Société

Écrire à l’adolescence : enquête sur les pratiques contemporaines des jeunes

Chargée d'études

Alors qu’un sondage sur la lecture des jeunes vient une nouvelle fois alimenter la panique morale et pointer du doigt les méchants smartphones, il est particulièrement intéressant de se pencher sur une autre enquête qui, loin de la vision stéréotypée d’adolescents passifs sur leurs écrans et soumis au diktat de l’instant et de leurs impulsions, souligne la centralité, la diversité et la richesse de leurs pratiques d’écriture.

Alors que l’expansion du numérique reconfigure très largement les pratiques d’écriture, que savons-nous de celles des adolescents ? Qu’écrivent-ils, à quelle fréquence, sur quels supports et avec quelles motivations ? L’enquête « Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIe siècle : nouveaux pouvoirs de l’écriture » initiée et pilotée par l’association Lecture Jeunesse, entend apporter des éléments de réponse à ces questions.

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Fondée sur une définition extensive de l’écriture incluant écriture scolaire, créative mais aussi ordinaire et fonctionnelle, l’enquête donne à voir la diversité et la richesse des écritures adolescentes contemporaines, réfute certaines idées préconçues et invite à réfléchir aux passerelles possibles entre cultures juvéniles de l’écrit et dispositifs d’apprentissage de l’écriture. Cet article présente quelques-uns des grands enseignements de l’enquête, dont l’ensemble des résultats sont à retrouver sur le site de l’INJEP dans le rapport complet corédigé par Christine Mongenot, chargée de mission scientifique auprès de Lecture Jeunesse et Anne Cordier, professeure des universités en Sciences de l’Information et de la Communication.

Approcher les cultures juvéniles de l’écrit

L’écriture sous toutes ses formes est pleinement inscrite dans le quotidien des adolescents : 59% des sondés déclarent écrire tous les jours, et les genres pratiqués sont d’une grande diversité, combinant écritures manuscrites (journaux intimes, cartes, lettres, etc.) et numériques (messages privés sur les réseaux sociaux, notes, brouillons pour des publications sur les réseaux sociaux, etc.).

Des fonctions diversifiées

L’écriture revêt d’abord une fonction utilitaire de planification et d’organisation du quotidien. Cette fonction structurante s’incarne particulièrement dans la liste, format le plus fréquemment pratiqué par les adolescents, ainsi que dans l’utilisation largement répandue de l’application « Notes » du smartphone. Cette application, aux usages très divers, fonctionne comme une « véritable antichambre organisationnelle » qui permet aux adolescents de s’organiser et de « mettre au clair sa vie », comme l’explique l’une d’entre eux.

L’écriture joue par ailleurs un rôle clé dans l’entretien des sociabilités affectives, enjeu central au moment de l’adolescence. L’écriture communicationnelle, aussi bien numérique que manuscrite, se distingue ainsi par son intensité : 74% des adolescents écrivent des messages privés sur les réseaux sociaux et 72% écrivent des mots à la main pour leurs amis. Cet usage social se caractérise en outre par son universalité : filles et garçons, de tous âges et de tous parcours scolaires, se retrouvent dans cette pratique de l’écriture communicationnelle au quotidien.

Enfin, l’écriture de soi est également très présente dans les pratiques des adolescents : environ deux tiers d’entre eux écrivent leurs émotions (62%) et leurs pensées (68%). L’usage intime de l’écriture revêt souvent une fonction cathartique d’expression des émotions, mais peut s’inscrire également dans une démarche introspective de connaissance de soi. Elle sous-tend une attitude réflexive qui permet de prendre la mesure du chemin parcouru et de ses évolutions personnelles. C’est le cas d’une adolescente interrogée dans le cadre du volet qualitatif de l’enquête, qui, à travers la relecture de ses écrits, constate avec plaisir son gain de maturité : « on voit l’évolution de comment j’ai changé, j’ai gagné en maturité certainement. Tu vois tout le travail que tu as accompli sur toi-même[1] » explique-t-elle.

Dans ses usages intimes, l’écriture permet donc au jeune scripteur une inscription de soi dans le temps tout en lui permettant de se constituer comme sujet pensant et ressentant. Enfin, la créativité arrive assez loin derrière les autres fonctions associées à l’écriture par les adolescents puisqu’un tiers d’entre eux ne sont pas d’accord avec le fait qu’« écrire sert à se distraire en inventant des choses ». Cette représentation semble toutefois en décalage avec leurs pratiques déclarées puisque 43% écrivent quotidiennement ou occasionnellement des histoires ou fanfictions, et 39% des paroles de chanson ou de rap.

Une écriture réfléchie et qui s’élabore

Comme le révèle les entretiens conduits avec les adolescents, et leur recours à l’application « Notes » du smartphone, leur écriture s’élabore. L’usage du brouillon occupe une place importante dans les pratiques adolescentes. La pratique du retravail concerne non seulement les écrits créatifs mais également les textes destinés à être publiés sur les réseaux sociaux, comme l’atteste ce témoignage d’une adolescente expliquant son processus de publication : « je vais écrire un long texte pour le mettre dans ma story privée pour raconter ma journée. Je fais un brouillon, ensuite j’enregistre dans brouillon, et ensuite, là, je publie. » Or, comme elle, un adolescent sur deux prépare des brouillons pour ses publications sur les réseaux sociaux. Ce résultat de l’enquête nuance ainsi le stéréotype d’une écriture adolescente impulsive, du premier jet. Les adolescents peuvent au contraire se révéler plus mesurés et réfléchis qu’il n’y paraît, même dans leurs usages des réseaux sociaux.

Se dire scripteur : une affirmation qui ne va pas de soi

Ces premiers éléments de l’enquête dessinent une image différente de la vision stéréotypée d’adolescents passifs sur leurs écrans, soumis au diktat de l’instant et de leurs impulsions. La plupart des enquêtés se révèlent au contraire actifs, pratiquant au quotidien l’écriture sous une grande diversité de formats en lui accordant des fonctions importantes, de l’organisation du quotidien au maintien de l’environnement affectif en passant par la connaissance de soi.

Pourtant, malgré la richesse de leurs pratiques, les adolescents ont du mal à se déclarer scripteurs. Les écrits du quotidien comme la rédaction de messages ou de publications sur les réseaux sociaux ne sont pas considérées à leurs yeux comme relevant du champ de l’écrit, ou le sont mais de façon dévalorisée. C’est ce que résume une adolescente qui, tout en écrivant tous les jours, estime que ce n’est pas de « l’Écriture avec un grand E ».

Cette représentation restrictive de l’écriture, qui occulte tout un pan des pratiques adolescentes, révèle le poids de la norme scolaire qui imprègne l’imaginaire lié à l’écriture des adolescents. Comme l’exprime l’un d’eux, les écrits ne satisfaisant pas les critères scolaires sont automatiquement exclus du champ de l’écriture : « Quand mes profs me parlent d’écriture, c’est vraiment des textes construits qui sont réfléchis, et moi je ne fais pas souvent ça donc je pars du principe que je n’écris pas[2]. »

Des inégalités et des écarts dans les pratiques

L’enquête met enfin en lumière l’influence des facteurs sociodémographiques sur les pratiques scripturales des adolescents. L’environnement socioculturel et familial est déterminant : les enfants de parents diplômés, cadres ou intellectuels ont une pratique nettement supérieure à la moyenne. À l’inverse, les adolescents non-scripteurs, qui représentent 8% de l’ensemble des enquêtés, sont issus de catégories sociales où sont surreprésentés les parents peu diplômés, sans activité professionnelle et que les adolescents ne voient pas écrire. Ces résultats illustrent ainsi le poids des déterminismes cumulatifs qui excluent une partie des adolescents de l’écriture.

Le genre constitue une autre ligne de partage dans les pratiques d’écriture. S’ils écrivent à la même fréquence, garçons et filles ne privilégient pas les mêmes types d’écrits. Les filles investissent davantage l’écriture de l’intime : 70% d’entre elles écrivent leurs émotions, contre 44% des garçons. Ces derniers pratiquent quant à eux une écriture plus technique et fonctionnelle, généralement mise au service d’autres activités. C’est le cas de cet adolescent qui explique produire des écrits dans le cadre de son activité de créateur de contenus sur internet : « j’aime bien écrire pour des gens, comme un community manager. (…) Je fais aussi des petites vidéos sur TikTok pour lesquelles j’écris le scénario avant de faire la vidéo[3]. » Cette distribution genrée des usages de l’écrit, qui révèle des usages privilégiés de l’écriture émotionnelle par les filles et de l’écriture plus « technique » par les garçons, est révélatrice des normes et modèles sociaux inconsciemment intégrés par les adolescents.

Écriture numérique, écriture manuscrite : le faux combat

Avec les nouvelles technologies, l’écriture numérique a fortement progressé en termes de fréquence d’usage. Pour autant, l’heure n’est pas encore au tout numérique et l’écriture manuscrite est toujours bien perçue par les jeunes : 81% considèrent en effet qu’écrire à la main est toujours utile malgré l’ordinateur et 72% que l’écriture manuscrite permet de mieux mémoriser que l’écriture sur ordinateur. L’écriture manuscrite se trouve même fortement valorisée par les jeunes à mesure que ses usages se raréfient. Elle est investie d’une forte valeur d’authenticité et constitue le marqueur d’une attention particulière portée au destinataire, d’où son rôle important dans les rituels amicaux.

L’écriture numérique est quant à elle plébiscitée pour son confort d’usage. Plus rapide, elle offre également des fonctionnalités (correcteur orthographique, commandes vocales, etc.) qui soutiennent les adolescents dans leur activité scripturale. Enfin, l’écriture numérique est vécue comme plus spontanée et familière. Elle mobilise en effet d’autres codes comme les gifs, les émojis ou les abréviations avec lesquels les adolescents se sentent à l’aise et qui leur donnent un sentiment de maîtrise de cette « grammaire numérique ».

Concernant les rapports entre les deux écritures, l’on constate moins une concurrence qu’une distribution des usages. Chacune se trouve investie d’une valeur propre et utilisée dans un contexte et à des fins spécifiques. L’enquête pointe même l’existence d’une corrélation positive entre écriture numérique et manuscrite : les adolescents qui écrivent des messages sur les réseaux sociaux sont en effet ceux qui écrivent le plus sur tous les autres postes d’écriture, quels que soient les formats ou les supports. Loin d’atrophier la pratique de l’écriture manuscrite, l’usage des réseaux sociaux est alors complémentaire d’autres formats d’écriture qu’il peut contribuer à renforcer. Passant constamment d’un support à l’autre, l’écriture adolescente se caractérise donc par une fluidité qui ignore les clivages entre papier et numérique.

L’école dispensatrice de normes et objet d’attentes

Si la pratique de l’écrit à l’école est parfois critiquée pour son caractère formel et normatif, les adolescents, loin de rejeter le regard enseignant, expriment un besoin de soutien et de formation à l’écriture. C’est particulièrement vrai des adolescents issus de milieux sociaux défavorisés pour qui l’école constitue le principal recours pour l’apprentissage de l’écrit. Estimant que sans l’école, elle « n’aurait pas eu de facilité à rédiger comme [elle] sait le faire maintenant[4] », l’une des adolescentes interrogées souligne le rôle fondamental de l’apprentissage scolaire dans sa maîtrise de la langue.

Les attentes à l’égard de l’école sont donc grandes, y compris en matière de formation aux écritures professionnelles (mails, lettres de motivation, etc.), soulevant la question de la place de cet apprentissage dans le cadre scolaire. Enfin, plusieurs adolescents font le récit d’expériences d’écriture positives à l’école grâce à un regard enseignant bienveillant, qui, ne se limitant pas à sanctionner les savoirs non maîtrisés, stimule chez les adolescents l’envie de progresser. Ce plaisir d’écriture à l’école nuance l’idée d’une opposition entre d’un côté, une écriture extrascolaire libre et jouissive, et, de l’autre, une écriture scolaire mécanique et fastidieuse.

L’enquête invite donc à réfléchir à des dispositifs d’apprentissage qui mobilisent les compétences développées par les adolescents dans leurs pratiques « informelles » de l’écriture. La connaissance fine de leurs motivations constitue par ailleurs un levier important pour susciter l’engagement des jeunes dans ces dispositifs.


[1] Christine Mongenot, Anne Cordier, « Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIème siècle : nouveaux pouvoirs de l’écriture ? », coll. rapports de l’INJEP, 2023, p. 51, 52, 59.

[2] Ibid., p. 84, 34, 33.

[3] Ibid., p. 45.

[4] Ibid., p. 77, 90.

Aurore Mantel

Chargée d'études

Rayonnages

SociétéÉducation

Notes

[1] Christine Mongenot, Anne Cordier, « Les adolescents et leurs pratiques de l’écriture au XXIème siècle : nouveaux pouvoirs de l’écriture ? », coll. rapports de l’INJEP, 2023, p. 51, 52, 59.

[2] Ibid., p. 84, 34, 33.

[3] Ibid., p. 45.

[4] Ibid., p. 77, 90.