Spectacle vivant

Déterrer les mort.e.s / faire paradis : sur le Festival d’Avignon 2023

Philosophe et écrivain

Le Festival d’Avignon a ouvert ses portes le 5 juillet dernier pour la première édition de son nouveau directeur, le metteur en scène et dramaturge Tiago Rodriguez. S’il est évidemment trop tôt pour un bilan, des lignes de force se dessinent dont les plus belles incarnations se trouvent plutôt du côté de la danse (Anne Teresa De Keersmaeker et Bintou Dembélé) et de la performance (Carolina Bianchi) que du théâtre – si l’on excepte le magistral Extinction de Julien Gosselin dont il sera question dans un prochain article. Un festival où l’on apprend, notamment, à déterrer les mort.e.s et à faire paradis.

Il y a au début d’EXIT ABOVE, after the tempest, le spectacle qu’Anne Teresa De Keersmaeker présente à la Fabrica, une très belle scène. Sous une immense voile transparente soufflée par des ventilateurs, un jeune homme danse – Solal Mariotte, danseur hip-hop virtuose et inspiré. Au-dessus de lui, elle tremble et bat au vent qui vient du fond de scène, indifférente à son corps bondissant.

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Cette scène de tempête est précédée d’un prologue au cours duquel une jeune femme (Meskerem Mees, dont la voix cristalline accompagnera tout le spectacle) dit, en allemand, un texte de Walter Benjamin extrait de ses Thèses sur le concept d’histoire : la neuvième, la plus célèbre, celle dans laquelle apparaît, construite à partir d’une aquarelle de Paul Klee, la figure énigmatique de l’Ange de l’Histoire.

Exit Above n’est en rien une illustration de cette thèse, mais il lui offre une incarnation singulière et concrète. L’Ange de l’Histoire, nous dit Benjamin, tourne le dos à l’avenir. C’est le passé qu’il contemple mais, à la différence de nous qui sommes pris dans son cours, il ne le voit pas comme une chaîne linéaire d’évènements qui se succèdent chronologiquement. Il le voit comme une grande et unique catastrophe qui amoncelle les ruines toujours plus haut. L’Ange voudrait réveiller les morts, redonner une chance au passé, à certaines personnes et à certains évènements du passé qui n’ont pas porté leurs fruits, qui sont restés à l’état de possible. L’Ange voit ces possibles inaccomplis. Mais cette tâche, il ne peut la réaliser, car une tempête qui souffle du paradis le pousse inéluctablement vers l’avenir.

Commenter ce texte serait ici hors de propos, mais nous pouvons essayer de comprendre ce que Benjamin attendait de celles et ceux qui le liraient. Non pas qu’a-t-il voulu dire ? mais que devons-nous faire ? Les danseuses et danseurs d’Anne Teresa De Keersmaeker ne commentent pas, ils font. À suivre leur exemple, il me semble que l’on peut discerner dans ce texte deux requêtes : 1) adopter la perspective de l’Ange, contempler le passé comme une catastrophe dont nous devons inlassablement excaver les ruines à la recherche de ces possibles inaccomplis qu’il parvenait à y voir, 2) cesser de projeter le paradis dans un futur inaccessible au nom duquel nous détruisons à peu près tout ce qu’il est possible de détruire – ce que Benjamin appelle le progrès ; le progrès, en tant qu’idéologie, est l’autre nom de la catastrophe ; il est le vent qui souffle du paradis, et qui soufflera aussi longtemps que le paradis sera la fin toujours repoussée d’un progrès indéfini. C’est pourquoi nous devons le produire au présent, cesser de le projeter, l’incarner, ici et maintenant ; et contempler le passé depuis un paradis qui ne doit plus être pensé comme une utopie à venir, mais comme une utopie présente, réalisée – ce qui est d’ailleurs le sens que lui donnait les socialistes utopiques du XIXe siècle, Fourier au premier chef. Ces deux tâches me paraissent assez bien résumer les enjeux des spectacles que j’ai pu voir à ce jour au Festival d’Avignon : déterrer les morts et faire paradis.

Au début d’EXIT ABOVE, après la scène de la tempête, la compositrice et chanteuse Meskerem Mees et le guitariste Carlos Garbin interprètent et d’une certaine manière transfigurent « Walking Blues » de Robert Johnson. Ils tireront de cette chanson matricielle, avec l’aide du musicien et producteur Jean-Marie Aerts, tous les fils musicaux du spectacle, du blues au folk et du rock à l’électro, bruitiste puis dance. Une histoire à grandes enjambées de la musique enregistrée et des mouvements qu’elle engendre, des années 1930 à aujourd’hui, incarnée avec fougue et brio par douze danseuses et danseurs de toutes origines, aux corps aussi différents que le sont leurs manières de bouger.

Si l’on reconnaît immédiatement le vocabulaire gestuel de la chorégraphe, la première scène d’ensemble est une marche de groupe interrompue par des pauses grimaçantes, les douze interprètes vont se l’approprier et peu à peu le défaire, l’obliger à se délier, traverser en tous sens et à toutes les vitesses la grille multicolore qui orne le plateau, symbole de l’ordre savant de son art chorégraphique sabordé dans la joie du mouvement pour lui-même. EXIT ABOVE est une longue montée vers le désordre, du blues à la dance et de la marche coordonnée à la pure dépense, mais c’est aussi la coalescence progressive d’un groupe disparate qui communie à la fin en un cercle presque parfait. Le paradis advient et il n’est autre que ce jeu qu’il faut toujours reprendre de la combustion et de l’entente tacite, de la forme et du désordre, dont elle émerge, où elle retourne.

Le paradis existe – si on le pense comme une pratique et non comme un lieu – mais il est rare. Il surgit, emporte les corps sur le plateau, s’efface. Il est là furtivement dans les courses effrénées des personnages du spectacle de Pauline Bayle, Écrire sa vie, quand ils s’élancent à la poursuite les uns des autres autour de la grande table, dans le souvenir d’un moment d’enfance qui fait surface au détour d’une conversation. Il est au début d’Extinction de Julien Gosselin, où les spectateurs sont conviés à occuper la scène et à danser sur les sons de Guillaume Bachelé et Maxence Vandevelde, une fête non simulée dont ils ignorent encore qu’elle sera la dernière. Il est là à la fin de G.R.O.O.V.E. de Bintou Dembélé, quand les danseuses et les danseurs interpolent dans la trame des Indes galantes de Rameau (qu’elle a chorégraphié pour l’Opéra de Paris) krump, voguing, hip-hop dans un maelstrom euphorique qui saisit les corps jusque-là déambulant des spectateurs. Il est là aussi dans le chœur des quatre femmes de Marguerite : le feu qui, scandant le nom de celle qu’il s’agit depuis le début du spectacle de ressusciter, Marguerite Duplessis, en dérivent une puissante catharsis collective, chant et danse travaillant contre l’injustice du passé.

Dans ce dernier cas, ce que j’appelle, sans doute improprement, paradis nait d’une confrontation avec le passé, du choix d’adopter le point de vue de l’Ange de Benjamin : creuser le passé pour en faire émerger d’autres lignes potentielles de devenir. Marguerite Duplessis a vécu à Montréal au XVIIIe siècle, dans ce qui était alors la Nouvelle France. Femme autochtone mise en esclavage, elle présenta en 1740, par l’intermédiaire d’un avocat français (Jacques Nouette de la Poufellerie), une requête au tribunal de Québec afin que soit reconnu son statut de femme libre. Contre son propriétaire, Marc-Antoine de Dormicourt, qui entendait l’envoyer en Martinique travailler dans les plantations, elle affirmait être la fille naturelle de François-Antoine Duplessis et avoir été injustement vendue comme esclave par le frère de ce dernier. Elle perdit son procès, non sans un combat procédurier acharné, et dut partir contre son gré en Martinique où sa trace s’efface. Elle fut la première femme autochtone de la Nouvelle France à être entendue par le Conseil supérieur de Québec. C’est elle, sa voix, sa vie, qu’Émilie Monnet entreprend de ressusciter dans Marguerite : le feu, un spectacle qu’elle a créé au printemps 2022 à Montréal.

Pour déterrer les morts, il faut sortir, au moins un peu, l’institution théâtrale de ses gonds, emprunter des voies qui la tire ailleurs, vers le documentaire ou vers la performance, bref il faut rejouer sa relation au hors-scène, brouiller un temps les frontières, changer de régime, trouer le voile de fiction – et la suspension d’incrédulité qu’elle suppose – de fragments et de moments extirpés au réel. Dans Marguerite : le feu, les interprètes-performeuses multiplient les procédés pour donner corps et forme au combat de Marguerite. J’en distinguerais deux grands types : ceux qui ont pour fonction de représenter et de documenter sa vie et l’époque, la condition des femmes autochtones, les rapports de pouvoir, la culture de l’esclavage, l’institution juridique, etc. ; ceux qui cherchent à manifester ce lien au passé dans le présent des corps, à l’incarner, à le rendre concret, efficace. Car il ne suffit pas de savoir, il faut encore que ce savoir informe les luttes présentes, qu’il donne aux corps d’aujourd’hui des raisons et des puissances d’agir. Que font-elles ? Elles déclament certaines des requêtes de Marguerite et des réponses de Dormicourt dans la langue juridique contournée du XVIIIe siècle, et la préciosité excessive de cette prose où se déploie la force hiératique des rapports de classe en dit autant sur le combat impossible de la femme autochtone que le feraient des récits circonstanciés. Elles énumèrent les noms des propriétaires d’esclaves de Québec et de Montréal et ce faisant nomment leurs descendants dans le Canada d’aujourd’hui, liste interminable par son simple énoncé le poids de l’esclavage dans l’économie et dans la culture la Nouvelle France. Elles font entendre des enregistrements audios recueillis devant une petite plaque qui a été posée dans une rue du Vieux-Montréal en mémoire de Marie-Joseph Angélique, une esclave noire torturée puis exécutée pour avoir supposément mis le feu à la maison de ses maîtres.  Elles chantent et dansent ensemble. Elles disent les mots des populations algonquines du Saint-Laurent et du lac Michigan. Etc.

Il ne fait pas de doute que ce spectacle répond à une authentique nécessité historique et que sa metteure en scène, Émilie Monnet, ait les meilleures intentions, mais je ne crois pas qu’elle parvienne à faire théâtre de l’histoire de Marguerite, autrement dit à l’incarner dans notre présent. La multiplication et l’hétérogénéité des procédés rendent le dispositif mis en place assez confus. Comment peut-on mettre sur le même plan un banal micro-trottoir et l’énumération des noms des propriétaires d’esclaves ou la lecture des requêtes des protagonistes du procès ? Il est vrai que la scénographie n’aide pas, qui réduit le plateau du Théâtre Benoît XII à une simple avant-scène, sans parler des vidéos, à l’abstraction au mieux décorative. Cette confusion rend la construction du lien au passé problématique et si les moments de chant et de danse sont réussis, ils paraissent étrangement découplés du reste du spectacle, celui qui documente et représente.

Je ne peux pas dire ce qu’a fait le spectacle de Carolina Bianchi à celles et ceux qui y ont assisté. Mais je peux dire ce qu’il m’a fait.

Il est une autre manière de déterrer les morts qui ne passe pas, ou pas seulement, par le document, le récit et la mise en présence. Déterrer les morts – mais il faudrait écrire les mortes car ce sont d’elles dont il est question – veut dire aussi mourir soi-même, faire soi-même l’expérience de ce que ces mortes ont vécu, être le rat qui creuse la terre à la recherche du cadavre et qui se glisse à son côté pour lui communiquer sa chaleur.  Ce rat qui creuse – j’emprunte ses mots – est la metteure en scène et performeuse Carolina Bianchi dont le spectacle était présenté dans le Gymnase du Lycée Aubanel : O Noiva o Boa Noite Cinderella, La Mariée ou Bonne Nuit Cendrillon. Cela commence comme une conférence d’histoire de l’art consacré aux quatre panneaux peints par Botticelli pour illustrer l’histoire de Nastagio degli Onesti (extraite du Décaméron de Boccace), commande de Laurent de Médicis pour le mariage de Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini. Les deux premiers dépeignent une scène de chasse d’une rare violence : un cavalier chasse une femme nue dans un bois de Ravenne, l’assassine et donne son corps à manger à ses chiens. Cette scène vouée à se répéter sans fin est leur châtiment : elle pour s’être refusée à lui, lui pour s’être suicidé.

Cette scène, nous dit Carolina Bianchi, ne s’est pas seulement répétée dans l’imaginaire cruel d’une certaine Renaissance italienne, elle se répète aussi dans le monde, tous les jours, à des degrés divers : en 2010, un joueur de football brésilien fit assassiner son ancienne maîtresse (Eliza Samudio) parce qu’elle portait son enfant et refusait d’avorter, avant de la démembrer et de donner ses restes à manger à ses rottweilers ; en 2008, l’artiste et performeuse italienne Pippa Bacca fut violée et assassinée dans la périphérie d’Istambul alors qu’elle effectuait en robe de mariée un voyage en auto-stop de Milan à Jérusalem, une performance destinée à promouvoir la paix entre les peuples (Brides on Tour).

Parler de ces crimes, nous dit en substance Carolina Bianchi, est nécessaire mais insuffisant. Il faut en faire soi-même l’expérience, non seulement se souvenir de Pippa Bacca et d’Eliza Samudio, mais aussi subir un peu ce qu’elles ont subi, à l’exemple des artistes du performance art, qui n’ont pas hésité à devenir leur propre victime, à faire de leur corps l’objet de leur pratique, et Carolina Bianchi de citer Tania Bruguera, Coco Fusco, Linda Montano, Valie Export, Marina Abramović, etc. Malgré ses glissements et ses détours, la conférence reste une conférence, du moins jusqu’à ce qu’elle écrase un comprimé et le dissolve dans un verre de vodka tonic. Cette performance, explique-t-elle tout en buvant, est la répétition – le « reenactment » – de celle que Regina José Galindo créa en 2016, La Siesta. Comme Regina José Galindo, mais dans un tout autre contexte, Carolina Bianchi s’administre 10 mg de la drogue du violeur, qu’on appelle au Brésil Boa Noite Cinderella. Un peu moins de 30 minutes plus tard, elle s’allonge sur la table de sa conférence et s’endort, les images de son diaporama continuant à défiler derrière elle.

Revenons un moment en arrière. La drogue commence à faire son effet. Carolina Bianchi chante en titubant un tube de la variété italienne devant une des dernières images de Pippa Bacca, prise alors qu’elle est en train de faire de l’auto-stop sur une autoroute. Elle dit qu’elle admire Pippa Bacca, mais qu’en même temps elle vomit son art plein de bonnes intentions, sa croyance naïve qu’une robe de mariée la protégerait des maux du monde, qu’il suffit de vouloir la paix pour qu’elle advienne. Elle dit qu’elle exècre le féminisme ambiant rose bonbon, les safe space qui n’ont préservé personne de la médiocrité et la sororité facile qui isole sans protéger. Puis elle s’endort. L’écran descend, révélant la profondeur de la scène. Huit performeuses et performeurs la soulèvent, la déshabillent, lui mettent une chemise de nuit et la posent sur un matelas. Le rêve de Carolina Bianchi peut commencer. Aucun paradis ici, bienvenue en enfer.

Je ne raconterai pas la suite du spectacle. Il faut aller le voir, vivre soi-même l’expérience. Mais on peut se demander si ça marche, si le fait de voir une femme livrée sans défense à toutes les agressions imaginables atteint le monde qui rend cela possible. Répéter la scène des panneaux de Botticelli pour mettre fin à sa répétition sur le corps des femmes : ce pourrait être l’ambition, démesurée, d’une telle performance. Cette question, celle des pouvoirs de l’art, est indécidable. Mais ce que fait Carolina Bianchi est déjà beaucoup : non seulement se réapproprie-t-elle des violences et un imaginaire qui sont dans la majorité des cas subis, en donnant à voir le processus complet de l’agression, en le mettant en scène, elle en renverse le sens. Je ne peux pas dire ce qu’a fait ce spectacle à celles et ceux qui y ont assisté. Mais je peux dire ce qu’il m’a fait.

Il m’a fait comprendre le plus littéralement possible ce que c’est que d’être victime de la drogue du violeur, d’être livré pendant des heures, inerte, incapable de se défendre et de fuir, à un corps étranger.

J’ai compris en lisant les textes qui continuent à défiler sur des écrans en fond de scène après l’ouverture du plateau que Carolina Bianchi ne se contentait pas de rejouer la performance de Regina José Galindo, qu’elle répétait aussi le viol qu’elle a subi et dont elle cherche encore aujourd’hui à desserrer l’emprise.

J’ai compris que ce spectacle serait impossible, que Carolina Bianchi ne pourrait soir après soir traverser cette épreuve, sans les huit performeuses et performeurs qui l’accompagnent, prennent le relais quand elle s’endort, veillent sur elle tout en donnant corps aux ténèbres de son rêve. La sororité revient pour finir, mais une sororité étendue (les trois hommes présents en font partie), de pensée et de corps, qui ne peut guérir mais qui protège. Un minuscule paradis furtif


Bastien Gallet

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