Union européenne

Le Parlement européen contre la démocratie ?

Politiste

Ce 9 juin auront lieu les élections européennes. Face au désintérêt de l’électorat, au retour du tragique de l’histoire et à l’effondrement des certitudes économiques libérales, comment consolider la construction européenne ? Un véritable budget européen est l’éléphant dans la pièce. Et une réforme du Parlement, pour qu’il fonde la puissance publique européenne sans gommer la dimension nationale des citoyens, s’impose.

On ne peut pas dire que les élections européennes qui vont se dérouler dans quelques jours auront passionné ni les Français, ni les médias en général. 50% du corps électoral français ira tout au plus voter le 6 juin prochain. Un tiers des jeunes seulement.

Ce constat un peu brutal ponctue les cycles électoraux européens depuis le début des années 2000. Mais néanmoins, tous les cinq ans, on se plaît à penser que cette fois-ci il en sera différemment des scrutins précédents. Et tous les cinq ans, on semble feindre la surprise devant la faible participation électorale des citoyens français (et européens).

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Parmi les thuriféraires de l’Union, les jours qui suivent le vote sont en général des jours de déploration et de recherches de responsabilités face à ce qui ressemble à un démobilisation citoyenne massive. Les médias ne sont pas épargnés et font souvent office de bouc émissaire, stigmatisés comme faisant peu de place à l’actualité européenne. Il y a là une sorte de représentation théâtrale dont les principaux acteurs ont tellement rejoué les mêmes scènes qu’ils ne s’en rendent sans doute plus compte alors même que le décor a changé. Le président de la République l’a rappelé : l’Union européenne est mortelle.

Les avancées de l’armée russe en Ukraine, l’arrivée au pouvoir des populistes en Europe occidentale, en Suède, en Italie, aux Pays-Bas…mais aussi peut-être demain son retour fracassant aux États-Unis, le réchauffement climatique, qui sévit particulièrement sur le vieux continent, les craintes de nouvelles pandémies… Ces indices criants du retour du tragique de l’histoire ont balayé en deux ou trois ans toutes les certitudes sur lesquelles reposait l’ensemble des dogmes économiques libéraux de l’Europe post-moderne d’après-guerre : le libre-échange, la libre concurrence et la prohibition quasi absolue des aides d’État, la neutralité de la puissance publique sur le plan économique, l’équilibre budgétaire, qui en découle etc., toutes les lois d’airain sur lesquelles l’Union européenne reposaient sont brutalement rendues obsolètes. Il faut bien avouer tout d’abord le scepticisme que l’on éprouve devant le fait que le même personnel politique et administratif qui faisait communion avec ces anciens dogmes jusqu’à en faire des mantras absolus soient vraiment les mieux placés pour entreprendre le virage à 180° qu’ils reconnaissent eux-mêmes devoir opérer… C’est bien du jour au lendemain aux mannes de la puissance publique qu’on en appelle après s’être efforcé de la faire disparaître systématiquement depuis le traité de Maastricht au moins.

Du reste, comme on pouvait s’y attendre, derrière le substantif « puissance publique », certaines de nos élites politiques ont changé « la substance ». Et par exemple, alors que « puissance publique » allait de pair avec « Trésor public », « argent public » et « fiscalité », nos élites financières ont trouvé un premier expédient pour pallier la faiblesse budgétaire congénitale de l’Union : des emprunts communs négociés au cas par cas entre les 27 chefs d’État et de gouvernements. Mais la crise financière puis la pandémie ont montré que cette modalité de gouvernance n’était pas sérieuse et que cette manière de naviguer à vue avec ces négociations erratiques à la merci du bon vouloir des chefs d’États et de gouvernements, des plus réfractaires illibéraux aux plus frugaux des protestants, doit être réformée au plus vite. Je rappelle ainsi dans mon récent livre les tractations interminables des 27 dirigeants européens à l’occasion des négociations du plan de relance de 2020, qui ont abouti à des coupes considérables et à la transformation de plusieurs dizaines de milliards de subventions en simples prêts (385 milliards in fine sur les 730 milliards de la facilité).

A vrai dire, à l’heure actuelle, on ne sait toujours pas vraiment comment on remboursera ces milliards de subventions. Mais ce n’est pas tout. Les résultats obtenus par cette gouvernance défaillante sont loin d’être à la hauteur. Les 750 milliards d’euros du plan européen de relance (« Next Generation EU ») ne sont pas grand-chose comparés aux 1800 milliards d’euros du plan de relance étasunien (2020), conjugués à l’Inflation Reduction Act of 2022 (IRA) de 800 milliards environ injectés par l’administration Biden dans l’économie américaine. On remarquera au passage que les principaux contributeurs de l’IRA seront les grands laboratoires pharmaceutiques (bornage des coûts des médicaments pour 288 milliards) et les grandes entreprises à hauteur de 300 milliards de dollars par le biais de la fiscalité. Autant d’acteurs, dont il n’est pas question d’augmenter les impôts en Europe.

Plus ou moins conscients du problème, certains de nos dirigeants, agis par un réflexe libéral pavlovien se sont désormais tournés vers la création d’une « union des marchés de capitaux » pour relever les défis de demain. Ils ont trouvé là leur nouvelle martingale. Plutôt que de ponctionner en proportion les milliards inégalement répartis de l’épargne européenne pour abonder un « budget public européen », la solution préconisée est la mise en place de titres financiers européens et d’une finance proprement européenne intégrée. Outre que la tâche semble titanesque sur le plan institutionnel, elle témoigne d’une croyance fondamentale dans l’allocation maximale des investissements financiers vers les moyens de productions. Parmi d’autres, des chercheurs de la banque internationale des règlements (la banque des banques centrales), ont montré au contraire que les projets les plus risqués ne sont pas financés par les marchés de capitaux, entraînant une corrélation négative entre la croissance des marchés financiers et croissance réelle de l’économie

S’il n’y a pas de budget européen, alors il n’y a pas de communauté politique, pas d’ordre politique et donc pas d’Europe.

Ce que je rappelle dans mon livre, c’est qu’en fait, l’éléphant dans la pièce de la construction européenne – un éléphant sculpté en clef de voûte d’un ordre politique européen autonome – c’est un véritable budget européen. Sans budget, pas de communauté politique, pas d’ordre politique. Ici pas d’Europe. Or, non seulement le budget de l’Union est embryonnaire depuis le début de la construction européenne mais encore il est assis presque exclusivement sur des ressources nationales et non pas sur des ressources proprement européennes. Bref, l’Union est dépourvue d’un réel budget. Cette absence était jusque-là compatible avec l’État régulateur libéral des années 2000 et nos leaders nationaux s’étaient contentés de cette situation. Désormais, les exemples probants de la Chine et des États-Unis montrent que ce ne sera pas suffisant. C’est bien à coup de centaines de milliards de dollars publics que l’administration publique états-unienne soutient ses secteurs industriels stratégiques et il demeure difficile de quantifier les centaines de milliards d’aides publiques apportées par le gouvernement chinois à ses entreprises exportatrices.

Pour être à la hauteur de nos concurrents, il faudrait pouvoir lever de l’argent public au niveau européen afin de créer des biens publics européens comme une « défense commune » mais aussi un véritable « plan Marshall européen ». Cependant, pour lever l’impôt dans nos démocraties occidentales, il faut une décision démocratique et collective prise par les représentants légitimes des peuples. Le Parlement européen n’a pas cette capacité sur le plan juridique au sein de l’Union. La fiscalité est un domaine qui nécessite l’unanimité des chefs d’État et de gouvernement et les ratifications des 27 parlements nationaux. Le Parlement européen n’a qu’un pouvoir consultatif sur cette question. Cette règle juridique européenne rend compte du fait que ce Parlement ne possède pas la légitimité politique nécessaire au métabolisme constitutionnel, « cette capacité à mobiliser, d’une manière légitime et obligatoire, des ressources fiscales et humaines au nom du système politique afin de donner l’élément vital à un système de gouvernement »[1]. On peut de ce point de vue affirmer qu’il est la seule assemblée parlementaire occidentale à ne pas avoir in fine le contrôle des recettes fiscales de son ordre politique alors que c’est bien la raison d’être des parlements que de voter l’impôt dans la tradition constitutionnelle depuis la Grande Charte de 1215. Les raisons de cette illégitimité sont nombreuses mais elles sont synthétisées par les faibles taux de participation en absolu et comparés à celles des élections parlementaires nationales.

Face à ce constat, on peut faire deux hypothèses : la première est celle que ceux que l’on nomme les Fédéralistes font depuis les années 50. Le Parlement européen doit être soutenu politiquement coûte que coûte pour que progressivement il arrache toutes les compétences d’un vrai parlement au niveau national de manière à ce qu’il s’impose comme la première source de légitimité d’une Europe fédérale parlementaire à venir en prenant à son compte certaines des fonctions des institutions nationales, à commencer par les fonctions législatives et budgétaires des parlements nationaux. Je critique cette posture traditionnelle en considérant qu’il s’agit d’une fausse route, impraticable.

La seconde hypothèse, que je défends, est habermassienne : si l’on considère à juste titre que le Parlement européen a bien sa raison d’être dans le système institutionnel de l’Union européenne, il est par définition la chambre représentant l’élément européen de la citoyenneté des citoyens européens. Mais à côté de cette chambre, il convient de faire place à une seconde chambre, représentant, elle, la permanence, la persistance et/ou la rémanence (comme l’on veut) des 27 citoyennetés nationales idiosyncratiques par le biais d’une chambre composée des parlements nationaux, qui forment les institutions légitimes pour représenter cette dimension nationale de la citoyenneté.

C’est la création d’une chambre de ce type qu’il faut remettre à l’ordre du jour de l’agenda européen, comme je rappelle qu’elle l’a été maintes fois au cours de l’histoire de l’intégration européenne, pour pouvoir établir une gouvernance européenne capable de mobiliser et de métaboliser les ressources des sociétés européennes. Au moment où plus que jamais des investissements massifs de rattrapage sont nécessaires afin d’établir « une défense commune » ainsi qu’« une révolution » de notre système productif pour faire face au réchauffement climatique, cette solution institutionnelle s’impose de manière à ce qu’une Europe démocratique absorbe ces bouleversements. Sans ce type de réformes visant à démocratiser l’Union, cette dernière a toutes les chances de sombrer dans le décrochage économique et in fine l’autocratie – celle de ses membres et/ou celle de son propre agencement politique.

NDLR : Guillaume Sacriste a récemment publié Le Parlement européen contre la démocratie ? aux Presses de Sciences Po


[1] Peter Linseth, « Epilogue : Executives, Legislatures and the semantics of EU Public Law : a pandemic-inflected perspective » in D. Fromage et Anna Herranz-Suralles, Executive-Legislative (Im)balance in the European Union, Hart, 2020.

Guillaume Sacriste

Politiste, Maître de conférence à l’Université Paris 1-Sorbonne

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Notes

[1] Peter Linseth, « Epilogue : Executives, Legislatures and the semantics of EU Public Law : a pandemic-inflected perspective » in D. Fromage et Anna Herranz-Suralles, Executive-Legislative (Im)balance in the European Union, Hart, 2020.