dans les admissions universitaires. Dans les États ne pratiquant pas la préférence raciale, c’est souvent un système basé sur la prise en compte des résultats scolaires qui est mis en œuvre. Un schéma d’admission dit « au mérite » (merit-based system) qui consiste à garantir l’entrée aux 10 % ou 20 % meilleurs élèves de chaque classe dans une université publique de l’État. Ce type de méritocratie avait plutôt profité aux étudiants issus des catégories socioprofessionnelles mieux loties.

La géométrie variable du mérite

Le mérite est une notion protéiforme. Ne l’oublions pas : les universités privées les plus prestigieuses continuent de donner une préférence aux candidats descendants d’anciens élèves (legacy admissions). Leur motivation en est matérielle : s’assurer de la fidélité des grands donateurs dans un système de financement basé sur la philanthropie. Cette politique d’héritiers n’a pas été remise en cause par la Cour suprême. Il est vrai que les cas examinés ne portaient pas sur ce point. En tout cas, si la compétition pour entrer dans les universités d’élite est intense, les plus riches savent user et parfois abuser de leurs ressources financières pour placer leurs enfants.

En 2021, un très médiatique procès avait mis en lumière des pratiques de fraude et de corruption à l’entrée d’universités prestigieuses. Moyennant quelques centaines de milliers de dollars, les candidats étaient présentés comme des sportifs accomplis afin de s’assurer une acceptation malgré des résultats médiocres. La préférence pour les athlètes de haut niveau compte, de manière générale, parmi les privilèges d’admission. Par contraste, le système promu dans la plupart des universités pratiquant la préférence raciale est celui des admissions dites « holistiques ». Les candidatures ne sont pas seulement examinées sur la base des résultats académiques mais aussi sur des activités extra-scolaires (sport de haut niveau, bénévolat) ou encore sur des lettres de recommandation, des lettres de motivation et des entretiens en face-à-face.

Les deux systèmes d’admission ne sont pas toujours exclusifs l’un de l’autre : un contingent de places peut ainsi être pourvu « au mérite » et le reste par des procédures « holistiques » (comme dans le Texas). Il existe aussi des admissions par tirage au sort (admissions lotteries), un recrutement opéré parmi tous les candidats ayant des notes au-dessus d’un certain seuil. Il faut donc parler d’un éclatement des procédures d’admission et dissocier ce qui est observé de ce qui est mis en scène.

La « race » comme critère d’admission

La Cour suprême, aujourd’hui composée majoritairement de juges républicains conservateurs, a-t-elle contrarié l’opinion publique américaine ? En amont de la décision, le très sérieux et non partisan Pew Research Center avait mené une enquête sur ce sujet. Les résultats sont éloquents : un Américain sur deux désapprouve la considération de la « race » dans les admissions, contre seulement un sur trois qui l’approuve (le reste étant sans avis). Le camp du « disapprove » est composé de 74 % de Républicains et 29 % de Démocrates, de 57 % de Blancs, 52 % d’Asiatiques, 39 % d’Hispaniques et de 29 % de Noirs. Les non-diplômés du supérieur sont 52 % à désapprouver et 28 % à soutenir, alors que les détenteurs d’un diplôme supérieur sont respectivement 47 % et 45 %.

Des résultats qui invitent à la nuance et à l’observation plutôt qu’à la déclamation : ainsi, un tiers des Noirs interrogés a répondu que les opportunités ne leur semblaient ni pires ni meilleures avec la discrimination positive, ou n’avoir aucun avis sur le sujet. Si 82 % des Américains ont déclaré que la « race » ne devrait pas être un critère d’admission à l’université, il serait faux d’y voir une croisade contre la diversité. Ce qui est en cause, c’est un désaccord sur le moyen d’y parvenir, selon une étude du Washington Post. La polarisation de la société américaine, dont on n’a de cesse de dénoncer les méfaits, n’est donc pas si nette sur la question des admissions à l’université. Le New York Times le reconnaît lui-même : si les résultats des enquêtes d’opinion varient selon la formulation des questions, la préférence raciale à l’université n’est globalement pas très appréciée des Américains. Ce qui laisse augurer une contestation moins vive de la décision de la Cour Suprême que pour la remise en cause, en 2022, de la protection constitutionnelle de l’avortement.

La diversité est-elle menacée ?

Noirs, Hispaniques ou Indiens-Américains vont-ils disparaître progressivement de l’enseignement supérieur ? Rien n’est moins sûr. Si la case « race » va disparaître des formulaires de candidature, les universités qui le souhaiteront pourront user de bien des moyens pour contourner la décision de 2023. Des alternatives « race-neutral » ont déjà été expérimentées dans les États interdisant la préférence raciale. Le mécanisme est simple : ces minorités étant tendanciellement plus pauvres et spatialement ségrégées, le niveau de revenus ou l’adresse de résidence forment des indicateurs indirects (race proxies). Le niveau de diplômes des parents, la langue parlée à la maison ou le soutien de tiers dépendants sont d’autres variables possibles pour identifier des publics cibles. La faculté de médecine de l’Université UC Davis en Californie a même développé un « indicateur de désavantage socio-économique ». L’outil permet de combiner un certain nombre de ces variables pour le classement des dossiers. Il n’y a cependant encore aucun algorithme intégrant cet indicateur avec les notes des bacheliers.

Joe Biden a publiquement défendu de tels « scores d’adversité » (adversity scores). Ces derniers objectivent les difficultés rencontrées les étudiants, et donc leur mérite sociologique. Les universités pratiquant des admissions holistiques pourront, elles, favoriser les candidats de minorités visibles lors des entretiens, ou à partir de thèmes suggérés dans les lettres de motivation. Un seul exemple : le récit d’une expérience de discrimination sera peu contestable dans la mesure où l’appréciation du caractère (ici, la capacité à surmonter les difficultés) fait partie des critères d’admission légaux. On le devine : les outils pour continuer à faire de la « discrimination positive » existent. Les universités engagées pour la diversité ne manqueront pas de les utiliser. En revanche, comme il n’existe pas d’entité politique unique ayant compétence à réguler directement les admissions à l’université, les combats dans les tribunaux vont se multiplier. Une judiciarisation qui est, évidemment, par son coût d’accès, plus un problème qu’une solution.


Elisa Chelle

Politiste, Professeure à l’Université Paris Nanterre, Chercheuse affiliée au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po

Une crise de l’opéra ?

Par

Accessibilité fragilisée, dépendance croissante à l’égard d’intérêts privés, parité qui ne progresse pas, coupure avec les grands enjeux environnementaux et sociaux, est-ce là l’opéra de demain ? En... lire plus