Emmanuel Macron a affaibli les défenses immunitaires de la démocratie
Dimanche 7 juillet au soir, l’extrême droite n’est donc pas parvenue à accéder au pouvoir par les urnes. Alors que se dessinait, dès l’annonce de la dissolution par Emmanuel Macron le 9 juin, le spectre d’une victoire du Rassemblement national aux élections législatives, les résultats définitifs du second tour ont anéanti les espoirs que caressaient ses militants de voir Jordan Bardella accéder à Matignon.
Les consignes de désistement qui ont été érigées au rang de règle d’or par les états-majors de la plupart des partis politiques afin de faire barrage au Rassemblement national ont été la clé de ce dénouement heureux et ont prouvé, en dernière analyse, que la démocratie française bénéficie encore d’un bon système immunitaire susceptible de la préserver du danger de l’illibéralisme. De cette séquence anxiogène, ce système de défense en sort néanmoins affaibli dès lors que le nouveau rapport des forces parlementaires issu du scrutin provoqué par Emmanuel Macron, constitué de trois blocs d’égale ampleur, n’est pas de nature à lui permettre d’apaiser les tensions puisqu’aucune formation politique n’est en mesure de proposer un projet de réformes législatives sans encourir le risque d’une censure de la part des deux autres.
Certains leaders aiguisent déjà leurs armes en agitant la menace de la défiance si d’aventure le prochain gouvernement devait comporter des ministres de gauche (G. Larcher), des ministres écologistes et de la France insoumise (M. Le Pen). Ce blocage institutionnel est le fruit naturel de la reconfiguration du clivage politique, initié par le chef de l’État dans sa conquête de l’Élysée en 2017, dont nous voudrions rappeler dans quelle mesure il portait en germes l’affaiblissement de la démocratie.
Qualifiée par de nombreux observateurs de « coup de poker », la dissolution prononcée par le chef de l’État détient pourtant une rationalité politique et institutionnelle qu’il n’est pas inutile de rappeler. Depuis juin 2022, privée de majorité absolue, l’Assemblée sortante était instable et l’exécutif constamment sous la menace d’une censure dont la probabilité grandissait à l’approche du prochain débat budgétaire. Tous les ingrédients d’une crise politique imminente rendaient dès lors incontournable le recours à la dissolution qui consiste, dans un régime parlementaire, à demander au peuple d’arbitrer un conflit entre le gouvernement et les représentants de la nation.
Sauf que le choix du moment, pour dissoudre l’Assemblée nationale, a brouillé la cohérence du geste dès lors que la décision du chef de l’État ne faisait qu’anticiper une censure gouvernementale qui était certes prévisible mais, au soir du 9 juin, toujours hypothétique. Ce choix était d’autant plus inopportun que la dissolution intervenait dans l’élan d’une victoire du Rassemblement national aux élections européennes susceptible de se reproduire le 7 juillet. C’est alors sur le terrain psychologique qu’il convient de se placer pour bien saisir la logique qui anime le risque que prenait Emmanuel Macron. Un sentiment mêlé de fascination et de répulsion vis-à-vis de l’extrême droite guide en effet le chef de l’État depuis les débuts de son aventure politique.
Après avoir privilégié l’affrontement avec le Rassemblement national, sur les décombres du vieux clivage gauche-droite, pour servir son propre intérêt électoral au moyen de la rhétorique napoléonienne du « moi ou le chaos », le voilà qu’il se rendit compte au fur et à mesure que l’extrême droite gagnait du terrain, scrutin après scrutin, qu’une initiative de sa part pouvait être de nature à crever l’abcès et enrayer soudainement un processus aux potentialités dangereuses.
L’option ultime qu’il choisissait consistait alors à surfer sur le sentiment de la peur et à compter, par un geste inattendu, sur le sursaut républicain d’un corps électoral sidéré devant l’hypothèse de l’accession du RN à Matignon. C’est ce qu’a récemment analysé Raphaël Llorca en qualifiant la dissolution du 9 juin de « coup d’État psychique ». Mais si le sursaut républicain a bel et bien eu lieu, les élections législatives ont conforté la dynamique du Rassemblement national. Il suffit de constater la progression de sa représentation dans l’hémicycle : 8 députés en 2017, 89 en 2022 et 143 (en incluant ses alliés emmenés par Éric Ciotti) en 2024.
S’il est difficile de déterminer la part de rationalité objective qui se cache derrière cette initiative présidentielle, un constat s’impose avec la force de l’évidence. En procédant de manière impromptue à cette tentative de clarification consistant à demander au peuple, dans un délai très court, s’il préfère réellement le chaos au « cercle de la raison » pour reprendre la formule d’Alain Minc, Emmanuel Macron a pris, de manière confuse, une décision qui traduit l’échec de sa stratégie initiale, caractéristique de ce que l’historien Pierre Serna appelle « l’extrême-centre »[1] et consistant à instrumentaliser l’affrontement avec le populisme. Gagnante en 2017 et contrariée en 2022 par l’élection sans élan d’une majorité relative à l’Assemblée nationale[2], cette stratégie de « brouillage idéologique » s’est retournée contre elle-même en 2024 comme en atteste l’échec cuisant du parti d’Emmanuel Macron aux élections européennes.
La consécration de la tripartition que traduit le scrutin législatif anticipé donne à penser que ce jeu avec l’extrême droite a fini par contrarier le bloc central dont il était initialement censé servir les intérêts. Certes, ce jeu n’est pas nouveau et d’illustres aînés l’avaient déjà pratiqué comme le montre l’exemple de François Mitterrand qui, en instaurant en 1986 la représentation proportionnelle aux élections législatives, permit à 35 députés du Front national d’entrer à l’Assemblée pour limiter l’ampleur de la victoire du RPR. Mais la manœuvre prit alors des proportions et eut des conséquences qui sont sans commune mesure avec la situation politique actuelle, autrement plus préoccupante.
C’est que la tripartition de la représentation nationale revêt aujourd’hui des aspects délétères qui traduisent, là encore, la nuisance démocratique de la « révolution » de 2017. Les deux blocs qui s’affrontent désormais de part et d’autre du bloc central n’ont plus les caractéristiques des anciennes formations traditionnelles qui ont rythmé, avant l’expérience du macronisme, la vie politique durant toute l’histoire de la Ve République. Ils ont dû se radicaliser au terme d’une évolution au cours de laquelle la formation d’Emmanuel Macron avait puisé dans chacun d’eux tout ce qui garantissait, dans leurs programmes et leurs idées, leur crédibilité au regard des valeurs démocratiques et libérales.
En d’autres termes, le chef de l’État les a vidés de leur substance républicaine au point d’avoir, en dernière analyse, affaibli les défenses immunitaires de la démocratie que seule peut garantir l’existence d’une confrontation agonistique entre des partis modérés qui se considèrent mutuellement comme des adversaires. Au lieu de quoi, en créant les conditions d’un antagonisme entre le Centre et les franges radicales de l’échiquier politique respectivement incarnées par le Rassemblement national et la France insoumise, Emmanuel Macron a favorisé l’émergence de deux blocs qui se regardent comme des ennemis et dont il espère qu’ils ne feront jamais cause commune à l’inverse de l’alliance contre nature entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles en Italie en 2018.
Emmanuel Macron a dévitalisé la démocratie.
Tel est l’héritage qu’il nous lègue, maintenant que le conflit installé depuis la précédente législature et amplifié par les dernières élections législatives, exhale un parfum qui n’est pas sans rappeler, toutes choses égales par ailleurs, celui des années trente lorsque, sous la République de Weimar en Allemagne, le parti catholique du Centre (Zentrum), ancêtre de la CDU, se trouvait pris en étau entre les communistes du KPD à gauche et le parti national-socialiste à l’extrême droite et n’avait d’autre choix, dès lors, que de gouverner en usant de moyens constitutionnels autoritaires[3].
Le sort tragique de cette République – bien décrit par Johann Chapoutot dans son essai Le meurtre de Weimar[4] – suscitera la naissance au lendemain de la Seconde guerre mondiale d’une doctrine constitutionnelle forgée par le juriste bavarois Karl Loewenstein : la doctrine de la « démocratie militante » (Streitbare Demokratie). Cette doctrine eut pour mot d’ordre de protéger la démocratie contre les dérives potentielles du pluralisme et du libéralisme en conférant aux pouvoirs publics des armes juridiques coercitives parmi lesquelles figurait, prioritairement, le droit d’interdire les partis politiques extrémistes. Elle sera érigée au rang jurisprudentiel et reprise par la Cour européenne des droits de l’homme qui utilisera l’expression de « démocratie apte à se défendre »[5].
L’idée qui l’anime est qu’en accordant la liberté d’expression à tous, au nom du relativisme éthique qui la caractérise depuis l’avènement de la modernité, la démocratie prend le risque de laisser s’épanouir en son sein ses plus funestes ennemis. Le fascisme est alors considéré comme le sort fatal auquel s’exposent les démocraties libérales qui cultivent à l’excès le relativisme weimarien et la neutralité constitutionnelle qui lui était consubstantiel.
En effet, pour Karl Loewenstein qui a émigré aux États-Unis après la chute de Weimar, la démocratie militante « doit fournir tous les efforts possibles afin de se secourir, au risque même de violer certains de ses principes fondamentaux »[6], ce qui impliquait des législations attentatoires au pluralisme. Telles furent les mesures d’interdiction de certains partis qui avaient été notamment prises en Autriche, en Allemagne ainsi qu’en Italie dans les années cinquante pour protéger les valeurs démocratiques[7]. Où l’on voit que cette doctrine, née du traumatisme de l’échec de Weimar, renfermait une dimension curative pouvant conduire la démocratie, comme l’écrit Augustin Berthout, à « s’aventurer vers une logique proche de celle des régimes autoritaires »[8].
Cette logique répressive est celle dont toute démocratie devrait être en mesure de se passer s’il régnait en son sein un clivage agonistique entre formations républicaines. Tout le contraire de ce qu’a engendré la stratégie électorale d’Emmanuel Macron. En brisant les formations politiques modérées, de droite comme de gauche, pour installer l’antagonisme entre le Centre et les extrêmes, Emmanuel Macron a manifestement ignoré la dimension préventive de la doctrine de Loewenstein et a dévitalisé la démocratie : sans la fragilisation de ces formations – social-démocrate à gauche et libérale-conservatrice à droite – à laquelle il a largement contribué, la démocratie aurait conservé ses défenses immunitaires et fonctionnerait sereinement sans avoir à déplorer l’existence et la montée en puissance de partis qui la menacent.
Sa lettre « adressée aux Français » le 10 juillet 2024 est à cet égard révélatrice : « Je demande à l’ensemble des forces politiques, écrit-il, se reconnaissant dans les institutions républicaines, l’État de droit, le parlementarisme, une orientation européenne et la défense de l’indépendance française, d’engager un dialogue sincère et loyal pour bâtir une majorité solide, nécessairement plurielle, pour le pays. » Nouvelle missive qui traduit le rétrécissement thématique de ses interventions dont la seule fonction est de mobiliser les partis qu’il tient pour modérés en vue de contourner le danger de la radicalité, au risque de donner le sentiment d’ignorer le verdict des urnes.
Reste que le mal est fait : son libéralisme autoritaire, qui a fragilisé sur son passage les digues de l’État de droit comme on a pu l’observer pendant la crise des « gilets jaunes », a conduit la démocratie française sur un chemin faiblement balisé, autour duquel réside encore la menace d’une victoire de l’extrême droite aux prochaines élections nationales. Au soir de sa réélection de 2022, le président de la République annonçait vouloir contribuer au « fondement de la renaissance démocratique dont notre pays a besoin (sur le plan) institutionnel et politique ». Aujourd’hui, le paysage politique qu’a légué la séquence finissante du macronisme issue de la « révolution » de 2017 est loin d’honorer ce vœu.
Les deux blocs qui se disputent aujourd’hui la légitimité pour exercer les responsabilités gouvernementales, à savoir le bloc de gauche et le bloc central, ne doivent nullement cette prétention à un quelconque élan positif des électeurs mais au seul rejet du Rassemblement national. Aucun des deux ne résulte d’un vote massif d’adhésion lui permettant de revendiquer naturellement la victoire. La Ve République est désormais le régime d’une démocratie qui est condamnée à ne consacrer son énergie qu’à sa seule défense immunitaire. Lourde charge qui la prive d’imagination créatrice et dont se trouvent toujours lestées les démocraties lorsque leurs dirigeants succombent à la tentation du centrisme.