Les chauffeurs Uber, appâtés et piégés dans un travail pour immigré
En décembre 2021, la Commission européenne lance une proposition de directive pour améliorer les conditions de travail et les droits sociaux des travailleurs des plateformes numériques en instaurant une présomption de salariat. Il faudra des années avant qu’elle soit adoptée, et ce juste dans la dernière ligne droite. Après un vote négatif le 16 février 2024, un accord est finalement trouvé le 11 mars qui devrait être confirmé prochainement par le Parlement européen. Si la version adoptée est bien moins ambitieuse que le projet initial de la Commission européenne, elle introduit néanmoins le principe de présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Seule la France continue de s’y opposer.
Et pourtant, une enquête sociologique menée auprès d’une centaine de chauffeurs Uber à Paris, Londres et Montréal[1], population emblématique du « capitalisme de plateforme »[2], montre que ces derniers sont bien des travailleurs « hybrides »[3]. Leur activité est encadrée par la plateforme, mais ils ne bénéficient pas des protections et des droits associés au statut salarié ; ils doivent assumer les risques de l’activité, mais sans jouir de l’autonomie associée au statut d’indépendant. Ils ont tous les inconvénients des deux statuts d’emploi, sans aucun des avantages associés.
On peut d’ailleurs s’étonner que la plateforme trouve encore de la main d’œuvre, tant les conditions de travail et d’emploi des chauffeurs Uber paraissent dissuasives. Et pourtant, elle ne rencontre aucune difficulté en la matière, comme en témoignent les longues files d’attente devant le siège pour s’y inscrire. On constate parmi ces candidats une surreprésentation d’hommes racisés. La racialisation, qui désigne « les logiques de production des hiérarchies raciales dans telle ou telle société donnée »[4], est en effet un principe d’organisation du capitalisme de plateforme[5].
Uber tire parti de la position subalterne occupée par ces hommes racisés dans l’ordre social pour disposer de l’armée de réserve de travailleurs qui lui est indispensable pour son déploiement, mais aussi pour leur imposer des conditions de travail et de rémunération dégradées qui confortent et justifient par là-même cette position subalterne. Cependant, la situation des chauffeurs Uber n’a pas toujours été aussi dégradée. Elle était même plutôt favorable au moment de l’implantation de la plateforme dans les trois métropoles, se révélant particulièrement attractive pour des hommes racisés voyant là l’opportunité d’améliorer leur condition. C’est lors de son déploiement que la situation a changé.
L’implantation d’Uber : une condition attractive pour des hommes racisés
Le modèle économique d’Uber suppose une offre excédentaire de chauffeurs par rapport à la demande pour y répondre rapidement et s’assurer ainsi de sa satisfaction pour s’imposer face à la concurrence. Pour y parvenir, la plateforme a fait en sorte de limiter les barrières à l’entrée du métier et de proposer des conditions de travail et de rémunération favorables se révélant particulièrement attractives pour des hommes racisés.
Limiter les barrières à l’entrée du métier
Uber revendique le fait de ne pas être une entreprise de transport, mais une entreprise technologique proposant un logiciel innovant approprié par des travailleurs indépendants le mettant au service de leur clientèle. A ce titre, elle échapperait aux réglementations auxquelles les chauffeurs de taxis restent soumis, ce qui lui permet par là-même de limiter les barrières à l’entrée du métier pour favoriser l’expansion du nombre de chauffeurs. La plateforme adopte ainsi une stratégie du fait accompli, consistant à débuter systématiquement son activité sans autorisation et sans respect des règles applicables au transport individuel de passagers, assortie d’une intense activité de lobbying. Ce positionnement entraine les protestations et des actions en justice des taxis dénonçant une concurrence déloyale. Pendant ce temps, la plateforme poursuit son activité et, une fois qu’elle s’est imposée comme un acteur incontournable, elle appelle les autorités locales à changer le cadre réglementaire pour s’adapter à son modèle. Même si elle a été contrainte de s’adapter aux contextes institutionnels propres à chacune des métropoles étudiées, la plateforme y a ainsi obtenu des pouvoirs publics un bouleversement des règles en vigueur en sa faveur.
C’est à Montréal qu’Uber a obtenu les conditions les plus favorables en la matière, puisqu’il suffit d’un permis de conduire et d’un véhicule de moins de dix ans d’ancienneté pour y exercer comme chauffeur Uber. Lorsqu’elle s’y implante en 2013, les taxis y occupent une position de quasi-monopole. Pour contourner les règles qui encadrent strictement les modalités d’exercice de la profession de taxis, la plateforme présente alors son nouveau service comme du « co-voiturage citoyen » et obtiendra après plusieurs années de polémiques une totale dérégulation du secteur de transport de personnes.
Les conditions d’accès au métier sont un peu plus restrictives à Paris et à Londres, où le secteur est organisé en deux segments : les taxis d’une part, les véhicules de remise d’autre part. La plateforme cherche systématiquement à contourner les règles encadrant l’activité de taxi en se positionnant sur le second segment dont l’accès est plus aisé. Lors de son implantation à Paris en janvier 2012, son activité relève ainsi du secteur du VTC[6], lequel s’inscrit dans la continuité de la grande remise. Celle-ci offrait un service de luxe consistant en la mise à disposition de voitures « haut-de-gamme » avec chauffeur, uniquement sur réservation et pour une destination définie à tarifs libres relativement élevés. Pour exercer leur activité, les chauffeurs Uber doivent détenir une licence de VTC et un véhicule de moins de six ans d’ancienneté. Ils ont pour spécificité d’être autorisés à développer une clientèle privée pour travailler directement pour elle sans intermédiaire. Uber tire donc parti de la libéralisation de la grande remise pour développer une application qui participe de la généralisation de ce service au-delà de la niche du transport de luxe.
Comme en France, le secteur de transports de personnes est segmenté à Londres en deux segments : les taxis (blackcabs) et les minicabs. Ces derniers sont en revanche contraints pour exercer de passer par un intermédiaire autorisé par l’autorité locale, Transport for London (TfL). Lorsqu’Uber s’implante à Londres en 2012, la plateforme se positionne ainsi comme un opérateur de minicabs. Les conditions d’accès au métier y sont en effet beaucoup moins restrictives que pour les taxis. La licence de minicab est bien plus facile à obtenir que celle de taxi (qui prend plus de quatre années) et la gamme de véhicules autorisés bien plus large (de moins de dix ans d’ancienneté). Cependant, limiter les barrières à l’entrée du métier ne suffit à garantir l’afflux de main d’œuvre permettant le déploiement de la plateforme. Celle-ci cherche alors à l’attirer par des conditions de travail et de rémunération particulièrement favorables.
Attirer les chauffeurs
Pour inciter les chauffeurs à travailler par son intermédiaire, Uber met en avant l’accès à l’indépendance et à des rémunérations élevées. Au moment de son implantation, la plateforme leur propose en effet des primes conséquentes, et ce dans les trois métropoles étudiées. Les premières années, utiliser l’application Uber se révèle ainsi une opération lucrative pour ces derniers. Comme l’explique Tarik, un chauffeur parisien, « Uber s’installe à coup de primes », lesquelles sont alors conséquentes.
Atteignant des niveaux de rémunération élevés, ces chauffeurs se font les principaux promoteurs d’Uber auprès de leur entourage. Tous les enquêtés sont en effet entrés dans le métier sur recommandation d’un proche l’exerçant lui-même. Ce recrutement par cooptation est encouragé par la plateforme au travers des parrainages. Les chauffeurs touchent ainsi des primes à chaque fois qu’un chauffeur s’inscrit sur la plateforme sur leur recommandation.
Uber organise également dans les trois métropoles des opérations de communication offensives pour inciter les chauffeurs à travailler par son intermédiaire, mettant notamment en avant le fait d’« être son propre patron » et les opportunités de réussite économique offertes par le métier. La plateforme cible plus particulièrement les quartiers populaires, comme dans le cas de l’opération « 70 000 entrepreneurs » déployée en France en partenariat avec Pôle emploi dans les communes populaires d’Île-de-France en mai 2016. Ces promesses d’indépendance et de rémunérations élevées se révèlent particulièrement attractives pour des hommes racisés qui vont massivement entrer dans le métier.
Des promesses attractives pour des hommes racisés
Ces hommes racisés n’entrent pas dans le métier pour trouver un emploi, mais pour accéder à un meilleur travail. La plupart n’étaient pas au chômage auparavant. Si les conditions d’implantation et de déploiement de la plateforme favorisent ce profil (en particulier le parrainage et le ciblage des quartiers populaires), ce sont surtout les promesses d’accès à l’indépendance et à des rémunérations élevées qui se révèlent particulièrement attractives pour ces populations au regard de la position qu’elles occupent dans le système d’emploi et des discriminations dont elles sont victimes. En dépit des spécificités propres à chaque contexte institutionnel et normatif, les chauffeurs partagent pour la majorité des propriétés communes : ils font l’expérience de « l’assignation racialisante »[7] et occupent la position de « Monsieur Gagne-pain ». L’enquête permet de mettre au jour deux motifs principaux d’entrée dans le métier transversaux aux trois métropoles et correspondant à deux profils de chauffeurs.
On trouve d’un côté des individus diplômés et/ou expérimentés issus des catégories supérieures ou moyennes supérieures, dont les diplômes et les expériences professionnelles ne sont pas reconnus, ou en deçà de leurs attentes. Ils entrent dans le métier dans le but d’atténuer leur déclassement. Une part d’entre eux exercent ainsi cette activité à titre complémentaire pour compléter leurs revenus dans le but d’améliorer leur niveau de vie. Il peut s’agir d’une « pluriactivité d’appoint », qui vise à compléter des revenus jugés trop faibles, ou d’une « pluriactivité de survie » quand ce complément de revenu est jugé indispensable pour assurer sa subsistance[8]. Ils travaillent alors comme chauffeur Uber le soir et le week-end à côté de leur activité principale. D’autres l’exercent à titre principal pour accéder à l’indépendance. Bien que diplômés et/ou expérimentés, une part de ces hommes diplômés se voient cantonnés aux emplois non qualifiés. Certains franchissent alors le pas pour exercer l’activité de chauffeur Uber à titre principal, y voyant surtout l’opportunité d’accéder à l’indépendance. Le fait de ne pas être soumis aux ordres d’une hiérarchie et de jouir d’une autonomie au travail atténue leur sentiment de déclassement.
A côté de ces profils diplômés qui voient dans le métier une opportunité d’atténuer leur déclassement, on trouve dans les trois métropoles de nombreux chauffeurs peu ou pas diplômés et issus des catégories populaires immigrées, ayant multiplié les emplois précaires non qualifiés, parfois non déclarés, alternant parfois avec de courtes périodes de chômage. En devenant chauffeurs Uber, il s’agit pour eux de trouver un meilleur travail, un « good bad job », pour reprendre le terme d’Alex Rosenblat[9]. Ils voient le métier comme une opportunité d’échapper à la pénibilité du travail manuel et à la pression de la hiérarchie qu’ils ont connues dans leurs expériences professionnelles antérieures. En comparaison du travail dans le bâtiment, la manutention, la livraison ou la logistique, le métier de chauffeur se présente comme « plus propre » et moins pénible de prime abord.
Beaucoup de ces chauffeurs mettent également en avant l’autonomie temporelle comme un des avantages du statut de travailleur indépendant. Les immigrés récents en particulier apprécient de pouvoir interrompre leur activité professionnelle sans avoir à solliciter l’autorisation de la hiérarchie. Mais la disponibilité temporelle dont disposent les chauffeurs constituent surtout une opportunité d’accroître leur niveau de rémunération en allongeant leur temps de travail. Si les salariés sont dépendants de la hiérarchie pour faire des heures supplémentaires, les travailleurs indépendants ont quant à eux la liberté de travailler plus pour gagner plus. A Paris, où l’héritage de la grande remise continue de marquer les esprits, certains chauffeurs associent même ces rémunérations potentiellement élevées à une possibilité d’ascension sociale par la voie économique.
Quoi qu’il en soit, les promesses d’indépendance et de rémunérations élevées faites par Uber sont particulièrement attractives pour des hommes racisés, qui font souvent l’expérience du déclassement et/ou de l’assignation à des emplois non qualifiés. Ils y sont d’autant plus sensibles qu’ils occupent en outre pour la plupart la position de « Monsieur Gagne-pain »[10]. Le fait que leur épouse soit femme au foyer ou travaille à temps partiel renforce en effet la pression économique sur le principal pourvoyeur de revenus de la famille. Dans le même temps, la prise en charge de l’intégralité des tâches domestiques et parentales par celle-ci rend possible un investissement intensif au travail. Celui-ci ne sera pas payant. En effet, les promesses d’Uber ne seront pas tenues lors de son déploiement.
Le déploiement d’Uber : une dégradation des conditions de travail et de rémunération
Dans les trois métropoles, Uber va faire en sorte de s’imposer comme un acteur incontournable du secteur. Attirés par les favorables conditions de travail et de rémunération proposées par la plateforme, les chauffeurs sont dorénavant contraints de travailler par son intermédiaire alors même qu’elles se dégradent.
De la construction d’une position quasi-monopolistique à la dépendance économique des chauffeurs
Le modèle économique d’Uber repose sur les « effets de réseau »[11], lesquels font dépendre la valeur d’un service du nombre de ses utilisateurs : plus ce nombre augmente, plus sa valeur augmente. Cet effet est d’autant plus important dans un marché biface. Uber se présente ainsi comme un marché intermédié par une plateforme numérique qui met en relation les passagers et les chauffeurs. Atteindre une masse critique d’utilisateurs des deux côtés du marché biface peut conduire à une situation où tout le monde a intérêt à converger vers une plateforme unique. Ainsi, plus il y a de chauffeurs Uber et plus les clients ont intérêt à l’utiliser pour trouver rapidement un véhicule. De même, plus les clients utilisent Uber et plus les chauffeurs ont intérêt à l’utiliser, ce afin d’accroître leurs chances d’obtenir des courses. Pour enclencher cette dynamique du « winner takes the most », la plateforme incite ainsi les clients à l’utiliser en leur offrant des prix attractifs et des offres promotionnelles, et s’assure que les chauffeurs travaillent par son intermédiaire en leur proposant des primes conséquentes. S’il n’en va pas toujours ainsi, cette stratégie s’est révélée efficace dans les trois métropoles.
À Montréal, Uber n’a pas eu à affronter de concurrents crédibles autres que les taxis traditionnels. On ne compte alors que deux autres applications – Téo taxi et Eva – qui comprennent très peu de chauffeurs. Dès lors, la plateforme s’impose comme un acteur incontournable du secteur.
La situation est plus complexe à Londres et Paris où la plateforme est confrontée à une forte concurrence. Si les taxis connaissent des difficultés depuis l’implantation d’Uber, ils sont pour l’instant parvenus à se maintenir sur le marché. Ce sont d’abord les chauffeurs parisiens héritiers de la grande remise et les minicabs londoniens qui pâtissent de la concurrence de la plateforme. Face aux faibles tarifs pratiqués par celle-ci, les chauffeurs parisiens qui étaient parvenus à développer une clientèle privée et pour lesquels les courses obtenues par le biais d’Uber ne constituaient qu’un complément, peinent ainsi à la conserver. Si certains chauffeurs parisiens parviennent toutefois à conserver une clientèle privée, ils représentent aujourd’hui une minorité. La plupart travaillent dorénavant essentiellement par l’intermédiaire des plateformes.
Si Uber a ainsi en partie détruit ce qui restait de l’héritage de la grande remise à Paris, la plateforme a de la même manière mis en difficultés les opérateurs de minicabs à Londres. Le nombre de chauffeurs Uber y connaît une expansion considérable depuis l’implantation de la plateforme, alors même que le nombre de ces opérateurs ne cesse à l’inverse de diminuer.
Grâce aux faibles tarifs pratiqués, la plateforme est parvenue à évincer la concurrence des chauffeurs privés parisiens et des opérateurs de minicabs londoniens. Mais elle est également confrontée dans les deux villes à la concurrence de nombreuses autres plateformes. L’enquête démontre pourtant que la plupart des chauffeurs ne travaillent que par l’intermédiaire d’Uber et, quand ce n’est pas le cas, ils ne réalisent qu’une part infime de leur chiffre d’affaires par l’intermédiaire des plateformes concurrentes. Comme le dit Hamid, un chauffeur parisien, « il n’y a pas de mystère, parce qu’Uber, ça reste l’application qui donne le plus de courses ; elle prend plus de commissions, mais elle donne le plus de courses. […] C’est psychologique en fait, tout le monde passe par Uber, aussi bien les clients que les chauffeurs ».
Dans les trois métropoles, la position quasi-monopolistique occupée par Uber contraint ainsi les chauffeurs à travailler par son intermédiaire s’ils veulent gagner leur vie, utilisant à la rigueur les autres plateformes à titre complémentaire. Ils deviennent dès lors dépendants économiquement de la plateforme et connaissent une dégradation de leurs conditions de travail et de rémunération.
De la dépendance économique à la dégradation des conditions de travail et de rémunération
Une fois que la plateforme dispose de suffisamment de chauffeurs et s’est imposée comme un acteur incontournable du secteur, elle n’a plus besoin de proposer des rémunérations attractives pour les fidéliser. La concurrence ayant en effet été évincée grâce à la politique tarifaire très agressive qu’elle a adoptée, les chauffeurs n’ont dorénavant plus d’autre choix que de travailler par son intermédiaire s’ils veulent gagner leur vie. Ils dépendent économiquement de la plateforme. Uber supprime alors les primes, baisse les tarifs et augmente sa commission (de 20 à 25 %). Les chauffeurs connaissent une chute de leurs rémunérations. S’ils veulent maintenir leur niveau de revenu, ils sont donc contraints de travailler davantage. Certains chauffeurs disent ainsi limiter la prise de congés, voire y renoncer. Toute interruption de travail est en effet coûteuse. Ils travaillent entre 12 et 14 heures par jour, mais la rentabilité de leur activité suppose d’opter pour une large amplitude horaire.
Outre cet allongement de la durée du travail, les chauffeurs connaissent une intensification du travail, en évitant les pauses. En outre, ils se voient contraints de privilégier les horaires atypiques pour maintenir leur niveau de rémunération, celles-ci correspondant aux périodes de majoration des tarifs. En effet, pour s’assurer de disposer d’un nombre suffisant de chauffeurs selon les variations de la demande, des majorations des tarifs (en fonction d’un coefficient multiplicateur) sont définies en temps réel en fonction de l’offre et de la demande sur certaines zones pour les inciter à se connecter ou à se déplacer en direction des zones dans lesquelles il en manque à un instant t. Celles-ci interviennent le plus souvent le matin très tôt, en fin de journée, la nuit et les week-ends, ou à l’occasion de certains événements (comme Noël et le Nouvel An).
Ces durées extensibles de travail associées aux horaires atypiques affectent la vie personnelle et familiale des chauffeurs. C’est un sacrifice auquel ils étaient prêts à consentir quand ils se sont engagés dans le métier, et ce en accord avec leur épouse, mais cela en contrepartie d’une rémunération élevée. Le fait que cette dernière ne soit pas à la hauteur de leurs efforts est ainsi source d’une profonde déception et entraine des tensions au sein du couple, comme le relate Tarik, ce chauffeur parisien : « Honnêtement, personnellement, quand on en parlait avec ma femme au début, je pensais que c’était ça : ça va être un coup de 70-80 heures par semaine, faut m’oublier, je suis plus là. Peut-être une journée par semaine, je serai là, pour dormir, mais y a un espoir de 3 500-4 000 euros par mois. Si je fais ça deux ans, je me sacrifie pour la famille, y a un paquet de sous à la maison. Finalement, y a pas tout ça ».
De même, alors qu’ils sont entrés dans le métier pour échapper à la pénibilité du travail, les chauffeurs font tous état de multiples pathologies professionnelles. Les premiers signes d’usure se manifestent rapidement. Après seulement quelques mois à un tel rythme, ils ressentent déjà un épuisement général. Et même si le métier ne suppose apparemment pas d’efforts physiques importants, le fait d’être assis aussi longtemps entraîne des maux de dos dont ils sont nombreux à se plaindre, comme Sada, un chauffeur Londonien : « la conduite, ça va, c’est bien, mais le faire trop d’heures, c’est vraiment… ça vous tue ».
Les chauffeurs disent également souffrir du stress de la conduite, une telle concentration étant difficile à tenir sur la durée. Elle l’est d’autant plus quand il s’agit dans le même temps de s’assurer de la satisfaction de la clientèle. Or, cette exigence s’est renforcée en même temps que la dépendance des chauffeurs à l’égard de la plateforme. Celle-ci confère en effet un pouvoir considérable à la clientèle qui se voit enrôlée pour contrôler les chauffeurs. À la fin d’une course, cette dernière a la possibilité de noter les chauffeurs Uber d’une à cinq étoiles et de laisser un commentaire. Une note moyenne inférieure à 4,5 étoiles sur les 500 dernières courses peut être sanctionnée par la plateforme par une suspension temporaire ou une désactivation définitive du compte du chauffeur. Cela peut également se produire en cas de plainte de la clientèle concernant le comportement d’un chauffeur jugé inadéquat.
C’est souvent à l’occasion de la suspension de leur compte que les chauffeurs réalisent la précarité de leur situation. C’est une source importante de stress, qui affecte leur quotidien de travail. Satisfaire aux exigences de la clientèle et éviter les tensions et les conflits avec celle-ci sont des préoccupations permanentes. Les chauffeurs se voient en effet soumis au pouvoir arbitraire de cette dernière qui peut à tout moment leur retirer leur principale source de revenu. Ils dénoncent le fait que leur parole soit inaudible face à celle du « client-roi ». En cela, les chauffeurs s’inscrivent davantage dans un rapport de domesticité que dans une relation de service. Ils ne bénéficient plus, ni de l’indépendance, ni des rémunérations élevées promises.
Un « travail pour immigré »
Après avoir expérimenté des conditions de travail et de rémunération très favorables, les chauffeurs Uber connaissent leur dégradation, les contraignant à travailler sans relâche, et ce au détriment de leur santé et de leur vie de famille, pour à peine parvenir à assurer leur subsistance. De telles conditions de travail devraient être dissuasives. Elles se soldent en effet par les départs de nombreux chauffeurs – tous ceux qui ont de meilleures alternatives – mais ils sont compensés par l’arrivée de nouveaux candidats au métier au profil de plus en plus vulnérable. Le turn-over important des chauffeurs permet ainsi à la plateforme de disposer en permanence d’une main-d’œuvre en pleine santé, sans avoir à remettre en cause les conditions de travail dégradées qu’elle leur impose :
« Là encore, aujourd’hui, il y a encore plein de chauffeurs qui font 90 heures… Moi-même, je fais encore 70 heures, 75 heures, au minimum. […] Parce qu’on va nous dire : « Pourquoi vous travaillez tant ? Pourquoi vous poussez à bout comme ça ? » On se met en société. On peut faire 40 heures, 50 heures, mais on ne va toucher que le SMIC, même pas le SMIC. Ça sert à quoi de se mettre en société si c’est pour toucher le SMIC ? Il vaut mieux rester salarié et faire ses 35 heures et toucher le SMIC. Mais à force, vous ne pouvez plus faire autant d’heures. Vous êtes fatigué au bout d’un an, un an et demi. Là, si vous parlez avec des nouveaux chauffeurs qui datent d’un mois, deux mois, vous allez les trouver, ils vont vous dire : « C’est super Uber, il faut juste être un bosseur. » Vous les recroisez sept, huit mois après, c’est un autre discours. Ils fatiguent les gens. Au bout d’un an, Uber, ils savent que ça tourne. Il y en a un qui quitte, il y en a dix qui font la queue chez Uber à Aubervilliers » (Karim, un chauffeur parisien, deux ans d’ancienneté).
L’usure rapide des chauffeurs est compensée par l’afflux permanent de main d’œuvre. Tirant parti de l’assignation racialisante de ces hommes racisés, Uber bénéficie en effet d’une inépuisable réserve de main d’œuvre. Appâtés par la plateforme avec des promesses d’indépendance et de rémunérations élevées particulièrement attractives pour ces populations, les chauffeurs se voient piégés dans un « travail pour immigré »[12]. Entrés dans le métier pour y échapper, ils s’y voient à nouveau relégués. Main d’œuvre indispensable pour le déploiement de la plateforme, elle n’en demeure pas moins indésirable, devant se satisfaire de la condition dégradée qui lui est assignée. Interrogé le 3 novembre 2016 par Médiapart sur les conditions de travail et de rémunération dégradées des chauffeurs Uber, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie et candidat à l’élection présidentielle, réaffirme leur statut subalterne :
« Allez à Stains expliquer aux jeunes qui font chauffeurs Uber, de manière volontaire, qu’il vaut mieux aller tenir les murs ou dealer […]. Notre défaite collective, c’est que les quartiers où Uber embauche ces jeunes, ce sont des quartiers où nous, on ne sait rien leur offrir. Et la réalité, c’est qu’en effet ils travaillent parfois 60-70 heures pour toucher le SMIC, mais ils rentrent dans la dignité, ils trouvent un travail, ils mettent un costume, une cravate ».
Si l’adoption de la directive européenne constitue une possibilité d’amélioration de la condition des chauffeurs Uber, le texte finalement adopté laisse une grande marge de manœuvre aux Etats européens pour définir les critères établissant un lien de subordination entre une plateforme et ses travailleurs. L’opposition systématique de la France contre ce texte et la révélation par les « Uber Files »[13] du rôle central joué en coulisses par Emmanuel Macron pour faciliter l’implantation et le déploiement de la plateforme en France augurent de fastidieuses négociations en perspective. La lutte des travailleurs de plateforme pour accéder à davantage de droits et de protections est un parcours semé d’embûches.
NDLR : Sophie Bernard a récemment publié UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal aux PUF