Société

École et santé mentale : inégalité de prise en charge du mal-être adolescent

Sociologue

Les enjeux de santé mentale ont progressivement été intégrés et mis au cœur des politiques éducatives. Du fait de sa proximité quotidienne avec les élèves, le personnel scolaire s’est vu attribuer un rôle privilégié de repérage et d’accompagnement des vécus de souffrances juvéniles. Mais l’observation des écarts entre les prescriptions ministérielles et le travail réel invite à questionner les conditions pratiques d’exercice professionnel dans les établissements scolaires.

Les données statistiques en santé mentale dressent un portrait alarmant de l’état psychique de la population française et internationale contemporaine : selon l’OMS, en 2019, une personne sur 8 dans le monde présentait un trouble mental, avec une prédominance des troubles anxieux et dépressifs.

publicité

En France, une personne sur 10 a vécu un épisode dépressif caractérisé au cours des 12 derniers mois (données de Santé Publique France, 2017). Les souffrances psychiques en population juvénile sont particulièrement préoccupantes : près d’un·e adolescent·e sur trois interrogé·e·s en 2014 par l’enquête de Unicef France dit avoir déjà pensé au suicide. La crise sanitaire a joué un rôle de catalyseur des problèmes de santé mentale, en témoigne l’augmentation du nombre de passages aux urgences pour idées et gestes suicidaires entre 2019 et 2022, particulièrement marquée chez les adolescentes.

Les formes historiques spécifiques du mal-être adolescent

La sociologie a un rôle majeur à jouer dans l’appréhension des problématiques contemporaines de santé mentale, en complémentarité des autres sciences. La spécificité de son mode scientifique de traitement du sujet est d’éclairer les dimensions sociales du vécu subjectif, que la seule perspective biomédicale tendrait à minimiser ou occulter. Pour le sociologue, le domaine de la santé mentale est l’espace permettant de penser les points d’intersection entre des manifestations psychiques et un contexte social donné. Il fonctionne comme un révélateur des exigences sociales qui pèsent sur les individus, et des tensions produites par celles-ci via la production de symptômes polymorphes.

Dans la configuration actuelle de l’adolescence, les jeunes sont confrontés à trois univers socialisateurs centraux de contrôle social : le contexte familial, l’espace des amitiés juvéniles et l’institution scolaire. Ils constituent des supports puissants de subjectivation, médiateurs centraux dans la construction identitaire, sources de valorisation et hautement structurants pour la santé mentale à cet âge de la vie. Les souffrances ordinaires adolescentes se structurent au carrefour de ces trois univers socialisateurs. Les liens sociaux et espaces sources de subjectivation à cette période d’âge sont les mêmes qui, lorsqu’ils font défaut, occasionnent des déclarations de souffrance psychique. Plus largement, l’analyse de témoignages adolescents rend compte de l’ancrage du mal-être des jeunes dans la difficulté à se conformer aux impératifs sociaux de leur temps – de performance individuelle, d’autonomie ou de confiance en soi notamment.

Ces nouvelles injonctions résultent d’une mutation dans les référentiels sociaux des sociétés occidentales contemporaines. Les valeurs d’autonomie et de responsabilité individuelle se sont progressivement imposées jusqu’à s’instaurer véritablement dans les années 1970-80 comme horizon normatif des politiques publiques. C’est dans ce contexte de centration sur les individus que le vécu subjectif devient une préoccupation sociétale explicite et la sphère psychique une dimension essentielle de l’expérience humaine.

Une « culture psychologique de masse » s’est instituée dans tous les plis du social, se manifestant par exemple dans l’expansion de l’« offre psy » (techniques de développement personnel, coaching, sophrologie, etc.), les nouvelles injonctions « à prendre soin de soi », le leitmotiv contemporain de l’estime de soi, la diffusion d’une vulgate psy dans le langage ordinaire, etc. Elle se manifeste également dans l’élargissement des missions des champs psychologique et psychiatrique, auparavant circonscrites au traitement des maladies mentales. L’intervention thérapeutique s’est désormais étendue à l’ensemble des individus (Robert Castel parlait de « thérapies pour normaux ») dans une visée plus large de promotion de la santé mentale.

Ainsi, si les données introductives doivent nous alerter, le sociologue invite toutefois à les lire avec prudence. La multiplication des indicateurs statistiques, des textes ministériels et des travaux de recherche sur la santé mentale, de même que l’accroissement du recours au soin et la généralisation d’une verbalisation de soi en termes « psy » reflètent moins une dégradation massive de l’état psychique de la population du XXIe siècle qu’un intérêt grandissant accordé à la sphère psychique dans nos sociétés occidentales.

De nouvelles missions pour l’institution scolaire

Le mouvement de préoccupation croissante pour le Soi psychique imprègne tout le tissu institutionnel, traversant notamment l’institution scolaire. Il n’est pas étonnant que l’ex-ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Pap Ndiaye, ait élevé au rang de priorité ministérielle le bien-être des élèves dans sa circulaire de rentrée 2022. Cette prise de position, bien qu’inédite, s’inscrit dans un processus déjà bien à l’œuvre.

Depuis une dizaine d’années, le « bien-être » a progressivement fait son apparition dans les discours ministériels et les politiques éducatives. Les professionnels de l’éducation sont désormais sommés de participer activement au bien-être des élèves, en contribuant au repérage des signes de souffrance et à l’accompagnement/orientation des jeunes en situation de mal-être. Différents textes et ressources ont été produits à cet effet. On peut citer pour exemple le guide « Une école bienveillante face aux situations de mal-être des élèves » publié en 2014 à l’attention des équipes éducatives des collèges et des lycées, ou encore le Vademecum de 2019 intitulé « Repérer et orienter les élèves en situation de souffrance psychique ».

Un accompagnement inégal des situations de souffrance dans les établissements scolaires

Comment ce discours officiel sur le bien-être est-il mis en pratique et retraduit sur les terrains éducatifs ? L’enquête par questionnaire que j’ai menée auprès des élèves de plusieurs collèges français fournit certaines réponses.

Dans l’ensemble, les vécus adolescents de souffrance sont peu repérés et accompagnés par l’institution scolaire – ou alors minimisés – lorsqu’ils coexistent avec une bonne adaptation scolaire. À l’inverse, les problématiques de santé mentale suscitent une forte mobilisation des équipes éducatives lorsqu’il s’agit d’élèves adoptant des comportements a-scolaires et/ou ayant des résultats scolaires faibles. En comparaison avec leurs pairs également en souffrance mais scolairement conformes, ces derniers font par exemple davantage l’objet de demande du collège d’un suivi psychologique. Ils sont également significativement plus nombreux à rapporter qu’un personnel scolaire a déjà initié avec eux un échange sur leur état de santé mentale, ainsi qu’à indiquer que des échanges école-famille ont déjà eu lieu à ce sujet.

En dépit d’une préoccupation officielle pour les vulnérabilités psychiques de l’ensemble du public scolaire, ce ne sont donc pas l’ensemble des souffrances subjectivement ressenties par les élèves qui font l’objet d’un repérage et d’une prise en charge au sein des établissements. Les logiques d’objectivation de la santé mentale des adolescents dans les collèges enquêtés sont dépendantes de la normativité scolaire. Cette dernière fonctionne pour les professionnels de l’éducation comme une grille interprétative à travers laquelle ils rendent intelligibles les situations qu’ils ont à gérer. Le problème de cette focale scolaire est qu’elle tend à invisibiliser un certain nombre de vécus de souffrance, laissant dans l’ombre une partie des adolescents qui souffrent conformément – ou tout du moins « silencieusement » – au regard de la normativité scolaire. À l’inverse, cette grille normative conduirait à la sur-pathologisation de certains élèves par leur décalage vis-à-vis de la culture scolaire (ne présentant pourtant pas une symptomatologie de souffrance psychique).

Conditions d’exercice des professionnels de l’éducation et souffrance au travail

À l’heure où l’École se voit confier un rôle privilégié de repérage des enfants en danger ou en risque de danger (quant à leur santé ou leur sécurité notamment), le défaut de prise en charge d’une partie du public scolaire psychiquement vulnérable questionne nécessairement l’action des professionnels de l’éducation. Comment comprendre l’existence d’un « filtre scolaire » dans l’accompagnement institutionnel du mal-être adolescent ?

Tout d’abord, le caractère central et incontournable qu’ont pris les enjeux scolaires dans notre société conduit à ressaisir les problématiques de santé – à l’école comme ailleurs – dans le cadre normatif scolaire. Il y a, dans les représentations sociales en santé, l’idée qu’un bon élève est, de fait, un élève qui va bien.

Mais cet inégal accompagnement de la souffrance psychique des élèves semble surtout intelligible au regard des conditions concrètes de travail dans le secondaire. Une enquête par observation réalisée dans un collège REP+ témoigne de conditions pratiques d’exercice professionnel incompatibles avec un suivi approfondi et personnalisé de chaque élève. L’action éducative est sans cesse prise dans la temporalité court-termiste de gestion de l’urgence, les acteurs scolaires sont peu formés aux problématiques de santé mentale, les professionnels jugés « compétents » en la matière sont en net sous-effectif (seulement une infirmière et une assistante sociale en charge des 800 élèves du collège). Pour faire face à la multiplication des prescriptions institutionnelles, non dénuées de paradoxes (exigence de bienveillance, impératif d’inclusion, attente de performance scolaire, extension du mandat professionnel au domaine de la santé mentale, nécessaire compétitivité des établissements…), le personnel scolaire déploie tout un travail d’adaptation secondaire.

À commencer par une hiérarchisation des tâches : ce sont en effet prioritairement les élèves nommés « perturbateurs », « décrocheurs », « violents » qui cristallisent l’attention institutionnelle. La gestion quotidienne de la déviance scolaire, au-delà de son caractère énergivore, expose personnellement les acteurs de l’éducation. Par leur inadaptation scolaire, ces élèves mettent en défaut le corps éducatif dans l’exercice de ses fonctions et participent d’une réelle usure professionnelle, ce qui a des implications concrètes sur les pratiques : prise en charge rapide et pluridisciplinaire de ces élèves au sein de l’institution, mobilisation de l’ensemble de l’équipe éducative, sollicitation de partenaires externes, multiplication des échanges avec les familles…

Dans cette recherche active de pistes pragmatiques de compréhension et de résolution du problème, les élèves désajustés scolairement sont aussi ceux qui font l’objet d’importantes investigations en termes de troubles ou souffrances psychiques sous-jacents. Les catégories psychologiques remplissent diverses fonctions dans l’appréhension des cas de déviance scolaire : elles fournissent un éclairage complémentaire aux acteurs scolaires pour des situations où ils se sentent dépassés, leur permettent de se sécuriser collectivement par l’inscription de l’élève dans un parcours de soin ainsi que de se réassurer dans leur professionnalisme par l’externalisation des difficultés rencontrées en dehors de leur champ d’expertise et d’action. Les étiquettes « médico-psy » favorisent un co-portage des responsabilités avec les professionnels du soin, et permettent d’une façon plus pragmatique de se voir attribuer des moyens humains supplémentaires.

De la politique éducative aux réalités de terrains, les décideurs ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur les conditions de possibilité des prescriptions adressées aux acteurs scolaires, et sur ce qu’elles produisent dans les établissements – comme arrangements et retraductions – pour « tenir au travail ». L’écart observable entre le prescrit et le réel ne pourra se réduire sans armer les professionnels de l’éducation de moyens, proportionnellement aux missions et responsabilités que notre société leur fait aujourd’hui porter.


Sidonie Vacher

Sociologue, Doctorante en sciences de l'éducation

Mots-clés

Psychiatrie