Écologie

Récit écologique et conditions de vie

Sociologue, Sociologue, Sociologue, Sociologue

Est-ce d’un nouveau récit que les Français ont besoin pour mieux affronter la crise écologique ? Les dynamiques sociales relatives aux pratiques alimentaires, d’équipement, de mobilité et aux gestes domestiques suggèrent une stratégie alternative : pour changer les pratiques, il faut d’abord agir sur les conditions qui structurent ces pratiques. Pour que le récit « embarque », il faut fournir les moyens d’agir et de vivre dignement.

Face à l’urgence climatique, des actions immédiates sont nécessaires. Dans une économie comme la nôtre, tournée vers – et tirée par – la consommation, les pratiques quotidiennes des Français sont au cœur des politiques de transition. Mais comment amener les Français à adopter des pratiques vertueuses à l’égard de l’environnement ?

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« Il faut un récit qui embarque […]. », aurait lancé au président de la République et ses conseillers, selon une information du Monde[1], un des invités au déjeuner confidentiel à l’Elysée auquel étaient conviés au mois de mai dernier une poignée de chercheurs en sciences sociales.

L’idée que la solution passe par un récit mobilisateur repose sur une hypothèse forte : pour changer les pratiques des Français, il faudrait agir sur leurs représentations. Cependant, cette hypothèse se heurte à la réalité, car plus de trois Français sur quatre considèrent déjà le changement climatique comme une urgence[2] et 96% considèrent que la protection de l’environnement constitue un problème majeur[3]. Si ces moyennes cachent des divergences, la conclusion est sans équivoque : sur le terrain des représentations, la marge d’action est bien étroite.

La prétendue puissance émancipatrice du récit est également confrontée au fait que les opinions sur les problématiques environnementales sont profondément enracinées dans des habitudes, des préférences et des contraintes existantes. L’encastrement des modes de vie et des manières de consommer dans des logiques sociales et matérielles puissantes et inégalitaires est tel que l’écart entre pratiques et opinions ne peut se réduire par la simple force du récit.

Dans ce qui suit, nous proposons un aperçu[4] de la manière dont les pratiques quotidiennes des ménages en matière d’environnement, regroupées en quatre domaines – alimentation, équipements domestiques, tri et écogestes, transport –, s’inscrivent dans les fractures sociales, économiques, culturelles et territoriales de la société française. Ces pratiques mettent en jeu des intérêts divergents, illustrant par là leur dimension intrinsèquement politique et la nécessité non pas d’une transformation des représentations, mais d’un changement des conditions de vie.

L’évolution des habitudes alimentaires : un verdissement en demi-teinte

L’alimentation représente un des principaux leviers de la transformation écologique des modes de vie, dont les enjeux se situent davantage sur le terrain du changement des habitudes et de la composition des régimes alimentaires que du rationnement. Les récentes évolutions dans ce domaine sont redevables des mutations profondes de la société française depuis les années 1950 (déclin de l’emploi agricole et de la population rurale, hausse du salariat féminin, allongement des distances parcourues au quotidien, multiplication des enseignes de grande distribution, renouvellement des modes d’habitat, etc.).

Les transformations dans les pratiques alimentaires des ménages depuis les années 1980 présentent des tendances en partie contradictoires. Premièrement, la consommation de viande de boucherie a diminué, se traduisant par une baisse du budget alimentaire à domicile dédié à la viande, passant de 32% en 1985 à 19% en 2017[5].

Cette diminution, particulièrement significative pour la viande bovine et ovine (de 13% à 6%), est liée à la succession de scandales sanitaires ayant touché la filière (veau aux hormones et crise de l’ECB durant les années 1980, crise de la « vache folle » dans les années 1990) et à la défiance persistante envers les modes industriels de production de viande rouge qu’ils ont suscités. Le verdissement de l’alimentation est néanmoins nuancé par une augmentation de la consommation de viande porcine et de volaille, notamment à travers les produits de charcuterie et les plats préparés.

En second lieu, l’évolution contemporaine des habitudes alimentaires est marquée par l’émergence de labels créés pour promouvoir des objectifs environnementaux, éthiques ou nutritionnels et faciliter la traçabilité des produits. Le label « Agriculture Biologique » (1985) ne fait l’objet que d’un très faible nombre d’achats en 1998 : seuls 6% de la population déclarait en acheter régulièrement[6].

Mais en moins de vingt ans, le label bio s’est imposé dans les achats des ménages. En 2016, 18% déclaraient acheter du lait et des œufs bio, 9% des fruits et légumes bio et 6% de la viande et du poisson bio de manière systématique ou quasi systématique[7]. Au total, 71% des individus déclaraient consommer au moins de temps en temps des fruits ou légumes d’origine biologique. Si la consommation d’aliments bio demeure modeste – moins de 4% des achats alimentaires[8] ­– sa croissance et banalisation sont incontestables. Elles sont notamment le résultat de la politique agricole menée par l’Etat durant les vingt dernières années, notamment avec l’objectif d’agrandissement de la surface dédiée à l’agriculture biologique.

Troisièmement, la période récente est marquée par la diffusion généralisée d’aliments transformés et suremballés, générant d’importants volumes de déchets d’emballage et de conditionnement. Cette tendance est associée à des changements perçus comme émancipateurs, tels que la réduction du temps de travail domestique et l’augmentation de l’activité professionnelle des femmes, à qui les tâches domestiques étaient et demeurent le plus souvent majoritairement dévolues.

Ces tendances générales masquent toutefois de profondes inégalités : perçus comme trop onéreux, les produits bio sont plus rarement consommés dans les classes populaires, qui sont par ailleurs des acheteurs plus fréquents d’aliments transformés. Le végétarisme reste l’apanage des classes moyennes et supérieures urbaines (surtout les plus diplômés) qui sont aussi celles qui revendiquent plus fréquemment la dimension éthique et environnementale de leurs régimes alimentaires. Car l’alimentation, en France peut-être encore plus qu’ailleurs, constitue toujours un terrain de confrontation de normes qui contribue au renforcement des frontières symboliques entre groupes sociaux.

N’étaient-ce ces profits de distinction attachés à la conformité à la norme d’écocitoyenneté, les préoccupations environnementales demeurent encore largement exclues de la motivation des choix alimentaires. Ces préoccupations cèdent largement le pas au rapport au corps et à la santé, en particulier chez les consommatrices. En effet, les aliments et produits les plus respectueux de l’environnement sont davantage perçus par les femmes sous l’angle de leurs vertus supposées sur le plan de la santé, et ce d’autant plus que l’on occupe une position élevée dans l’espace social.

L’injonction faite aux femmes d’assumer le rôle de bonnes mères de famille, attentives au bien-être et à la santé de leurs conjoints et de leurs enfants, en évitant la tentation des aliments transformés et des plats préparés, est aujourd’hui redoublée par une pression croissante à agir de manière éthique et en faveur de l’environnement.

Les équipements domestiques : l’angle mort des préoccupations écologiques

Les équipements électroménagers, audiovisuels et informatiques constituent une source potentielle de réduction substantielle du bilan carbone des ménages. Cependant, et plus encore que pour l’alimentation ou les transports, les enjeux environnementaux demeurent, dans ce domaine, largement relégués au second plan.

Si l’équipement électroménager a connu une importante diffusion depuis les années 1950, certains biens ont atteint la saturation comme le réfrigérateur ou le lave-linge, tandis que d’autres continuent de se massifier, comme le lave-vaisselle ou le congélateur. La diffusion des équipements électroménagers entraîne mécaniquement une augmentation de l’empreinte environnementale des ménages. Cette hausse est d’abord due à des émissions indirectes (production, acheminement et mise au rebut), mais les émissions liées à la consommation d’énergie directe sont importantes. Le réfrigérateur est ainsi responsable de 10% à 15% de la consommation électrique des ménages[9]. Les équipements domestiques, dont la possession a fortement augmenté durant les trois dernières décennies – sèche-linge, congélateur et lave-vaisselle –, affichent une empreinte environnementale encore plus élevée.

Parallèlement à la massification des appareils électroménagers, l’équipement en appareils audiovisuels, informatiques et de téléphonie mobile s’est intensifié. Pris individuellement, ces appareils ont une moindre contribution environnementale que les équipements électroménagers de grande taille. Cependant, du fait du multiéquipement, leur contribution cumulée a une influence non négligeable sur le bilan carbone des ménages, d’autant plus que leur impact environnemental est davantage lié aux émissions indirectes qu’à la consommation énergétique associée aux usages.

De fait, le marché de l’équipement est de moins en moins un marché du primoéquipement, mais de plus en plus un marché de renouvellement, dont le dynamisme est source de nuisances environnementales majeures. L’obsolescence accélérée ainsi que la tendance au renouvellement avant la fin du cycle de vie des appareils accroissent d’autant plus leur empreinte environnementale. À cela s’ajoute une consommation de meubles et de vêtements à la hausse sous l’influence d’un marché mondialisé et marqué par un abaissement prononcé du prix relatif d’achat et un raccourcissement de la durée de vie des produits.

Massification, multiéquipement et renouvellement accru des appareils sont trois tendances qui décuplent l’empreinte écologique des modes de vie, très largement décorrélées des préoccupations environnementales que les Français affichent par ailleurs. Pour être comprise, cette apparente contradiction entre attitudes et pratiques relatives aux équipements domestiques doit être analysée au regard du contexte social dans lequel de telles pratiques ont lieu. Les biens électroniques, électroménagers et informatiques demeurent au cœur d’un modèle consumériste fondé sur l’accumulation et le renouvellement d’objets au sein du foyer et reflètent plus largement une forme de bonne intégration sociale.

Même si nombre de ces biens ne sont pas exhibés aux yeux du public, la fierté de posséder et surtout de « bien posséder » et faire bon usage de ces possessions guident les comportements. Ceux-ci demeurent au cœur du « train de vie » que l’individu et son ménage s’efforcent d’adopter et de maintenir, garant d’un sentiment d’être membre à part entière de la société. Ces pratiques de multiéquipement et de remplacement prématuré sont alors avant tout modulées par des logiques de contrainte (budgétaire, de taille de la famille, d’espace disponible, de cycle de vie) et de distinction statutaire.

L’étiquetage environnemental de biens d’équipement récents et économes en énergie participe paradoxalement au maintien de telles logiques, en fournissant aux ménages aux ressources économiques les plus importantes une nouvelle manière de « bien » acheter et un nouveau profit symbolique – moral cette fois – associé à l’aisance financière dont ils bénéficient. D’autres pratiques valorisées pour leur faible impact environnemental – et en particulier celles consistant à acquérir des objets de seconde main – continuent quant à elles d’être essentiellement le fait des ménages les plus pauvres pour lesquels elles constituent un vecteur pour prendre, autant que possible, part à la société de consommation.

L’universalité des gestes écoresponsables en question

La pratique du tri des déchets est emblématique d’une écologie du geste[10] écoresponsable qui place les pratiques environnementales sous le sceau de la conscience et de l’action individuelles.

En France, la pratique du tri est très répandue, mais variable selon la nature des déchets. En 2017, 88% des Français déclarent trier les bouteilles et récipients en verre, 84,5% le papier et le carton, 80,7% les récipients et bouteilles en plastique, 60,2% les boîtes en aluminium, en fer-blanc ou en acier, et 59,4% les déchets organiques[11].

Les gestes d’économie d’énergie font également partie des pratiques qui s’inscrivent de plus en plus dans les routines domestiques. À ce titre, en 2017, l’action la plus plébiscitée par les Français, à raison de 83%, est celle d’éteindre toujours ou presque la lumière en quittant la pièce, suivie par le fait d’éteindre le chauffage d’hiver en cas d’absence de plus d’une journée du logement (51%) et de l’éteindre la journée d’absence du logement (41%)[12]. De fait, les habitudes en matière de tri des déchets ou d’économie d’énergie font partie de celles pour lesquelles le passage des attitudes aux pratiques est le plus direct.

Mais la diffusion des pratiques de tri et des « écogestes » ne préjuge pas de leur efficacité, qui apparaît de fait très variable selon les conditions de vie des ménages, en particulier selon leurs caractéristiques résidentielles. Selon qu’ils émanent de ménages ruraux ou urbains, propriétaires d’un grand logement ou locataires, les « gestes » écoresponsables ne produisent pas les mêmes effets : l’efficacité des gestes d’économie d’énergie reste largement tributaire des équipements et infrastructures matérielles du logement.

Les consommations d’énergie sont ainsi soumises à des phénomènes de lock in (ou dépendance au sentier) liés aux systèmes sociotechniques dans lesquelles elles s’insèrent et qui les rigidifient, à commencer par la nature des installations de chauffage et la facilité – liée au statut d’occupation du logement – à effectuer des travaux de rénovation énergétique. Pour ce qui est du recyclage, cela provient d’abord des disparités d’implantation des infrastructures de collecte des différents types de déchets : la localisation et la distance des points de collecte, la disponibilité et la facilité d’usage des conteneurs sont des critères essentiels lorsqu’il n’y a pas de collecte à domicile.

Les disparités sociales dans l’adoption d’habitudes de tri et de geste d’économie d’énergie reflètent d’abord les disparités sociales d’accès aux infrastructures et aux services dédiés à cette fin. À ces inégalités s’ajoutent celles liées au genre. La diffusion de la norme d’écocitoyenneté – véhiculée par les multiples campagnes publiques – tend à se traduire par un surcroit de tâches prioritairement assumées par les femmes dans des ménages déjà caractérisés par une répartition très inégalitaire des tâches domestiques.

La prévalence des gestes écoresponsables apparaît aussi sensiblement liée à l’âge dans la mesure où l’avancée en âge tend à aller de pair avec un renforcement de l’investissement dans l’espace domestique. Enfin, la progression des formes de sobriété associées à ces écogestes revêt des significations sociales profondément ambiguës. Au sein des catégories aisées, les pratiques de gestion et de recyclage des déchets s’inscrivent d’abord dans une logique de compensation et de rationalisation de la surconsommation. S’agissant des économies d’énergie, ce qui peut être vécu dans les classes aisées sur le mode de la conversion choisie à une forme de vertu environnementale demeure souvent, au sein des classes populaires, l’expression plus brutale du poids de la nécessité et de formes de rationnement.

Culture de « la bagnole », infrastructures collectives et écologie

La réduction des déplacements de longue distance et l’investissement dans les mobilités douces pour les déplacements de courtes et moyennes distances sont identifiés dans le dernier rapport du GIEC[13] comme un des principaux leviers de la transition écologique.

Pourtant, le volume des émissions provenant du secteur des transports en France connaît une nette augmentation depuis les années 1960. La part des émissions liées au transport de marchandises demeure nettement inférieure à celle du transport de voyageurs. En ce qui concerne ce dernier, le transport routier individuel se distingue de manière significative en tant que source principale d’émissions. Et de fait, la diffusion de l’automobile progresse en France ces quarante dernières années.

Cependant, cette expansion s’accompagne d’une intensification de l’équipement, avec de moins en moins de ménages dépourvus de voiture. Le nombre de voitures particulières dont disposent les ménages a connu une forte croissance, passant de 19 millions en 1981[14] à plus de 38 millions en 2022[15]. Cette tendance est également perceptible dans l’augmentation du taux de multiéquipement, indiquant que de plus en plus de foyers possèdent au moins deux voitures. Alors que seulement 23% des ménages étaient dans cette situation en 1981[16], ce chiffre est passé à 36% en 2018[17].

Il est important de souligner que l’augmentation du nombre de voitures ne s’accompagne pas d’une diminution de l’utilisation moyenne de chaque véhicule : en 1993 comme en 2018, une automobile parcourt en moyenne environ 13 000 kilomètres par an[18]. Au fil des quatre dernières décennies, la voiture est devenue le moyen de transport principal des ménages sur le territoire français.

En 1981, près de la moitié des déplacements quotidiens des ménages étaient parcourus en automobile. En 2008, ce sont désormais près des deux tiers des déplacements de mobilité quotidienne qui sont réalisés en automobile.[19] L’automobile s’universalise donc, dans un mouvement d’individualisation continu : la part des trajets réalisés seuls par le conducteur tend à s’accroître – 61% en 1981, contre 68% en 2008[20].

De plus en plus minoritaire, l’absence de voiture dans le ménage est davantage la manifestation de formes de contraintes (budgétaires, d’espace pour stationner) que d’un choix pro-environnemental. Les individus vivant dans des ménages sans voiture affichent une conscience environnementale légèrement plus faible que ceux vivant dans des ménages non équipés.

Symétriquement, le recours aux altermobilités semble peu affecté par la sensibilité environnementale. Il est davantage redevable d’effets de contexte, de la même façon que le recours à l’automobile et l’intensité de son usage sont avant tout déterminés par la densité du lieu de résidence, l’âge et le niveau de revenu. De fait, l’ampleur des mobilités quotidiennes est positivement et fortement associée à la distance au centre des agglomérations.

La part de la mobilité quotidienne dans la distance totale parcourue est plus importante pour les ménages populaires, souvent relégués hors des centres urbains, tandis que les mobilités de longue distance sont particulièrement intenses parmi les classes urbaines et/ou favorisées. Par ailleurs, les mobilités quotidiennes sont aussi traversées par une stratification sociale et genrée des modèles de voiture : les voitures les plus énergivores, les plus puissantes, mais aussi les plus récentes, demeurent aux mains des conducteurs, le plus souvent des hommes, les plus pourvus en capitaux.

Ces constats suggéreraient une forme d’impensé écologique : si l’automobile est considérée, à juste titre, comme un producteur important d’externalités environnementales, sa possession et son usage échappent pour l’essentiel à la sensibilité environnementale des ménages. Le domaine des transports est certainement celui où la transition écologique soulève le plus clairement un enjeu de sobriété, se manifestant dans une limitation des usages, et de la taille et du poids des véhicules utilisés. Mais c’est aussi un domaine où les changements de comportements individuels sont les plus tributaires des décisions collectives en matière d’infrastructures, de choix technologiques et industriels, mais aussi de l’évolution des normes culturelles et des représentations associées à la « bagnole ».

Agir sur les conditions de vie, sur les structures économiques et sur la justice sociale

La formulation de récits autour de l’écologie joue sans aucun doute un rôle essentiel dans l’aiguillage des débats publics et dans la légitimation de l’action gouvernementale. Mais, sans minimiser l’intérêt politique des récits, les évolutions complexes et contradictoires que l’on vient d’esquisser posent la question des moyens nécessaires à la transition écologique. Est-ce d’un nouveau récit que les Français ont le plus besoin pour mieux affronter la crise écologique ? Les dynamiques sociales relatives aux pratiques alimentaires, d’équipement, de mobilité et aux gestes domestiques suggèrent une stratégie alternative : pour changer les pratiques, il faut d’abord agir sur les conditions – sociales, économiques, infrastructurelles, légales et culturelles – qui structurent ces pratiques.

À qui appartient-il d’agir ? La responsabilisation des citoyens a longtemps été au cœur du discours et des politiques menées par les pouvoirs publics et les entreprises. Si les individus et leurs ménages génèrent, par leur mode de vie et leurs habitudes de consommation, une part majeure des dégradations environnementales, la responsabilité qui nous incombe en tant qu’« écocitoyen » doit être nuancée par l’étroitesse des marges de manœuvre dont nous disposons pour agir par la consommation. Citons à ce titre deux séries de données.

La première provient du rapport « Faire sa part ? » de Carbone 4[21] qui donne l’estimation suivante quant à la part que peuvent jouer les pratiques et les gestes individuels dans la transition climatique. Pour atteindre les objectifs d’émission à l’horizon 2050, il est nécessaire de réduire les émissions de 80% par rapport à leur niveau actuel. L’adoption des comportements les plus vertueux par les individus et leurs ménages ne permettrait, de manière réaliste, de diminuer les émissions que de 20% soit un quart de la cible affichée.

10% proviendraient des pratiques suivantes : adopter un régime végétarien, prendre moins l’avion, pratiquer le covoiturage, faire des trajets courts en vélo, consommer localement, acheter d’occasion et reconditionné. L’autre moitié (10%) est associée à des investissements dans la rénovation thermique, le changement de chaudière, l’achat de véhicule électrique. Mais les trois quarts des réductions nécessaires reviennent aux entreprises et l’Etat, qui doivent engager des transformations systémiques, en décarbonant l’industrie, l’agriculture, le fret de marchandises, les services publics, et l’énergie.

La deuxième série de données concerne la répartition inégale de l’empreinte écologique des individus. Selon le dernier rapport Oxfam[22], alors que la consommation d’un Français parmi les 50% les plus pauvres génère en moyenne 3,8 tonnes de CO2 par an, celle d’un Français parmi les 10% les plus riches émet 15,6 tonnes de CO2 (soit 4,1 fois plus) et un Français parmi les 1% les plus riches émet 40,2 tonnes de CO2 (soit 10,6 fois plus). Et cette mesure exclut les émissions liées au patrimoine financier, dont on sait qu’elles sont massives chez les plus riches.

Peut-on attendre des ménages dont l’empreinte environnementale est déjà faible une conversion écologique aussi profonde et radicale que pour des ménages plus aisés qui contribuent de manière disproportionnée aux dégradations environnementales et climatiques à l’œuvre ? Tout récit universalisant – autour de la responsabilité de tous et de chacun – se heurtera inévitablement aux inégalités écologiques déjà à l’œuvre. Inversement, agir sur les conditions de vie permettra d’ancrer la politique environnementale dans le cadre plus large d’une politique sociale – et de rendre possible, acceptable et désirable, une transition juste des modes de vie.

Dans un monde idéal, il faut tenir les deux bouts, celui du récit et celui des structures. Car l’absence d’adéquation entre les représentations et les conditions de vie expérimentées par les individus et génératrices de pratiques encore peu sobres produit inévitablement des contradictions, des frustrations et des résistances. Pour se rapprocher de cet idéal, les citoyens ont besoin que les pouvoirs publics prennent la part de responsabilité qui leur incombe et agissent directement pour une société à la fois plus juste pour les personnes et plus respectueuse de l’environnement. Pour que le récit « embarque », il faut fournir les moyens d’agir et de vivre dignement.

NDLR : Philippe Coulangeon, Yoann Demoli, Maël Ginsburger et Ivaylo Petev ont récemment publié La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages aux Presses Universitaires de France


[1] Trippenbach, Iv., « Emmanuel Macron, les sociologues et les “classes moyennes”… Récit d’un déjeuner confidentiel à l’Elysée », Le Monde, vendredi 26 mai, 2023.

[2] UNDP et University of Oxford Department of Sociology, People’s Climate Vote. Results, 2021, United Nations Development Programme, p. 16.

[3] Coulangeon Ph., Demoli Y., Ginsburger M., Petev I., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages., Presses Universitaires de France, coll : Le Lien Social, 2023, p. 21.

[4] Ce texte s’inspire en partie d’une publication pour la revue Horizons Publics (Petev, I. D., « Les ressorts sociaux de la bifurcation écologique des Français », Horizons Publics, automne 2023). Il s’appuie en premier lieu sur les résultats de l’ouvrage La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages (Coulangeon Ph. et al., 2023).

[5] Coulangeon et al., op. cit., p. 66.

[6] ibid, p. 67.

[7] Loc. cit.

[8] Coulangeon et al., op. cit., p. 68.

[9] Ibid, p. 87.

[10] Ginsburger, M. « De la norme à la pratique écocitoyenne. Position sociale, contraintes matérielles et diversité des rapports à l’écocitoyenneté », Revue française de sociologie, vol. 61, no. 1, 2020, pp. 43-78.

[11] Coulangeon et al., op. cit., p. 102.

[12] ibid, p. 115.

[13] Lee, Hoesung, et al. « Synthesis report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6), Longer report. IPCC. » (2023).

[14] Coulangeon et al., op. cit., p. 120.

[15] Gaillet, B., Les voitures en circulation en France au 1er janvier 2022, 2022, CGDD/SDES.

[16] Coulangeon et al., op. cit., p. 120.

[17] INSEE, Tableaux de l’économie française, 2020, INSEE Références, p. 72.

[18] INSEE, op. cit., p. 189.

[19] Coulangeon et al., op. cit., p. 121.

[20] Loc. cit. Ces chiffres restent à peu près stables entre 2008 et 2019.

[21] Dugast, C., Soyeux, A., Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique., Carbone 4, 2019.

[22] « Égalité climatique : une planète pour les 99% ». Si les chiffres diffèrent selon les travaux (voir notamment Chancel, 2017 ; Pottier et al. 2020), le constat du lien entre revenu et empreinte carbone perdure.

Philippe Coulangeon

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS

Yoann Demoli

Sociologue, Maître de conférences à l'Université de Lille

Maël Ginsburger

Sociologue, Chercheur postdoctorant au CNRS

Ivaylo Petev

Sociologue, Chargé de recherche au CNRS

Rayonnages

Écologie

Notes

[1] Trippenbach, Iv., « Emmanuel Macron, les sociologues et les “classes moyennes”… Récit d’un déjeuner confidentiel à l’Elysée », Le Monde, vendredi 26 mai, 2023.

[2] UNDP et University of Oxford Department of Sociology, People’s Climate Vote. Results, 2021, United Nations Development Programme, p. 16.

[3] Coulangeon Ph., Demoli Y., Ginsburger M., Petev I., La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages., Presses Universitaires de France, coll : Le Lien Social, 2023, p. 21.

[4] Ce texte s’inspire en partie d’une publication pour la revue Horizons Publics (Petev, I. D., « Les ressorts sociaux de la bifurcation écologique des Français », Horizons Publics, automne 2023). Il s’appuie en premier lieu sur les résultats de l’ouvrage La conversion écologique des Français. Contradictions et clivages (Coulangeon Ph. et al., 2023).

[5] Coulangeon et al., op. cit., p. 66.

[6] ibid, p. 67.

[7] Loc. cit.

[8] Coulangeon et al., op. cit., p. 68.

[9] Ibid, p. 87.

[10] Ginsburger, M. « De la norme à la pratique écocitoyenne. Position sociale, contraintes matérielles et diversité des rapports à l’écocitoyenneté », Revue française de sociologie, vol. 61, no. 1, 2020, pp. 43-78.

[11] Coulangeon et al., op. cit., p. 102.

[12] ibid, p. 115.

[13] Lee, Hoesung, et al. « Synthesis report of the IPCC Sixth Assessment Report (AR6), Longer report. IPCC. » (2023).

[14] Coulangeon et al., op. cit., p. 120.

[15] Gaillet, B., Les voitures en circulation en France au 1er janvier 2022, 2022, CGDD/SDES.

[16] Coulangeon et al., op. cit., p. 120.

[17] INSEE, Tableaux de l’économie française, 2020, INSEE Références, p. 72.

[18] INSEE, op. cit., p. 189.

[19] Coulangeon et al., op. cit., p. 121.

[20] Loc. cit. Ces chiffres restent à peu près stables entre 2008 et 2019.

[21] Dugast, C., Soyeux, A., Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique., Carbone 4, 2019.

[22] « Égalité climatique : une planète pour les 99% ». Si les chiffres diffèrent selon les travaux (voir notamment Chancel, 2017 ; Pottier et al. 2020), le constat du lien entre revenu et empreinte carbone perdure.