Partir de soi pour partir de soi – sur Les Possédés d’Illfurth de Lionel Lingelser
On voit parfois des spectacles dont l’idée, sur le papier, semble géniale, mais qui ne supportent pas l’épreuve du plateau. Les Possédés d’Illfurth est un peu à l’inverse : c’est peu de dire que sur le papier, le projet est téméraire ; cependant, le plateau lui donne raison et le sublime. Pas tant pour son pitch, on y reviendra, qui présageait en réalité d’une réussite en bonne et due forme, mais pour la théâtralité tout à fait vétuste qu’il propose de prime abord.
Car Les Possédés s’amuse (avec une intelligence qu’on lui devine en quelques minutes) avec un ensemble de motifs d’arrière-garde du théâtre, quitte à se prendre, dans un mauvais goût qu’il n’atteint heureusement jamais, pour un mauvais solo du Off du festival d’Avignon, ceci afin de tromper son spectateur certes, mais encore plus par simple plaisir personnel.
En effet, Lionel Lingelser, seul au plateau, fait littéralement une myriade de personnages, c’est-à-dire qu’il n’hésite pas à les imiter voire à les caricaturer, avec tout leur attirail cliché : ainsi de la mère, voix et gestuelle doucereuses, énamourée de médecine alternative et lacrymale au possible, ou du metteur en scène, un « sorcier » tellement stéréotypé qu’on se demande s’il en existe encore de ce genre et dont Lingelser s’amuse à reproduire l’accent hispanique ad nauseam. « C’est ringard de faire des accents », glisse-t-il d’ailleurs d’un regard complice au public, alors que le jeune comédien qu’il incarne – lui-même, en fait – aux prises existentielles avec l’interprétation d’un Scapin, se met subitement à parler comme son grand-père alsacien face au maître éberlué et contrit.
Bien d’autres motifs vont dans un sens similaire (le faux trou de texte, la scène du cauchemar) que Lingelser distancie en même temps qu’il les loue en jouant délicatement sur les deux tableaux de l’ironie et du premier degré, surtout dans la première demi-heure du spectacle où il s’agit de donner les codes au spectateur : on voit avant tout un acteur « méta », conscient de ce qu’il produit, moquant presque sa propre autofiction, mais qui ne s’interdit pas pour autant de jubiler de ses effets scéniques virtuoses. D’autant que celle-ci permet à une autre histoire, bien moins ludique, de se dessiner en filigrane : celle d’un Helios (alter ego patronymique de Lionel) enfant, adolescent et jeune adulte, dont le désir de devenir comédien se heurte à un trauma matriciel, se réveillant peu à peu à mesure qu’il performe son introspection.
Si le spectacle frôle alors le premier degré pour de bon – un solo qui prétexte des abords fanfarons pour parler de « vrais sujets » –, c’est sans compter sur son traitement exploratoire, qui apparaît comme le véritable verso fantasmatique de sa vie d’adulte en construction, et qui donne son titre au spectacle, Les Possédés d’Illfurth, le village de naissance de Lingelser. Dans le spectacle, un vieux professeur de catéchisme (à l’accent alsacien à couper au couteau, évidemment) narre en effet un fait divers, lui-même très cliché et du genre inventé pour redorer le blason de l’Église : deux enfants possédés, à la fin du XIXe siècle, sauvés du démon par un curé exorciste. Probablement est-ce parce que ces deux enfants n’ont a priori rien à faire dans ce spectacle qu’ils l’empêchent paradoxalement de sombrer dans un quelconque narcissisme, car c’est à travers eux (c’est-à-dire un élément on ne peut plus étranger au récit, à l’exception d’une origine géographique commune) qu’Helios peut évoquer son traumatisme – des agressions et viols à répétition par l’un de ses anciens camarades de son équipe de basket –, et tenter de le guérir par un biais fantastique et fantasmatique plutôt qu’autocentré.
En effet, alors qu’il confond à dessein son mal-être avec une malédiction démoniaque venue des deux possédés, Joseph et Théobald, Lingelser joue le tout pour le tout en rentrant dans une scène de cauchemar condensant toute la témérité théâtrale du spectacle : le comédien erre à travers une galerie de personnages grotesques qu’il interprète lui-même (on y croise une flanquée de démons, la Vierge Marie et son dragon, le tout dans une ambiance techno queer) et poursuit les deux enfants en enfer qui, la veille de sa première de Scapin à Mulhouse, lui auraient dérobé son texte. En vérité, la manière dont il pénètre ce monde souterrain (qui n’est pas sans rappeler la magnifique caverne de Zypher Z) est elle-même assez enfantine : le plateau passe au noir, une douche l’éclaire subitement, et voilà qu’il tombe dans un trou en moulinant des bras et en hurlant… Idem pour la représentation de cet enfer faussement chrétien, qu’une lumière rouge primaire, elle-même jouant avec les codes clichés du cauchemar, prête au contraire à rire tant il ressemble plus à une backroom.
La distance qu’il entretenait avec sa propre douleur l’empêchait, pas tant de vivre et jouer avec, mais de s’en libérer pour de bon.
C’est pourtant au terme du cauchemar qu’Helios rencontre le Graal, autrement dit le duende, notion assez complexe chez García Lorca et bien-aimée des théâtreux pour qui elle a l’avantage de représenter à peu près ce qu’on voudra de mystique. Dans la parabole fantastique des Possédés, le duende amorce surtout la guérison nécessaire pour l’acteur qui, comme le remarquait à raison le « sorcier » metteur en scène, peinait à « partir de lui pour partir de lui » tant la distance qu’il entretenait avec sa propre douleur l’empêchait, pas tant de vivre et jouer avec – la théâtralité du Munstrum s’opposant depuis longtemps à la psychologisation à outrance –, mais de s’en libérer pour de bon. Une fois extrait du monde des rêves, Helios-Lionel, quelques heures après sa première des Fourberies de Scapin en territoire natal, est donc en mesure de purger sa « malédiction » en retrouvant Bastien après le spectacle, à qui il propose une balade en voiture à Illfurth, c’est-à-dire le lieu (réel, symbolique) de la souffrance : il lui pardonne, il s’en va, il ne le revoit jamais. Une page se tourne.
En fin de compte, en arrimant le régime fantastique à une histoire intime dans laquelle l’exploration du moi se fait pourtant au gré de l’exploration de labyrinthes archétypaux, Les Possédés, mise à part cette théâtralité risque-tout sur le papier, est aussi une évidente success story, qui procède d’un mélange des genres excellemment ciselé. Car si le récit des deux enfants détonne par son extériorité liminaire, on comprend au fur et à mesure que Lingelser exécute ni plus ni moins que son propre exorcisme en vainquant la possession traumatique que son agresseur lui a imposé des années durant : en ce sens, ces Possédés sont un exercice minutieusement thérapeutique de dépossession. Pour les amateurs du Munstrum, celui-ci, écrit avec Yann Verburgh et conçu avec la collaboration artistique de Louis Arene (d’habitude metteur en scène des grands formats à la 40° sous zéro ou Zypher Z) apparaît comme une sorte de spin-off nécessaire de la compagnie : créé en 2021 en pleine Covid-19 et repris en 2022, le spectacle, qui ne précède aucunement leurs autres œuvres (L’Ascension de Jipé remontant à 2014), donne le sentiment d’une grammaire visuelle voire dramaturgique qui, même désargentée, même dépouillée jusqu’au plateau nu, n’en perd pas de sa superbe, preuve s’il en est d’un talent qui s’exprime par-delà les moyens techniques et esthétiques alloués.
On pense évidemment aux figures fantastiques queer du cauchemar, non sans écho avec leur adaptation de Copi, mais aussi, c’est encore plus évident, au masque, central chez le Munstrum et que Lingelser a l’audace de représenter ici avec une jubilation artisanale, ses doigts posés et écartés sur sa tête — comme si ce Scapin était étrangement programmatique, chez le jeune Helios-Lionel, d’une théâtralité en germination. Parce qu’il revient sur la genèse de la moitié d’un duo aujourd’hui plus encore sur le devant de la scène après la consécration des Molières pour 40° sous zéro, il fournit des explications – heureusement partiales et insuffisantes – sur quelques motivations esthétiques et personnelles de leur recherche scénique contemporaine.
Pour tout dire, on regrette tout de même, même s’il s’agit de deux épiphénomènes en miroir, pas tant l’introduction – qui introduit Helios dans une cosmogonie à l’onomastique prétentieuse mais intelligemment désactivée par son costume (une cape et une couronne cheap ainsi qu’un tambour) comme par le régime de jeu ironique de Lingelser –, que la conclusion, dont le romantisme semble cette fois trop premier degré, d’autant que la lumière solaire s’allumant à dessein à la mention, dans le texte, d’un « soleil naissant » participe d’un pathos jusqu’ici soigneusement ménagé par des effets de mise à distance, voire de franche autodérision. C’est évidemment peu à reprocher, car pour le reste du temps, Lingelser, le Munstrum et Verburgh parviennent précisément à éviter avec brio ces embûches omniprésentes de l’autofiction autocentrée.
Les Possédés d’Illfurth, une création originale du Munstrum Théâtre, une pièce mise en scène et interprétée par Lionel Lingelser au Théâtre du Rond-Point à Paris, puis en tournée dans toute la France jusqu’en 2025