Numérique

Les flux vidéos de sommeil : sismographes des états de veille numériques

Artiste, doctorante en design et architecture

Les flux vidéos de sommeil sont une pratique qui consiste à se filmer en train de dormir et diffuser ces vidéos – souvent en direct – via les plateformes de streaming. Ces vidéos de personnes qui dorment se démarquent dans le paysage médiatique, suscitant un succès populaire teinté d’une certaine étrangeté. Poussant le concept d’économie de l’attention jusqu’à ses limites, où même notre sommeil est soudainement monétisé et récompensé par des milliers de vues, d’abonnements, et de dons, les flux de sommeil nécessitent pourtant d’être étudiés au-delà de leur caractère weirdo.

Les processus d’individualisation et de personnalisation du contenu sur internet sont désormais bien connus. La façon dont le flux de nos clics, nos j’aime, nos différents abonnements sont comptabilisés et interprétés n’est plus un secret de notre condition en ligne.

publicité

Ces technologies prennent tout autant le pouls de nos actions, que celui de nos absences et de nos hésitations. Même le non-choix est devenu une forme de donnée. Notre expérience en ligne est ponctuée de ces moments d’attente et de choix repoussés à plus tard, à l’image des onglets de navigation qui ne sont jamais fermés. Cette vulnérabilité de nos expériences en ligne, où même la non-action est valorisée, semble être mise en évidence dans les flux vidéos de sommeil, une pratique qui consiste à se filmer en train de dormir et diffuser ces vidéos – souvent en direct – via les plateformes de streaming telles que Twitch, TikTok ou YouTube.

Il est difficile d’identifier et de localiser les origines du phénomène. Alors que la diffusion en ligne de nos activités quotidiennes est de plus en plus courante, cela a peut-être commencé de façon accidentelle. Jesse Daugherty, connu sous le pseudonyme @JesseDStreams, est ainsi devenu célèbre car il s’est endormi, alors qu’il était en train de diffuser en direct sur Twitch une partie de Hearthstone – un jeu de cartes à collectionner en ligne. Pendant plusieurs heures, ses abonné·e·s l’ont regardé et ont commenté la vue de son visage au repos. À son réveil, Jesse découvre plus de 2 400 nouveaux followers et 50 nouveaux abonné·e·s (des subscribers, qui eux payent via la plateforme un abonnement de 5$ par mois). Cela peut paraître dérisoire lorsque l’on connaît les chiffres des streamers à succès, mais pour Jess, qui n’était suivi que par quelques individus, la différence compte d’autant plus qu’il n’a fait que s’endormir.

Au milieu du flux massif de contenu, ces vidéos de personnes qui dorment se démarquent dans le paysage médiatique, suscitant un succès popul


[1] Les streamers produisent souvent des gifs ou des emojis personnalisés, en référence à leurs vidéos et leur communauté. Moyennant quelques dollars ou euros, les viewers ou followers peuvent les acheter puis les utiliser dans le chat.

[2] Eva Illouz, Cold Intimacies: The Making of Emotional Capitalism, Polity Press, 2007.

[3] Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014.

[4] Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep, Verso Books, 2013.

[5] Alice Leney, « Le public des vidéos « ASMR » : Des sentinelles sensibles ? », Multitudes, n° 79, 2020.

[6] Alice Leney, op.cit.

[7] Tung Hui Hu, Digital Lethargy. Dispatched from an age of disconnection, The MIT Press, 2022.

[8] Tasha Bjelić, « Digital care », Women & Performance: a journal of feminist theory, n°26, [en ligne] 2016, p. 101-104, cité par Alice Leney, op.cit.

[9] Mara Mills et Jonathan Sterne, « Dismediation. Three proposals, six tactics », dans Elizabeth Ellcessor et Bill Kirkpatrick (dir.), Disability media studies, New York University Press, 2017.

[10] Cette proposition de « sismographe sensible » est dérivée du concept de « sentinelle sensible » décrit par Alice Leney.

Eloïse Vo

Artiste, doctorante en design et architecture, Doctorante à l'EPFL/ALICE à Lausanne et à la Hes-So HEAD à Genève

Notes

[1] Les streamers produisent souvent des gifs ou des emojis personnalisés, en référence à leurs vidéos et leur communauté. Moyennant quelques dollars ou euros, les viewers ou followers peuvent les acheter puis les utiliser dans le chat.

[2] Eva Illouz, Cold Intimacies: The Making of Emotional Capitalism, Polity Press, 2007.

[3] Yves Citton (dir.), L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, 2014.

[4] Jonathan Crary, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep, Verso Books, 2013.

[5] Alice Leney, « Le public des vidéos « ASMR » : Des sentinelles sensibles ? », Multitudes, n° 79, 2020.

[6] Alice Leney, op.cit.

[7] Tung Hui Hu, Digital Lethargy. Dispatched from an age of disconnection, The MIT Press, 2022.

[8] Tasha Bjelić, « Digital care », Women & Performance: a journal of feminist theory, n°26, [en ligne] 2016, p. 101-104, cité par Alice Leney, op.cit.

[9] Mara Mills et Jonathan Sterne, « Dismediation. Three proposals, six tactics », dans Elizabeth Ellcessor et Bill Kirkpatrick (dir.), Disability media studies, New York University Press, 2017.

[10] Cette proposition de « sismographe sensible » est dérivée du concept de « sentinelle sensible » décrit par Alice Leney.