Quand le RN dépouille droits et libertés
Les élections législatives anticipées par la décision du président Macron de dissoudre l’Assemblée mettent donc le RN aux portes du pouvoir. Les enjeux de cette situation sont multiples, aux plans diplomatique, politique, économique… mais aussi démocratique.
Si le programme de ce parti demeure assez allusif pour ce qui est de la pratique du pouvoir et des institutions, il n’en va pas de même en matière de droits et libertés fondamentaux, qui jouent en fait un rôle clé dans le programme comme dans la rhétorique du parti d’extrême droite. Car à l’instar des différents mouvements de l’extrême-droite européenne, le RN embrasse aujourd’hui la rhétorique des droits et des libertés.
Mais s’il en reprend les mots, il refuse la chose : dans leur version « RN », les droits et libertés sont à la fois dépouillés de toute portée émancipatrice et utilisés à des fins principales d’exclusion ou de minoration de certains groupes sociaux. La chose est d’autant plus inquiétante que la perspective d’une telle politique illibérale nous trouve mal préparés, au terme d’une décennie où la balance de l’ordre public et des libertés s’est trouvée déstabilisée et les contre-pouvoirs affaiblis.
Les droits et libertés en mode RN
Le RN se serait-il converti aux droits et libertés ? Il n’en rejette plus la rhétorique. La candidate Le Pen se parait même, lors de sa campagne présidentielle de 2022, du slogan « Libertés, libertés chéries », s’appropriant ainsi le slogan des révolutionnaires de 1789.
La députée Le Pen a voté « pour » l’inscription de l’IVG dans la Constitution ; et son groupe se mobilise régulièrement sur le droit à la sécurité ou la liberté d’expression. Le programme du Rassemblement national s’attache, notamment, aux droits des personnes âgées, des jeunes, des personnes en situation de handicap… La rhétorique des droits et libertés n’est donc plus absente du discours du RN ; mais il faut s’y pencher de plus près pour comprendre ce ralliement, car si le RN accepte le mot, il continue bien de rejeter la chose.
La dédiabolisation du RN se loge là aussi : tout comme le parti ne revendique plus la sortie de l’Union européenne, il ne s’oppose plus, voire fait mine d’embrasser, les droits et libertés en tant que grammaire fondamentale des démocraties contemporaines. Mais il le fait à la manière du mouvement idéologique transnational bien plus large qui s’est structuré en Europe depuis deux décennies autour des nébuleuses politiques hyper conservatrices des groupes parlementaires « European Conservatives and Reformists » et « Identité et Démocratie » au Parlement européen : en dépouillant ces droits et libertés de leur portée émancipatrice et, surtout, en les utilisant à des fins principales d’exclusion et de minoration de certains groupes sociaux.
Cela passe, d’abord, par une approche catégorielle et conditionnelle des droits. Notamment, la nationalité joue un rôle central, et sert à redéfinir les droits humains en droits des seuls nationaux – de l’abandon du droit du sol à l’introduction d’une préférence nationale dans l’attribution des aides sociales en passant par l’affirmation de droits « des compatriotes en situation de handicap ».
Les droits et libertés version RN, ce ne sont plus les droits de l’Homme – mais les droits du national. À vrai dire, ce sont même les droits de la Nation. À preuve, la Déclaration des droits des peuples et des Nations présentée en 2023 – geste par lequel le RN entend simultanément donner l’apparence d’un ralliement à la forme « déclaration de droits » et en subvertir le sens, en proposant une alternative sinon un texte concurrentiel à la Déclaration de 1789 puisque les droits du collectif national doivent primer sur les droits individuels.
Les normes de genre servent, elles aussi, à produire et justifier de l’exclusion : si la candidate Le Pen avait dit, en 2022, qu’elle ne reviendrait pas sur la loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe, on se souvient de sa dénonciation du « lobby gay », et l’on sait que son groupe, comme ses nombreux homologues, dénonce les droits des personnes LGBT comme portés par une prétendue « idéologie du genre », source de corruption. Les votes, sont là ; par exemple, la plupart des députés RN se sont opposés à la PMA (procréation médicalement assistée) pour toutes.
Cela passe, ensuite, par l’indexation de l’ensemble des droits et libertés aux considérations prévalentes de sécurité et d’ordre public – en écho au lointain slogan choisi par Jean-Marie Le Pen pour sa candidature aux régionales de 1992 : « La sécurité, première des libertés ».
D’où le programme du RN en matière de politique pénale qui, passant par le rétablissement des peines plancher ou l’institution d’une présomption de légitime défense pour les forces de l’ordre[1], rompt avec les principes du droit pénal moderne codifiés aux articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. D’où, aussi, le durcissement du traitement pénal des mineurs – via la remise en cause de l’excuse de minorité ou l’hypothèse de « comparutions immédiates » des délinquants dès l’âge de 16 ans – qui rompt, quant à lui, avec la logique de l’ordonnance de 1945 élaborée par le Conseil national de la résistance.
Cela passe, enfin, ultime renversement, par une instrumentalisation des droits et libertés dressés les uns contre les autres pour justifier des formes nouvelles de contrôle et d’interférence de l’État. Ainsi, alors même que le RN est favorable à ce que « aucune entité publique ou privée [ne soit] fondée à empêcher ou interdire la libre circulation des idées et le débat pluraliste, ni à vouloir y imposer ses choix par des restrictions à la liberté d’expression, d’information et de communication » (art. 11 de la Déclaration des droits des peuples et des nations), il n’a eu de cesse d’appeler à combattre le « wokisme » et la menace qu’il ferait peser sur la liberté académique, et il a proposé de légiférer pour interdire l’écriture inclusive dans l’ensemble des éditions et des productions scolaires et universitaires[2]… La liberté d’expression a plusieurs vitesses, donc.
Ce détournement des « droits et libertés » est d’autant plus fort qu’il s’accompagne de la remise en cause de ceux qui, depuis plus d’un demi-siècle dans les démocraties libérales, se sont vu assigner le rôle de gardiens des libertés et de contre-pouvoirs, à commencer par les juges, qui sont une des cibles prioritaires des discours d’extrême-droite. En écho à un scenario déjà bien balisé par l’expérience d’autres pays (en Europe centrale et orientale, mais pas seulement), son discours fait des juges d’utiles bouc-émissaires.
La stratégie est connue : édiction de mesures liberticides et gravement illégales ou inconstitutionnelles, censure juridictionnelle, dénonciation du « gouvernement des juges » par un pouvoir qui, à force de les délégitimer, fait exister le chemin politique qui permet d’agir sans tenir compte de leur intervention – voire, ensuite, de les affaiblir au moyen d’une réforme institutionnelle. Il n’est qu’à se rappeler des cris d’orfraie (« gouvernement des juges ! ») au lendemain, par exemple, de la censure – technique – par le Conseil constitutionnel de certaines dispositions de la loi Asile et immigration.
Appliquée aux juges européens (que l’extrême-droite se plait à qualifier de juges « étrangers » alors même que la France y joue historiquement un rôle essentiel), cette critique du « gouvernement des juges » se redouble de relents souverainistes. Face aux « dérives » de la jurisprudence de la Cour Européenne des droits de l’Homme de Strasbourg, il faudrait lui rappeler « quel est son périmètre » ; mais, sous couvert de la défense de la « souveraineté nationale », c’est en fait d’abord la protection des libertés (ici d’échelle européenne) qui est visée.
Face à ces attaques, et sans naïveté au sujet du rôle de leur rôle dans la démocratie, il importe de rappeler que l’indépendance et l’impartialité des juges ne sont pas que des principes abstraits. Il en va, bien au contraire, de la garantie de l’égalité de toutes et tous devant la loi, notamment contre les pressions politiques.
Un état d’impréparation collectif
Cette menace trouve nos libertés et nos contre-pouvoirs dans un état critique d’affaiblissement. Non pas que la société civile ne continue pas de porter de nouvelles revendications et de nouvelles attentes : libertés numériques, droit de disposer de son corps et de sa vie, indexation de la redistribution des richesses à la crise environnementale… les propositions sont nombreuses. Mais elles ne trouvent que rarement un écho ou un relais véritable au cœur de l’État, dont nombre des composantes et incarnations se sont détournées d’un « programme fort » des droits et des libertés – et, ce faisant, les ont laissées être fragilisées, détricotées, affaiblies.
Ce n’est pas seulement que les pouvoirs publics n’en font pas une des boussoles de l’action publique ; cela tient surtout au fait qu’ils y voient souvent désormais une contrainte à minimiser, voire une variable d’ajustement – au point de stigmatiser des défenseurs des droits et libertés moins vus en alliés dans la garantie de l’effectivité de ces droits et libertés qu’en fauteurs de troubles… De la mise à l’index des « écoterroristes » à la mise en cause, au plus haut niveau de l’État, de la Ligue des droits de l’Homme ou de l’Université comme autant de lieux tendanciellement transformés en « terreau du terrorisme », les exemples abondent. Dans ce cadre, c’est la capacité même de tous ceux qui sont censés exercer le rôle de garde-fous et de contre-pouvoirs (associations, fonctionnaires, juges) apparaît affaiblie – sauf sursaut collectif.
Il est vrai que l’expérience de la violence terroriste de masse des années 2012-2015 n’est pas pour rien dans l’histoire de cette lente et désormais longue dégradation du statut des libertés. Mais l’inflexion sécuritaire à laquelle elle a donné lieu, ici comme ailleurs, a été aggravée par l’usage répété, durable et intense des états d’urgence – ces régimes d’exception sous l’empire desquels le pays a été gouverné pendant près de deux ans entre 2015 et 2017, et pendant plus de deux ans à partir de mars 2020. Dans ce cadre, la promesse de « révolution démocratique » portée par l’Emmanuel Macron de la campagne de 2017[3], centrée sur un gouvernement « libéral » qui devait redonner son autonomie à la société civile, a fait long feu.
Au fil du temps, le paradigme sécuritaire s’est diffusé bien au-delà des domaines ou enjeux qui l’ont fait naître. Les états d’urgence sont normalisés : une large part des dispositifs exceptionnels dont ils rendent possible et légitime l’utilisation leur survivent – que l’on songe à la loi SILT de 2017 qui a rendus permanent quatre des mesures-phare de l’état d’urgence anti-terroriste, ou aux outils développés pendant l’état d’urgence sanitaire qui connaissent aujourd’hui une deuxième vie – depuis la réglementation de l’accès à l’espace public expérimentée sous forme de pass sanitaire aujourd’hui « rebrandée » en « pass Jeux » nécessaire (après enquête administrative) pour circuler en « zone rouge », à l’usage des drones pour la surveillance de l’espace public.
Plus généralement, c’est tout l’équilibre de l’ordre public et des libertés qui s’est trouvé déséquilibré. Qu’on en juge : loi « anti-casseurs » de 2019 ; loi « Sécurité globale » de 2021 ; nouveau schéma du maintien de l’ordre ; transformation des pratiques policières (des soi-disant gardes à vue préventives aux nasses policières) ; défiance vis-à-vis de la société civile via la loi séparatismes de 2021, son contrat d’engagement républicain, son extension sans précédent des possibilités juridiques comme de la pratique des dissolutions administratives d’associations. Qui n’a pas eu le sentiment, au fil des années récentes, que s’il arrivait un jour au pouvoir, le RN se trouverait ainsi à la tête d’un arsenal juridique et administratif sans précédent pour mener à bien ses politiques ?
Vers des États généraux des libertés publiques ?
Ainsi donc nos libertés publiques, ces vieilles libertés qui protègent notamment la « contre-démocratie » des voix discordantes, du dissensus et de la contestation (liberté d’association, liberté de réunion, liberté de manifestation, liberté d’expression, liberté de la presse), et qu’on avait longtemps tenues pour acquises, sont aujourd’hui dans un état de fragilité avancée. Et cette fragilisation n’a rien d’abstrait car elle se paie de nouvelles inégalités puisqu’elle pèse plus spécifiquement sur certains groupes sociaux, précaires, militants, immigrés, musulmans, etc.
Dans ce contexte, la proposition de tenir des États généraux des libertés publiques inscrite dans le programme du Nouveau Front Populaire pourra paraître vague mais elle a l’avantage de remettre les libertés publiques au cœur du débat public.
De ce point de vue, l’usage du vieux terme de « libertés publiques » n’est pas anodin car il marque le fait que les droits et libertés ne sont pas des libertés de l’État (liberté de réguler, restreindre, sanctionner, prévenir, punir…) mais des libertés du public, c’est-à-dire de toutes et tous sans discriminations, et qu’elles ne sont pas un « irritant » mais le socle de tout programme de revitalisation de notre démocratie.
De tels États généraux pourraient ainsi être l’occasion de construire un diagnostic partagé sur l’état de nos droits et libertés. Si l’alerte a été maintes fois donnée à chaque loi, décision de justice ou annonce politique problématique, par les organisations de défense des droits de l’Homme, les institutions internationales, les chercheurs spécialistes du droit et de l’action publique, on n’a pas pris la mesure des effets politiques et juridiques cumulés de l’ensemble des durcissements et reculs qui ont eu lieu au cours de la dernière décennie, à peine dissimulés par le progressisme de quelques réformes isolées (que l’on songe à la constitutionnalisation récente de l’avortement, qui aura notamment permis à l’exécutif de prétendre renouer avec la tradition d’une France qui, en matière de droits humains, guide le monde – à rebours de ce qui est son bilan sur ce terrain).
Ce diagnostic partagé devra être construit par toutes les composantes de la société civile, et tous les échelons de la puissance publique – des commissariats aux ministères, des préfectures aux commissions parlementaires, des juges aux fonctionnaires, pour jeter les bases d’une culture commune des libertés publiques qui, loin de n’être que l’affaire des « droits-de-l’hommistes » volontiers caricaturés pour leur rôle de vigie, est l’affaire de tous et toutes.