Littérature

La guerre ou la poésie – sur Guerre et pluie de Velibor Čolić

Écrivain

À une époque marquée par la persistance des conflits armés, de l’Ukraine à la Palestine, où chaque jour écrit une nouvelle page sanglante de l’histoire humaine, Guerre et pluie de Velibor Čolić surgit comme un cri déchirant du passé pour éclairer le présent. Par le prisme de sa maladie, métaphore vivante des cicatrices laissées par le conflit, il explore comment les souvenirs s’incrustent dans la chair. La poésie ne sauvera ainsi pas de la guerre, mais elle peut rendre compte de ses traces.

Trente ans après avoir été enrôlé de force en 1992 dans l’armée bosno-croate, avant de déserter et de mettre quatre frontières entre la guerre et lui, l’écrivain Velibor Čolić pensait légitimement en avoir fini avec « cette sale guerre » qui avait transformé sa vie en un cauchemar sanglant.

Il croyait s’en être débarrassé pour toujours lorsqu’elle a refait surface dans ses souvenirs et ses rêves à la faveur d’une maladie auto immune extrêmement rare qui s’est manifestée d’abord par une douloureuse inflammation de la bouche, et l’apparition de plaies et de cloques sur sa peau. « Pemphigus vulgaris » tel est le diagnostic médical d’une maladie silencieuse qui progresse pendant des décennies avant d’éclore en un bourgeonnement d’aphtes, de plaies et de cloques. Des plaies blanches s’ouvrent dans sa bouche, sous sa langue, qui l’empêchent de manger, de boire et de parler.

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En 2020, alors que le monde bascule dans la pandémie du Covid 19, Velibor Čolić court les médecins et les hôpitaux et se soumet à toutes sortes d’analyses et d’expertises avant que son mal soit nommé. « Votre maladie de peau, lui dit un réflexologue, n’est rien d’autre que la guerre qui sort de vous. Par la peau, car la peau est le miroir de notre âme. Et c’est moche, toutes ces blessures et ces inflammations, parce que la guerre est très, très moche. »

Parler de somatisation est un mot bien faible pour expliquer cette hantise de la guerre en soi. Retour du refoulé ne convient pas non plus car Velibor Čolić n’a pas refoulé la guerre ; il l’a fuie, il a cru l’avoir semée dans son exil de ville en ville, enfouie comme dans un sac dans sa langue natale abandonnée, noyée dans les vapeurs de l’alcool, disséquée dans une dizaine de livres publiés dont les derniers écrits en français, sur son expérience des tranchées et de l’exil. Pas plus qu’on ne choisit d’entrer en guerre, on ne décide de la quitter. « Pendant des années, j’ai cru naïvement que la guerre était sortie de moi. Et qu’avec l’aide de la littérature et de l’écriture j’étais aussi sorti de la guerre. J’ai surestimé la littérature. Nous n’avons pas le droit d’exiger de l’écriture qu’elle nous aide à oublier. »

Trente après la guerre, étendu sur son lit de l’hôpital bruxellois où il est soigné pour ses multiples plaies, ses aphtes, ses furoncles, Velibor Čolić, désormais naturalisé français, comprend que la guerre ne revient pas, après un long oubli, elle ne l’a jamais quitté. Il a cohabité avec elle et elle l’a transformé. Il est le témoin de la métamorphose de son corps, devenu le reflet de la guerre, le théâtre d’opérations de la guerre. « J’essaie de me rappeler combien de fois j’ai vu la mort ? Combien de cadavres sont entrés dans mes yeux ? Pour la centième fois je me demande comment vivre avec ces âmes mortes ? (…) Quelles sont les capacités de notre mémoire ? Combien de personnes, d’histoires, d’amours, de mort, de violence peuvent y tenir ? Notre mémoire a-t-elle une sorte de tiroir pour les personnes et les événements importants, et une autre pour les personnes et les événements sans importance ? Ou est-ce que tout est en désordre comme chez moi ? »

Les plaies sur son corps ne sont pas des symptômes, ce sont des stigmates comme ceux des mystiques, les stigmates de la guerre sur sa peau. Stigmates imitatifs, stigmates figuratifs. Fleurs nocives épinglées dans l’herbier toxique de la mémoire. Ils constituent une « actualisation » de la guerre en lui. Le phénomène relève de l’allergie autant que de la mémoire, une réaction physique à l’intoxication de la guerre.

Commence alors un véritable travail de régurgitation des souvenirs, de re-souvenance comme dans les traitements du stress post traumatique qui font revivre au patient ses traumas. « Je ne me rappelle pas à quel moment la guerre a éclaté à nouveau dans mon esprit. Ma courte et violente guerre de 1992. Des décennies se sont écoulées depuis ces événements… Les souvenirs de guerre arrivent en pagaille et je les trie fiévreusement. La netteté de ces images est stupéfiante. Ce sont des expériences complètes avec des sons, des odeurs, du sang et des armes. Avec la vraie peur qui apparaît dans ma tête et qui m’enveloppe froidement. Ma peau est un miroir. Un papier de tournesol pour mon feu intérieur, pour ma stupide et violente guerre. »

À la différence de ses premières chroniques de la guerre (Les Bosniaques, 1992) écrites dans les tranchées, dans l’éblouissement de la guerre, et qui sont comme des éclats sanglants d’expérience, notés à vif dans les tranchées, Guerre et Pluie est écrit dans un tête-à-tête de l’auteur avec son propre corps devenu le théâtre d’opérations de la guerre.

La guerre a triste mine, elle n’est plus digne d’être racontée.

La guerre n’est plus un objet à décrire de l’extérieur, une expérience à raconter par un témoin, elle a pénétré le narrateur, elle est entrée en lui. Elle écrit après des années d’oubli directement sur sa peau, dans sa bouche, entrave sa langue douloureuse. La guerre s’écrit (s’écrie) en lui. Il ne peut que traduire ses blessures par des mots, dessiner la cartographie de ses ecchymoses sur sa peau, porter son cri. « Ma souffrance se manifeste sur la peau. Des dizaines de plaies sur mon visage et mon torse. Chaque blessure ressemble à une petite bouche ouverte. Comme si un Munch maléfique avait dessiné des grappes entières de son Cri sur mon épiderme enflammé. »

Velibor Čolić ne raconte pas la guerre à la façon d’un Malraux ni même d’un Hemingway qu’il cite souvent. Il n’écrit pas un récit de guerre opposant des armées sur un champ de bataille, mais l’effondrement de tout récit possible, la désarticulation des coordonnées spatio-temporelles de l’expérience et la plongée dans un enfer sans récit. « La vie s’est transformée en une suite intemporelle de chocs entre lesquels il y a des trous béants, des intervalles vides et paralysés », écrivait Adorno en 1945 pour décrire l’expérience du front lors de la Seconde Guerre mondiale.

Guerre et Pluie, est écrit à partir de fragments car il n’est plus possible de ressaisir en un tout cohérent une expérience privée de toute continuité et livrée à des chocs incessants. « La guerre, écrivait Adorno, est maintenant dénuée de continuité, d’épaisseur historique, de dimension “épique” – au lieu de cela, elle recommence à zéro pour ainsi dire à chacune de ses phases […] elle est absolument au-delà de toute expérience. »

Le temps n’est plus aux guerres homériques, aux épopées légitimes, avec héros valeureux et exploits mémorables. La guerre a triste mine. Elle a perdu ou plutôt dévoré toute passion humaine. Elle n’est plus digne d’être racontée. « Aucune trace de la gloire nationale ou de quoi que ce soit qui y ressemble. La guerre n’a rien à voir avec les trompettes et les drapeaux, les médailles et les discours. La guerre est cette sueur et ce pus, ce vomi et cette puanteur. Ongles sales et dents pourries. Toux abondante et masturbation douloureuse. La guerre, c’est notre capitaine ivre et des champs de blé dévastés qui meurent sous les chars. La guerre est mon fusil gras sur l’épaule et une malédiction amère. La guerre est la maison qui brûle, le crâne qui explose, l’intestin plein de macaronis qui éclate sous les balles. (…) Au départ, la guerre se nourrit de chair humaine et de destruction, poursuit Velibor Čolić, plus tard elle se transforme en un énorme monstre qui dévore le temps présent. La guerre ne nous permet pas de vivre dans le temps actuel. Elle a tous ces morts de son côté. Je sens des milliers d’âmes mortes me tirer vers un autre temps. »

Velibor Čolić explore la guerre à la manière d’un entomologiste. Il la découpe, la décrit comme un objet à facettes sous tous les angles, les mythologies patriotes, l’amateurisme des stratèges, le dérèglement de tous les sens : l’odorat déformé, l’ouïe perturbée, la vision somnambulique, la palette des coloris mélangés, étalé en couches brunes sur les champs de bataille. Plutôt que narrateur, il se veut géomètre, cartographiant l’espace bouleversé, les crevasses des bombes, les arbres déchiquetés, les glissements de terrain, la violence cadastrale… « Ils labourent la terre, déracinent les arbres et déplacent les cours d’eau. Aucune tactique militaire. Juste bombe après bombe, une explosion s’accumulant sur une autre. Alors leur infanterie commence sa vilaine danse. Ils arrivent en rangs serrés à travers le no man’s land. Avec chant et drapeaux, sans se cacher. Confiants dans la puissance de leur artillerie. »

Velibor Čolić renouvelle le genre du récit de guerre. Il invente une prose nouvelle, une anthropologie de la destruction, Hommes et animaux, villes et nature, sujets et objets, sont engloutis ensemble, dans le trou noir de la guerre. Il est à la fois anatomiste renseignant « l’anatomie de la guerre », médecin légiste autopsiant les cadavres des hommes et des animaux, chien renifleur flairant le paysage de la puanteur dans ses moindres remugles…

« J’observe cette triste anatomie de la guerre avec une curiosité morbide. Plaies ouvertes et fraîches au sol. Petits volcans qui fument. Puanteur du brûlé. Des oiseaux fous de peur tombant au sol. Le cheval de quelqu’un qui tremble avec les jambes écartées et dont le pénis tordu urine du sang. Un doux acacia arraché du sol qui meurt en silence. Puis nous attendons l’éventuel gémissement des blessés des tranchées… J’étudie les « petits » et les « grands » cadavres. Des morts silencieuses d’animaux. Un lapin aplati, un blaireau déchiqueté par des éclats d’obus, un corbeau sur l’herbe transformé en une rose gothique rouge et noire. Quelque chose qui était autrefois un renard et qui n’est plus qu’une boule de fourrure orange, quelques os et du sang. Très souvent, nous rencontrons des restes humains. Le crâne de quelqu’un brillant phosphorescent dans la terre ravagée. Des cadavres gris en uniforme, la chair brûlée. Une villageoise carbonisée qui gardait sa vache. L’animal a miraculeusement survécu à l’explosion, qui lui a arraché les pattes postérieures. »

Il va jusqu’à inspecter les cantines militaires, la putréfaction des conserves, la cohabitation des vers et des aliments, ce qu’il appelle avec dérision la « gastronomie de la guerre ».

Parfois la guerre réserve une surprise aux belligérants…

« Dans les premiers jours de la guerre, l’électricité a été coupée. Les gens se sont retrouvés avec des réfrigérateurs remplis de viande. Elle devait être consommée immédiatement, il faisait déjà chaud dehors. Et c’est ainsi que les barbecues ont commencé. Les villes et les villages sous les bombes sentaient l’entrecôte, la côte de bœuf et la bavette, la côte d’agneau, le filet, l’escalope de poulet, le travers de porc et la côte d’échine. L’exhalaison de la mort et la fumée de la vie se mêlaient. Tout cela était complété par diverses boissons alcoolisées et de la bière. La fumée de destruction des bombes se mêlait à la fumée odorante du barbecue. Les gens sont morts heureux, ivres et rassasiés… »

La pluie tombe du début à la fin de ce récit.

Dans le Parc de la ville de Rennes où il a posé son sac à la fin de ce périple halluciné, Velibor Čolić, trempé jusqu’à l’os, s’interroge comme le font les enfants face aux éléments. L’enfant de la guerre a déserté les tranchées, rejoint le monde des sensations vraies, l’eau, la pluie, l’air… « J’essaie de comprendre l’eau. Je prends ce liquide dans mes paumes et je le regarde. Je ressens une force et une sagesse ancestrale dans chacune de ces particules transparentes. J’observe aussi l’air, l’espace qui se dresse entre les arbres du parc et moi. Quel est mon rôle dans tout ça ? Pourquoi suis-je moi et pas quelqu’un d’autre ? Quel est le vrai sens de tout cela ? »

Qu’a-t-il appris au terme de son voyage, comme soldat et comme déserteur, comme prisonnier et comme évadé, comme réfugié mutique enfin ? Les réponses le narrateur ne les cherche pas dans ce qu’on appelle aujourd’hui à propos de la guerre en Ukraine, les « narratifs » des dirigeants, les calculs des grandes puissances, l’aveuglement des patriotes, la cruauté et la bêtise humaine également réparties de part et d’autre du front… mais dans la musique de la pluie.

« Les gouttes tombent en faisant autant de bruit qu’une armée qui défile. On dirait qu’elles traînent péniblement derrière elles les âmes des défunts. Elles dessinent des roses mouillées sur l’asphalte et forment de petites flaques qui ressemblent à autant de miroirs. Puis la pluie, facétieuse, se met à dribbler avec les boîtes de conserve vides, les sacs en plastique. Abrité sous un arbre, j’écoute la pluie. »

La pluie tombe du début à la fin de ce récit. Elle est un rideau pudique qui tombe sur les cadavres des hommes et des animaux. Elle irrigue les territoires, ignore les frontières, lave les drapeaux. Privé de coordonnées spatio-temporelles, Velibor Čolić géolocalise la pluie ; de la Bosnie à l’Atlantique, des tranchées croates écrasées sous le feu ennemi, à un parc paisible de la ville de Rennes où le narrateur harassé s’est finalement échoué…

« Il y a quelques années, j’ai découvert quelque chose de vraiment fantastique sur YouTube. Des enregistrements sonores de toute la planète. La pluie qui tombe au Brésil, au Viêtnam, la pluie tropicale et hivernale, en ville ou dans un village… Des heures longues et fantastiques d’une samba humide incroyablement apaisante, parfois même sexy. » Et dans cette anthologie sonore de la pluie, Velibor Čolić choisit sobrement « la pluie qui tombe sur un Velux ». « Une pluie plate, têtue, d’hiver. Alors je m’installe confortablement et j’ouvre avec attention la porte des souvenirs. J’étudie ce que nous appelons la réalité. La perfection et la finitude des choses autour de moi. J’examine l’écran froid de mon téléphone portable, les courbes parfaites en porcelaine d’une tasse de café. Ces choses ordinaires me lient au présent. »

Guerre et Pluie. Voilà les deux termes qui structurent le récit de Velibor Čolić. La laideur de la guerre. La magnificence de la pluie qui lui résiste et lui survit. Le vacarme des bombes, le murmure de la pluie. Le chaos des explosions, la chorégraphie des orages…

Cela a quelque chose d’une balance musicale. Balance entre deux sources d’émission, entre deux univers sonores, deux voix mais aussi balance entre deux types de discours. Il y a plusieurs registres d’écriture qui se chevauchent dans ce texte polyphonique, le tragique, le lyrique, le satirique, l’épique, le fantastique sans oublier le comique (dont on n’a rien dit dans cet article), mais deux voix seulement : la voix de la guerre et la voix de la pluie.

La pluie est pour le narrateur tout à la fois un horizon, un témoin, une compagne, une stase qui rythme son récit. Elle n’est pas seulement un élément naturel qui sert de décor, elle est élevée au rang d’un véritable antidote à la folie guerrière, la seule alternative qui subsiste à la fin et survit à la guerre, un refuge et une source d’inspiration pour le narrateur dans sa tentative d’écrire le récit d’une guerre sans récit. Non pas un récit de résistance, mais la résistance d’un récit. La persistance d’un récit.

Et ce récit, oh surprise, n’est pas une histoire héroïque, pleine de bruit et de fureur, c’est un poème écrit par la pluie, avec les odeurs de la pluie, les sons de la pluie, les reflets de la pluie. Le battement de la pluie. L’écriture a ses pulsations, ses averses et ses rythmes. Et il y a une véritable douceur dans cette musique apaisante de la pluie… On peut guérir de la guerre.

« L’art des hommes avance comme une cavalerie d’insomnies, écrivait le poète russe Ossip Mandelstam, et là où elle se met à piétiner, il ne peut y avoir que la poésie ou la guerre. » « La poésie ne peut pas arrêter la guerre », lui fait écho un siècle plus tard Velibor Čoli. « Mais la guerre non plus ne peut pas arrêter la poésie. C’est déjà ça. »

Guerre et pluie, Velibor Čolić, Gallimard, 288 pages, février 2024.


Christian Salmon

Écrivain, Chercheur au Centre de Recherches sur les Arts et le Langage

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