Lutte contre la précarité énergétique : quand allons-nous changer d’échelle ?
Il y a quelques jours avait lieu la troisième édition française de la Journée contre la précarité énergétique. Cette initiative a été lancée par la fondation Abbé-Pierre en 2021, rejointe au fil des éditions par 23 organismes impliqués dans les champs de la solidarité et du climat comme le Secours Catholique, Greenpeace, le réseau de collectivités territoriales FNCCR, les Compagnons bâtisseurs, SOLIHA, pour n’en citer que quelques-uns…
Alors que l’arrivée du froid sert souvent de rappel qu’un Français sur cinq est touché par la précarité énergétique, cette journée assure un rendez-vous annuel qui mobilise associations, professionnels, citoyens et politiques autour de cet enjeu massif.
L’année dernière à cette même période, la question du coût et de l’accès à l’énergie était au cœur des préoccupations autant médiatiques que politiques, allant même jusqu’à craindre, de manière quelque peu exagérée, que la France ne passerait pas l’hiver. Un an après, l’atmosphère est tout à fait différente : il semblerait, pour certains, que la crise énergétique soit derrière nous. Des signaux ont été envoyés en ce sens par le gouvernement : extinction des boucliers tarifaires et aucune aide d’urgence au paiement des factures !
En réalité, la situation est toujours aussi préoccupante : en 2023, le nombre de personnes ayant souffert du froid chez elles a augmenté, tout comme les restrictions de chauffage et les difficultés à payer les factures d’énergie.
Précarité énergétique : entre se nourrir, payer son loyer et se chauffer, certains doivent choisir
La loi du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement, dite « Grenelle 2 », a donné une définition à la précarité énergétique : « est en situation de précarité énergétique une personne qui éprouve dans son logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de ses besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de ses ressources ou de ses conditions d’habitat ».
La précarité énergétique est donc liée au fait de manquer de ressources et/ou d’habiter dans des logements particulièrement énergivores dits « passoires thermiques ». Pour mesurer la précarité énergétique, la fondation Abbé-Pierre se base sur la méthode de l’Observatoire national de la précarité énergétique (ONPE) qui quantifie ce phénomène à partir du nombre de personnes pauvres et modestes dépensant une part trop importante de leur revenu pour l’énergie (+ de 8 %), ou qui se privent et souffrent du froid dans leur logement. D’après ces indicateurs, 12 millions de personnes sont concernées, soit un Français sur cinq. À la vue de ces chiffres, on se dit assez légitimement que le chantier de la lutte contre la précarité énergétique devrait mobiliser toutes les énergies, mais c’est loin d’être le cas.
Un enjeu de société, à la croisée des enjeux sociaux et climatiques
La diversité des acteurs mobilisés contre la précarité énergétique témoigne du fait que cette dernière est autant liée à la lutte contre la pauvreté qu’à la santé et aux enjeux écologiques. La précarité énergétique est avant tout une forme de précarité, qui se cumule souvent avec d’autres difficultés : se nourrir, payer son loyer, se déplacer, sans même parler des loisirs.
Pourtant, l’accès à l’énergie est un droit, inscrit dans l’article L100-1 du Code de l’énergie « La politique énergétique garantit la cohésion sociale et territoriale en assurant un droit d’accès de tous les ménages à l’énergie sans coût excessif au regard de leurs ressources ». Or, de nombreuses personnes se voient encore privées de ce droit : elles restreignent leurs consommations à des niveaux très inconfortables voire dangereux pour leur santé pour éviter des factures trop élevées, ou subissent des coupures d’énergie car elles ne peuvent plus payer. En 2022 en France, pas moins de 254 000 ménages ont été privés de gaz ou d’électricité. La coupure est la forme la plus grave de précarité énergétique, une punition sociale qui n’a pas lieu d’être en 2023.
Les acteurs de la santé sont aussi en première ligne face à cet enjeu, et pour cause : vivre en précarité énergétique peut causer diverses pathologies. Une étude initiée par la fondation Abbé-Pierre s’est penchée sur deux territoires (l’est de l’Hérault et le Douaisis). Les résultats en sont désolants. Les personnes en précarité énergétique sont trois fois plus nombreuses à souffrir d’asthme, deux fois plus à avoir des problèmes pulmonaires, et 42 % plus nombreuses à souffrir d’anxiété ou de dépression.
Le collectif Rénovons rassemble associations et entreprises qui portent un plaidoyer commun pour l’accélération de la rénovation performante et le soutien de celles et ceux qui ne parviennent pas à payer leurs factures. Dans son « Scénario 2020 » qui quantifie les coûts et bénéfices de la rénovation, le collectif Rénovons estime que la rénovation de l’ensemble des passoires thermiques représente un potentiel de 700 millions d’euros d’économies chaque année sur le système de soin, sans même prendre en compte les économies de coûts indirects et sociaux liées à la baisse de la mortalité.
Ces dernières années, la précarité énergétique a été visibilisée sous l’angle de la rénovation thermique et de la lutte contre le réchauffement climatique. En effet, les logements sont le 4e poste d’émissions de gaz à effet en France ; mais tous les logements ne se valent pas. Un logement « passoire thermique »[1] classé F sur un Diagnostic de Performance Énergétique (DPE) émet en moyenne dix fois plus de C02 par m2 qu’un logement classé B.
Autrement dit, à cause de leur mauvaise isolation, les passoires thermiques émettent une grande quantité de gaz à effet de serre pour être chauffées, et contribuent au réchauffement climatique sans même assurer une température convenable à celles et ceux qui y habitent… Mettre fin à la précarité énergétique en rénovant les logements est donc absolument nécessaire pour respecter la trajectoire climatique de la France de réduction des émissions.
Dans la lignée de leur volonté d’élargir la mobilisation aux enjeux sociaux de la crise climatique, de plus en plus d’acteurs du mouvement climat intègrent la lutte contre la précarité énergétique dans leur discours. C’est le cas du mouvement Dernière rénovation dont la principale demande est l’éradication des passoires thermiques en dix ans. Le 24 novembre 2022, plusieurs associations dont Greenpeace, Alternatiba Paris, l’Alliance Citoyenne et Dernière Rénovation se sont ainsi saisi de la Journée contre la précarité énergétique en organisant un happening devant le ministère de l’Économie et des Finances afin de visibiliser le manque d’investissement dans la rénovation thermique des logements en donnant la parole aux personnes concernées.
Quels moyens pour l’endiguer ?
L’État dispose de deux leviers principaux pour agir contre la précarité énergétique, avec des temporalités différentes : les aides au paiement des factures d’énergie à court terme et la rénovation thermique des logements à moyen/long terme. Le chèque énergie est l’aide principale dont 5,6 millions de ménages ont bénéficié en 2023. Il est distribué aux personnes gagnant moins de 11 000 € par an et peut être utilisé uniquement pour payer des factures d’énergie auprès des fournisseurs.
Si ce dispositif est nécessaire, il reste grandement insuffisant : le montant n’a pas été revalorisé depuis 2019, alors que les factures annuelles d’énergie pour le logement ont augmenté de 310 € en moyenne depuis, et les modalités de dépenses du chèque sont bien trop restreintes. Quid des locataires en chauffage collectif qui n’ont pas de contrat d’énergie à leur nom ? Quid des personnes en sous-location ? Des gens du voyage qui vivent sur des aires d’accueil et payent les charges directement aux propriétaires ? Sans parler du montant…
Quand on parle d’un chèque énergie de 150 € en moyenne, cela couvre seulement 8 % de la facture d’énergie moyenne pour un logement. Un montant bien trop faible pour constituer un véritable soulagement pour les ménages. C’est la raison pour laquelle la fondation Abbé-Pierre et ses partenaires demandent le triplement du montant du chèque énergie, pour atteindre 450 € en moyenne et 800 € maximum, un niveau nécessaire pour aider les personnes concernées.
Si ces aides répondent à une urgence, elles ne constituent en rien des solutions pérennes. La rénovation thermique globale de tous les logements est le seul moyen de lutter efficacement et durablement contre la précarité énergétique, mais sa mise en œuvre prend du temps. Les deux leviers sont donc complémentaires. Or, ces dernières années, les promesses du gouvernement pour lutter contre la précarité énergétique se sont concentrées sur la rénovation thermique (quoique les avancées réelles doivent êtres nuancées), aux bénéfices à la fois sociaux et écologiques, négligeant les mesures purement sociales.
En 2024, passer le cap de la rénovation énergétique, sans oublier les aides d’urgence.
La loi Climat et Résilience a donné une définition à la rénovation thermique globale et performante : une rénovation est performante si elle traite six postes de travaux (isolation des murs, de la toiture, des sols et des ponts thermiques, changement des fenêtres et du système de chauffage et ventilation), elle est globale si l’ensemble est réalisé dans un certain délai[2].
La stratégie nationale bas carbone a fixé un objectif de 370 000 rénovations « complètes très performantes » dites BBC (Bâtiment Basse Consommation) chaque année à partir de l’année 2022. Or, en 2022, même en prenant les critères moins ambitieux de l’Agence nationale de l’habitat (Anah), sur près de 700 000 rénovations seulement 66 000 étaient des rénovations globales. Le reste consistait principalement en des changements d’appareils de chauffage, de fenêtres, une isolation… Même s’ils participent de l’amélioration du logement, ces gestes isolés ne remplissent aucunement les objectifs de baisse des consommations d’énergie pour les ménages, ni ceux de baisse des émissions de gaz à effet de serre en général.
Au sein du projet de loi de finances pour 2024, le gouvernement a inscrit un nouvel objectif de 200 000 rénovations « d’ampleur » en 2024, qui, même s’il est moins ambitieux que celui de la loi Climat et Résilience, représente tout même un triplement du nombre de rénovations globales par rapport à l’année 2022. En parallèle, le reste à charge des travaux pesant sur les ménages devrait baisser drastiquement jusqu’à 10 % du montant total des travaux (qui pourrait être couvert par des aides de collectivités locales ou d’associations). Cela devrait lever un frein au déclenchement de travaux, surtout pour les plus modestes.
Des évolutions positives donc, mais restons vigilants : que va faire entrer le gouvernement dans la définition de rénovation « d’ampleur », alors que la loi définit ce qu’est une rénovation performante et globale ? Les fraudes vont-elles être mieux contrôlées ? Le coût de l’accompagnement des ménages par des professionnels, rendu obligatoire dans certains cas[3], sera-t-il pris en charge à 100 % pour les plus modestes ? Le chantier de la lutte contre la précarité énergétique a commencé, mais l‘essentiel reste encore à faire.