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Six ans après, les Rohingyas menacés d’extinction

Travailleur humanitaire et historien

Six ans après l’offensive militaire des forces armées birmanes d’août 2017, les Rohingyas sont toujours une cible. Cette minorité musulmane vivant majoritairement dans la région de Rakhine dans l’ancienne Birmanie est désormais une population apatride réfugiée au Bangladesh. Au camp de Cox’s Bazar, ces réfugiés fuyant les massacres génocidaires, se retrouvent face au rejet de la société bangladeshie et dans la misère d’un complexe humanitaire insuffisant, tous livrés aux conséquences de l’abandon d’un peuple.

Il y a un peu plus de six ans, des centaines de milliers de Rohingyas fuyaient l’État de Rakhine, au Myanmar, l’ex-Birmanie ; ils fuyaient les meurtres, les massacres, les incendies de leur maison et les viols commis par l’armée birmane.

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L’offensive militaire contre la minorité musulmane avait commencé le 25 août 2017 et à la fin de cette même année, plus de 700 000 nouveaux réfugiés étaient arrivés dans le district de Cox’s Bazar, au sud-est du Bangladesh ; ils rejoignaient les quelque 200 000 réfugiés rohingyas déjà présents dans le pays, issus de déplacements antérieurs. Pour les abriter, les loger, les nourrir, un gigantesque dispositif humanitaire et sécuritaire s’est alors mis en place, à une trentaine de kilomètres du chef-lieu de district. Des collines ont été aplanies, des milliers d’hectares d’arbres ont été abattus, des dizaines de milliers d’abris ont été érigées, d’innombrables latrines et points d’eau ont été creusés et forés, des cliniques établies.

Une ville est née au milieu des terres agricoles et de la jungle, là où des éléphants effectuaient leur transhumance, là où aucun humain n’y mettait les pieds. Elle est aujourd’hui parcourue d’un dense tissu végétal, résultat d’un programme de plantation d’arbres. L’environnement est luxuriant. Ce méga-camp, connu sous le nom de « Kutupalong-Balukhali », constitué d’un réseau d’une vingtaine de camps, est le plus grand du monde. Plus au sud, d’autres sites plus petits (de plusieurs dizaines de milliers de personnes tout de même) abritent le reste des réfugiés.

Le dispositif impressionne. Le parcourir signifie marcher dans des rues centrales, pavées de briques, et des ruelles étroites encadrées par des abris de bambou munis de toits en bâche plastique. Certaines de ces habitations de fortune sont posées à flanc de colline et donc exposés aux glissements de terrain, conséquence des pluies diluviennes qui peuvent s’y abattre pendant la mousson. Si les points d’eau sont nombreux, ils ne sont ouverts que quelques heures par jour et il est fréquent de voir des disputes s’y dérouler.

L’accès à cette ressource dans cette région, la plus humide d’un des pays les plus humide du monde est ironiquement insuffisant. Le réseau d’évacuation des eaux est entretenu, médiocrement : les enfants jouent dans l’eau saumâtre, parfois au milieu des déchets. Les commerces fleurissent, certains marchés sont particulièrement animés. Ils restent toutefois, comme l’intégralité de l’organisation sociale du camp, à la merci de la police qui peut décider de fermer tout ou partie de ces échoppes informelles, théoriquement interdites par les autorités bangladeshies. On peut surprendre le long des frontières du camp les grillages de barbelés qui nous rappellent qu’il ne s’agit pas ici d’une ville comme une autre. C’est une ville-camp certes, mais surtout un bidonville semi-fermé.

Car ce qui frappe dans les camps de Cox’s Bazar est l’intensité du contrôle social et politique dont les réfugiés sont l’objet. Si l’accueil par le Bangladesh doit être salué, il prend place dans une histoire de relations hostiles et faite de rapatriements forcés. Ce contrôle social s’incarne notamment dans les restrictions qui contraignent avec force la vie quotidienne des réfugiés : érection d’un grillage tout autour du camp au début de l’année 2020, interdiction de travailler, de se déplacer d’un camp à un autre, limites posées à la mise en place d’écoles, obstacles administratifs à l’enregistrement des naissances.

En réalité, de très nombreux Rohingya travaillent, dans et en dehors des camps, et ils se déplacent comme ils peuvent. Mais ils restent à la merci de la police, des bakchichs, des arrestations. La très forte limitation des transports publics à l’intérieur même du camp signifie souvent des heures de marche pour se rendre à l’hôpital ou chez un proche. Ce contrôle sur la vie des réfugiés s’apparente à une stratégie du garrotage. Les interdits formels sont contrebalancés par un régime de tolérance qui permet aux autorités de maintenir les réfugiés sous pression, de le soulager ou au contraire de la renforcer au gré des circonstances. Dans ce contexte, c’est l’incertitude qui règne.

Il faut trouver de quoi manger, coûte que coûte, alors les réfugiés sont amenés à se livrer à des activités illicites, à se mettre en danger aussi.

Ce contrôle social est aussi le fait des gangs et des groupes politico-criminels rohingyas qui pullulent dans le camp ces dernières années, leur présence s’est faite plus intense. Les affrontements se multiplient pour remporter la bataille du contrôle du trafic de yaa-baa, cette drogue de synthèse de la famille des amphétamines, principalement manufacturée au Myanmar et dont le Bangladesh est un des marchés principaux. Après le manque d’accès à la nourriture, la plus grande crainte exprimée par les réfugiés est celle-ci : la violence qui monte, la guerre des gangs, qui, tragédie supplémentaire, émane de leurs propres rangs.

L’insécurité bride les mouvements des réfugiés, les exposent aux balles perdues. Je croise la route, dans une échoppe tenue par leur père, de deux enfants de 5 et 7 ans touchés accidentellement par une balle au printemps dernier alors qu’ils dormaient. Le projectile a traversé les deux cuisses du jeune garçon et le bas du dos de la jeune fille sans, miraculeusement, causer de dommages permanents. Ces enfants, rescapés ou descendants de rescapés des massacres de 2017, risquent leur vie dans ce qui devrait être un sanctuaire.

L’insécurité nourrit les discours opportunistes et xénophobes des responsables politiques bangladeshis, en particulier dans le contexte de la campagne pour les élections générales en janvier 2024. Pour la population bangladeshie déjà confrontée à une économie fragile, à l’inflation, au chômage, et abreuvée de discours médiatiques négatifs notamment sur les réseaux sociaux, les Rohingyas sont une cible. Quant aux bénéfices économiques des camps, ils sont surtout significatifs pour quelques riches industriels ou commerçants. Malgré le développement du district de Cox Bazar depuis les années 1990, la population générale, de l’une des régions les plus pauvres du Bangladesh, en retire insuffisamment les fruits, et craint la compétition des Rohingyas sur le marché du travail.

Le contrôle social est aussi communautaire du fait des représentants des réfugiés, les majhis. Nommés par les autorités et chargés de faire l’intermédiaire avec les occupants du camp, ce sont des hommes incontournables, tout autant pour la police, qui dépend en partie d’eux pour avoir des informations sur la vie dans le camp que pour les réfugiés, dont une partie des services qu’ils reçoivent dépend de leur médiation favorable et monnayable.

J’entends que personne dans ces camps ne se fait confiance.

Six ans plus tard, le dispositif humanitaire, toujours impressionnant par les services qu’ils délivrent, est particulièrement fragile. Et les réfugiés rohingyas qui essentiellement en dépendent sont vulnérables à ses évolutions et notamment au bon vouloir des bailleurs de fonds dont l’engagement faiblit. Le « Plan de réponse conjoint » établi sous la responsabilité des Nations unies et du gouvernement du Bangladesh n’était, fin octobre 2023, financé qu’à 41% des 918 millions de dollars requis. Entre mars et juin 2023, les rations alimentaires mensuelles, avec lesquelles les réfugiés peuvent acheter du riz, du dal, de l’huile et du sel, sont passées de 12 dollars à 8 dollars par personne faute d’argent.

Cette baisse de l’aide a pour conséquence de réduire la capacité des réfugiés à acheter des produits frais sur le marché, des vêtements, ainsi que leur capacité d’épargne. Le président Macron en visite au Bangladesh en septembre dernier s’est engagé à augmenter d’un million d’euros la contribution française aux activités du Programme alimentaire mondial (PAM) dans les camps de Rohingya. C’est-à-dire moins d’un euro par réfugié.

Ajoutée aux contraintes imposées par les autorités sur les réfugiés, cette coupe sèche, que les agences d’aide et les bailleurs expliquent par la multiplication des crises à l’échelle mondiale et la lassitude face à une situation interminable, est criminelle tant ses effets se font ressentir bien au-delà des conséquences strictement nutritionnelles. Il faut trouver de quoi manger, coûte que coûte, alors les réfugiés sont amenés à se livrer à des activités illicites, cambriolages, trafics en tout genre, prostitution, à se mettre en danger aussi. La misère financière ne peut qu’encourager une partie de la population, les jeunes hommes en particulier, à rallier les groupes armés pour gagner un peu d’argent. Un interlocuteur des Nations unies me disait : « nous criminalisons une société en les poussant dans les bras des criminels. »

Les conséquences du sous-investissement par les bailleurs de fonds sont également médicales et viennent s’ajouter à celles de l’augmentation de la population dans un espace qui lui ne s’accroît pas. Chaque année, y naît entre 30 000 et 35 000 bébés. En parcourant le camp, on est d’ailleurs frappés par le nombre de jeunes enfants nés ici, qui n’ont connu que ça. Ils jouent, ils sourient pourtant, s’échappant de leur précarité sociale et matérielle comme seuls des enfants savent le faire. Il est estimé que plus d’un réfugié sur deux a moins de 18 ans.

Du fait de la densité des lieux et de la faiblesse des services sanitaires, environ 40% de la population du camp souffre de la gale. La fermeture de certains services de santé primaire ou de maternité a pour effet l’engorgement des structures qui se maintiennent par des patients atteints de dengue, d’infections respiratoires, de diarrhées et d’hépatite C (le traitement de masse de cette maladie est limité par le coût des médicaments bien qu’elle affecte 10% de la population des camps).

Les cas de malnutrition aigüe augmentent de manière régulière ces derniers mois mais ce qui frappe davantage sont les retards de croissance, la malnutrition chronique, les petits poids de naissance et la malnutrition qui atteint les mères, parfois très jeunes, que MSF accueille à la maternité de Goyalmara. Le personnel de cet hôpital mère-enfant souffre particulièrement de cette suractivité : les soignants sont épuisés par le rythme qui leur est imposé du fait du nombre de patients qu’ils doivent recevoir chaque jour, 60, parfois 70, le manque d’air et de temps de pause. « Nous ne sommes pas des machines » me glisse l’un d’entre eux alors que souriant il me dit au revoir. Les mères impatientes se pressent contre la porte qui manque de céder.

Les réfugiés Rohingyas tous occupés à leur survie ont bien peu de temps et de ressources pour se mobiliser socialement et politiquement.

Qu’est-ce que cela veut dire « vivre comme un Rohingya » aujourd’hui dans les camps de Kutupalong ? Se battre pour obtenir un certificat de naissance pour son enfant ; se disputer, parfois très violemment entre voisins, voisines le plus souvent, aux points d’eaux ouverts une à deux fois par jour pour une heure ; chercher, même illégalement, des moyens de compléter sa ration alimentaire mensuelle ; risquer les arrestations ou les extorsions pour avoir tenté de sortir du camp à la recherche d’une journée de travail… Et encore, « comme un rohingya », qu’est-ce que cela veut dire ? Car évidemment, les inégalités existent, perdurent, s’amplifient.

Les femmes seules avec enfants sont parfois contraintes de payer des services nécessaires à leur survie, pour des tâches qu’elles n’ont pas la possibilité d’accomplir seules : réparer sa maison, porter la bouteille de gaz du point de distribution jusque chez elles, cela en dépit de services supposés combler une partie de ces besoins spécifiques. Il en est de même pour les personnes âgées ou les handicapés. On me dit qu’entre des gens qui ont si peu, la solidarité s’effrite.

L’accès à l’emploi, par une des nombreuses organisations présentes sur le camp, bien plus ouvert pour les Rohingyas ayant bénéficié d’une éducation ou de l’apprentissage de l’anglais est un facteur notable de ces inégalités, tout comme l’accès au travail à l’extérieur du camp, illégal, mais de facto, toléré par les autorités. Quant aux femmes la prévalence des viols et des violences domestiques auxquelles elles font face, que nous ne mesurons qu’au travers de nos échanges avec elles, est effarante. Les soignantes confirment, rapportant les cris des femmes la nuit.

On se demande aussi quelle transmission culturelle peut exister dans un tel environnement, où même la langue rohingya semble se perdre, au profit du bangladeshi, de l’anglais pratiqué dans les ‘learning centers’, voire de l’ourdou et de l’arabe des innombrables madrasas, les écoles coraniques, du camp. Les réfugiés rohingyas tous occupés à leur survie ont bien peu de temps et de ressources pour se mobiliser socialement et politiquement. Sans compter que l’expression publique d’une voix politique expose leur auteur aux menaces, aux enlèvements ou à la mort. Le militant pacifiste rohingya, Mohib Ullah a ainsi été assassiné en septembre 2021, probablement par le groupe militant qui tenait alors le haut du pavé. De cet événement majeur datent sans doute les réticences des réfugiés à s’exprimer sur la chose publique, si tant est qu’ils en aient l’énergie et la disponibilité.

La persistance d’un peuple condamné à vivre dans ces conditions de nombreuses années encore dans ces conditions relèverait du génie. La grande majorité des Rohingyas aspirent à un retour au Myanmar mais le pas ne pourra être franchi que lorsque leurs terres et leur nationalité, dont ils ont été privés en 1982, leur seront restituées. Un vieux réfugié me disait qu’il n’avait comme seul espoir que de permettre à son fils d’aller à l’école et qu’il n’était plus en mesure d’espérer quoique ce soit pour lui-même.

Un nombre de plus en plus important de réfugiés entrevoit la traversée, risquée, vers la Malaisie comme leur planche de salut. Une poignée de Rohingyas des camps de réfugiés de Cox’s Bazar ont bénéficié de quelques occasions de réinstallations dans d’autres pays, au Canada ou aux États-Unis par exemple, mais le gouvernement du Bangladesh a suspendu le programme de réinstallation en 2010, en arguant de l’appel d’air qu’il provoquerait ; aujourd’hui son redémarrage est timide. D’autres enfin se résolvent à rentrer clandestinement au Myanmar, où ils s’exposent aux violences commises par les autorités birmanes.

Pour la très grande majorité des réfugiés, il ne semble n’y avoir aucun avenir à moyen terme autre que celui de demeurer entre deux mondes, dans ce coin de forêt et de rizières, pétri de dengue, de répression policière et de trafics en tout genre de groupes armés rohingyas. Ce qui frappe dans les camps de réfugiés de Cox’s Bazar, ce sont moins les limites du système de l’aide que l’abandon d’un peuple et sa conséquence : la déstructuration sociale qui le frappe sous les coups conjugués de la perte de citoyenneté à laquelle il est soumis depuis 40 ans, des violences génocidaires dont il a été l’objet, de son rejet par la société bangladeshie, et de la violence liée à de l’intense présence de groupes armés rohingya. Dans ce camp qui est l’une des incarnations du gouvernement humanitaire dans sa plus simple expression, ça n’est rien de moins que l’effacement des Rohingyas qui est en jeu.


Michaël Neuman

Travailleur humanitaire et historien, Directeur d'études au Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires (MSF)