Russie : les trois fronts intérieurs de la guerre en Ukraine
La mort en détention[1] d’Alexeï Navalny affecte profondément celles et ceux qui espéraient que le jeune âge de l’opposant permettrait un jour d’assister à son retour en politique, si jamais Vladimir Poutine venait à disparaître par exemple. La mort de l’opposant choque également ceux qui, dans le monde occidental, voyaient en lui la « bête noire » du président et, par extension, le principal danger pour le pouvoir en place.
Il serait cependant erroné de réduire le jeu politique russe à un affrontement entre dictature en place et opposition éclairée. Les partisans de Navalny ne constituent pas la seule menace que le pouvoir agite pour justifier la répression politique. Loin de ce camp, les ultranationalistes jugés extrémistes et les leaders régionaux potentiellement frondeurs constituent aux yeux du Kremlin des « bêtes noires » tout aussi nuisibles.
La haine des démocrates, suspectés d’être « vendus à l’Occident », se cristallise dans les années 2010. Jusque-là, la figure de l’ennemi revêtait les traits d’un jihadiste nord-caucasien. Ce n’est qu’après les manifestations contre la fraude électorale de 2011-2012 que la menace occidentale, appuyée sur une « cinquième colonne » russe, monte en puissance dans les médias. Suspecté dès le début des années 2010 d’être un « agent du département d’État[2] », Alexeï Navalny occupe rapidement une place centrale dans ce discours conspirationniste.
L’élimination de cette menace passe également par la répression de la société civile telle qu’elle s’est constituée à partir de la fin des années 1980. Quelques jours à peine après le décès de Navalny, la condamnation d’Oleg Orlov, coprésident de l’ONG Memorial, à une peine de prison pour avoir soi-disant discrédité les forces armées russes, n’a rien d’une coïncidence : elle illustre le fait que la répression de ce camp politique, en dépit de ses divisions internes, frappe aussi bien les figures politiques que les militants associatifs, tous associés en tant qu’« agents étrangers » à l’ennemi occidental.
Mais Alexeï Navalny n’est pas le seul épouvantail brandi par le gouvernement. Les dirigeants du pays affirment également leur volonté d’éteindre d’autres foyers potentiels de contestation, en lien avec l’opposition ultranationaliste, engagée aux yeux du pouvoir dans une surenchère de radicalité. Cette offensive frappe des personnalités plus proches du pouvoir que les démocrates : ceux qu’on appelle les « turbopatriotes », généralement des militaires ou paramilitaires qui, s’ils épargnent Vladimir Poutine, n’hésitent pas à critiquer la conduite de l’offensive armée et la corruption des élites dirigeantes.
Le chantage à l’insurrection d’Evgueni Prigojine en juin 2023 s’impose à l’analyse. Son dernier défi consiste à déplacer des milliers d’hommes vers Moscou pour déloger le ministre de la Défense. Le sulfureux homme d’affaires va ce jour-là jusqu’à appeler les Russes à le rejoindre dans son combat contre les élites fédérales corrompues. D’autres leaders populaires sont neutralisés au même moment, à l’instar d’Igor Guirkine, alias Igor Strelkov, un chef de guerre ayant joué un rôle clé lors de l’invasion de la Crimée et l’occupation du Donbass.
Ce rôle lui confère une aura qui lui permet de promouvoir des thèses nationalistes radicales auprès d’un public élargi. Critiquant l’action du ministère de la Défense depuis mars 2022, il épargne de moins en moins le chef de l’État jusqu’à son arrestation en juillet 2023. Accusé d’avoir voulu appeler à des activités « extrémistes » sur Internet, il est condamné en janvier 2024, au terme d’un procès à huis-clos, à une peine de quatre ans de prison
Au cours des deux dernières décennies, le règne poutinien a montré que les relations entre le pouvoir et les milieux ultranationalistes pouvaient varier selon la conjoncture. À la fin des années 2000, la connivence entre le camp présidentiel et des groupes tels que le Mouvement contre l’immigration illégale n’empêche pas la liquidation de ce dernier en 2011. Il en est de même aujourd’hui avec les « turbopatriotes ».
Alors que l’annexion de la Crimée a pu rapprocher les élites dirigeantes des milieux ultranationalistes, les liens se distendent après l’offensive russe de 2022. Placés sous surveillance, les leaders jugés déloyaux encourent désormais le risque d’être qualifiés d’extrémistes. Ce nouveau rapport de force s’observe avec crudité dans la spectaculaire élimination de Prigojine, mais explique aussi l’incapacité de ce dernier à gagner le moindre ralliement au sein des élites dirigeantes lors de son coup du 24 juin.
La peur d’une fronde des leaders régionaux les plus populaires complète le triptyque des menaces actuelles. Généralement ignorée des commentateurs, cette préoccupation est récemment réapparue dans l’actualité. Le 22 février 2024, la cour régionale de Khabarovsk décide que le « mouvement social Je suis / Nous sommes Fourgal » – du nom de Sergei Fourgal, gouverneur de la région de Khabarovsk, arrêté en 2020 sur des accusations de meurtres – doit être considéré comme une « organisation extrémiste ». Sans cibler une organisation dûment enregistrée sous ce nom, cette décision judiciaire expose les adeptes de ce supposé mouvement à des poursuites judiciaires ; elle réactualise surtout l’un des plus mémorables conflits politiques de la dernière décennie.
La « purge », cette campagne répressive destinée à renforcer la discipline.
Alors qu’il s’enrichissait en exportant des métaux, Sergei Fourgal entre en politique dans les années 2000 comme député LDPR, le sulfureux parti « libéral-démocratique » créé par Vladimir Jirinovski. Consentant à faire de la figuration en 2013 contre le candidat Russie Unie à l’élection du gouverneur de la région de Khabarovsk, il remporte à la surprise générale le scrutin suivant, cinq ans plus tard. Fort d’une légitimité populaire indéniable, il fait de sa position une tribune et se met à fustiger les défaillances du pouvoir fédéral et des représentants de Russie Unie sur place.
Interpellé le 9 juillet 2020, il est immédiatement transféré à Moscou pour le couper de son fief, dans l’attente de son jugement. L’indignation de la population locale est aussi massive qu’immédiate. Réclamant que Fourgal soit acquitté ou, au moins, rapatrié à Khabarovsk, les manifestants n’ont pas peur de braver l’interdiction de défiler. Le 11 juillet 2020, en dépit du risque encouru, des dizaines de milliers de personnes expriment publiquement leur soutien à l’enfant du pays : à Khabarovsk on n’avait pas vu un tel rassemblement depuis des décennies. Les slogans expriment une forte désaffection vis-à-vis d’un centre lointain : « Rendez-nous Fourgal », « Moscou, dégage », « L’Extrême-Orient est à nous ». La formule « Je suis / Nous sommes Fourgal » fait mouche : elle devient le mot d’ordre de la mobilisation en soutien à celui qu’on nomme désormais le « gouverneur du peuple ».
Discréditée par les pouvoirs publics qui y voient la main d’Alexeï Navalny ou de puissances étrangères, cette mobilisation historique ne produit cependant aucun effet sur la procédure judiciaire. Poursuivi pour un double meurtre et une tentative de meurtre remontant au milieu des années 2000, Fourgal est condamné en février 2023 à une peine de 22 ans de prison. Le traitement qui lui est infligé est en tous points exceptionnel. Lorsque des responsables politiques ou administratifs sont jugés déloyaux, ils sont généralement poursuivis pour des faits de corruption.
Au moment de l’affaire Fourgal, de nombreuses autres poursuites pénales conduisent d’ailleurs derrière les barreaux nombre de ministres, de gouverneurs ou de maires qui écopent de longues peines, jusqu’à quinze ans de prison. Le terme de « purge » est d’ailleurs employé alors dans la presse pour évoquer cette campagne répressive destinée à renforcer la discipline au sein de la haute fonction publique et des élites régionales. Une telle offensive sert l’image d’intransigeance et le discours paradoxalement anti-élitaire que le président mobilise pour se maintenir au pouvoir[3].
Mais le cas Fourgal demeure exceptionnel, non seulement de par la sévérité de la sanction prononcée, mais aussi de par la menace que l’insoumis représente : retourner la population locale contre le pouvoir central et jouer la carte de la légitimité populaire contre l’allégeance aux autorités. Comme le montre la stigmatisation récente du « mouvement social Je suis / Nous sommes Fourgal », le spectre de la fronde locale, voire de la sécession, continue en 2024 de hanter les autorités fédérales.
Les trois fronts intérieurs de la guerre en Ukraine partagent des points communs. Dans tous les cas, la dénonciation de la corruption des autorités fédérales structure l’argumentaire des rebelles, même si le diagnostic sur les causes et les remèdes préconisés diffèrent. Navalny dénonçait une clique « de voyous et d’escrocs » qu’il entendait comme Fourgal renverser par les urnes, tandis que Prigojine se complaisait dans un discours anti-élitaire pour justifier un coup de force. Dans les trois cas, cette mise en cause, visant à saper la légitimité des dirigeants du pays, provoque une riposte répressive, qui use d’armes politiques légales ou extrajudiciaires.
Qu’importe que pour les dirigeants du pays, l’adversaire du moment vise à les détrôner en fomentant une « révolution colorée », un putsch militaire ou un soulèvement local. L’important est d’accréditer son existence, car le pouvoir en place est incapable de vivre sans ennemis, de se vivre autrement que comme un rempart à un éventail de menaces existentielles, quitte à alimenter tous les conspirationnismes.